27/08/2014

Comment le spot alternatif est devenu l'atout com' d'un promoteur immobilier

Au 6B, la gentrification heureuse

Par Robin D'Angelo

Soirées électro, graffeurs et assos : à Saint-Denis, le 6B est un hot spot de la vie culturelle alternative. En 2012, le proprio des lieux lance un grand projet immobilier. Surprise : entre le promoteur et le collectif, c'est le coup de foudre.

6 quai de la Seine – Saint-Denis (93) C’est un bâtiment qui a des faux-airs de squat. Coincé entre la Seine et le canal Saint-Denis, le 6B accueille depuis plus de 4 ans quelques-unes des meilleures teufs parisiennes.

Pour accéder au 6B, sortez de la station de RER D Saint-Denis, traversez le tunnel de la rue du Port, puis longez la N14 côté Seine. De nuit, le décor a des allures de ville fantôme où l’on pourrait croiser quelques zombies. Mais de jour, les Caterpillar s’affairent et les maçons polonais ont remplacé les fêtards.

MAP Le 6B, c'est où ?

C’est que le 6B est au cœur d’un immense chantier qui doit remodeler le visage de Saint-Denis. Autour de la gigantesque parcelle en travaux, des panneaux publicitaires promettent à d’hypothétiques propriétaires « un nouvel art de vivre » dans le département du rappeur Mac Tyer. La zone doit accueillir une gare dernier cri, des espaces verts et des résidences flambant neuves. Le 6B et ses activités culturelles y joueront un rôle central.

Pour changer l’image de la Seine-Saint-Denis et attirer de nouveaux habitants, le gouvernement mise sur les métiers de la culture et de la création. Julien Beller, le papa du 6B, est tout heureux quand il montre au premier étage du bâtiment, la salle où les barons locaux ont décidé de s’installer pour présenter leurs projets d’aménagement pour Saint-Denis :

« On était en discussion avec le président de la communauté d’agglomération Patrick Braouezec (PCF) et on lui a fait cette proposition. Il a dit “banco”. »

Hot spot

«Oui, on participe à la gentrification, à faire augmenter les loyers, à déplacer la misère. Et ça me fait chier» Yoann Till

Le 6B, c’est l’un des hot spots de la vie culturelle en Île-de-France. Dans le bâtiment de 7.000 m2, plus de 150 occupants, dont une majorité d’artistes. Parmi eux, quelques célébrités comme la chanteuse Camille, qui y a enregistré son dernier album « Ilo Veyou ». Ou les street artistes Da Cruz et Marko 93, dont StreetPress vous a déjà parlé ici et ici.

Mais surtout, des gros événements ont fait la renommée du 6B. Pendant les étés 2011 et 2012, l’association qui occupe le bâtiment organise « La fabrique à rêves ». Un festival de plusieurs semaines où le public peut manger des brochettes africaines, assister à des concerts, faire la fête et même … jouer au beach-volley. Un joli succès : plus de 20.000 visiteurs découvrent le bâtiment.

Aujourd’hui, c’est le tout Paris electro qui se presse au 6B pour les afters du collectif 75021. Samedi 5 avril, ils encore étaient plus de 1.000 à se trémousser au premier étage du bâtiment pour la soirée Soukmachines.

Joint par StreetPress, Yoann Till, organisateur des deux événements et membre du 6B, ne sait plus où donner de la tête :

« On entend plus parler du 6B que du 104 ! »

Julien Beller devant l’entrée du 6B / Crédits : Robin d'Angelo

World Company

De l’extérieur, la façade très années 1970 du 6B a tous les attributs d’un squat : un peu décrépie et endormie avec ses rideaux de fers baissés. A l’intérieur, des rouleaux de moquettes et des meubles de récup’ gisent dans des couloirs mal éclairés. Le décor un peu sinistre rappelle le Bloc, un immense squat du 19e à Paris aux airs de château hanté.

«L’underground ne va pas rester ici. Il va bouger» Julien Beller

Sauf que l’histoire du 6B n’a pas grand chose à voir avec celle d’un squat. Ici, personne n’a dû forcer les serrures du bâtiment. Et aucun « ouvreur » n’a vécu en « sous-marin » – cette période pendant laquelle une poignée de squatteurs vivent reclus en attendant d’obtenir un bout de papier qui prouve leur occupation.

Les clefs du bâtiment ont été remises par son propriétaire Alstom, la world company de l’énergie, à Julien Beller, 35 ans. Regard franc, cheveux en bataille, verbe chaleureux, ce jeune architecte charismatique s’est fait connaître pour ses aménagements dans des camps roms ou ses projets au Cameroun. C’est à lui que l’École du renouvellement urbain donne « une carte blanche » quand il s’agit de présenter une masterclass sur « l’architecture engagée ».

Ze story

Un géant du CAC 40 qui bosse avec un collectif alternatif ? C’est en 2008 que les premiers contacts sont pris : à l’époque le festival Futur-en-Seine commande une installation éphémère à Julien Beller et son collectif « Exyzt ». Le jeune architecte, en quête d’un lieu, tombe sur le 6B, un bâtiment abandonné depuis 2 ans par Alstom. La multinationale, toujours propriétaire de l’édifice, est intéressée par un partenariat. Mais patatras : le projet tombe à l’eau, faute de financements.

Julien Beller garde le projet dans un coin de sa tête. En 2009, le promoteur immobilier Brémond, chez qui il a de bons contacts, est en train de racheter la friche industrielle. Bingo ! Beller va toquer à leur porte et un accord est trouvé : le temps que la vente se fasse, Alstom et Brémond laissent le collectif s’installer. En contrepartie, ils s’acquittent d’un loyer de 10 euros par mois et mètre carré pour une surface de 2.000 mètres carrés. Le bail est précaire : le 6B doit s’installer pour 23 mois à partir de septembre 2010.

Dans son petit bureau, qu’il partage avec deux stagiaires au dernier étage du bâtiment, Julien Beller raconte :

« L’idée c’était d’ouvrir ce vide à des gens de Saint-Denis qui en avaient besoin. Des artistes, des associations mais aussi des entreprises dans l’économie sociale et solidaire. »

Opération séduction

4 ans plus tard, le 6B est toujours là… alors qu’il aurait dû partir il y a presque 2 ans. Désormais, le collectif occupe 7.000 mètres carrés dans la résidence. Joint par StreetPress, Rabia Enckell, qui assure l’interface entre le groupe Brémond et l’association :

« Jusqu’en 2011, on ne pensait pas garder le 6B. Puis petit à petit, on a commencé à se dire : “mince, il y a toute cette réussite et le 6B prend de plus en plus de puissance médiatique”. »

Fin 2012, le promoteur propose un nouveau contrat à l’association : un prêt à usage pour une durée indéterminée. Brémond modifie même ses plans pour intégrer le 6B à Néaucité, son futur projet de résidence. Julien Beller savoure le coup de force :

« Ils ont pris une claque pendant la première Fabrique à rêves à l’été 2011. C’est là que tout s’est joué. »

Aujourd’hui, plus de 150 structures ont leur QG au 6B. Mais la parcelle est en chantier. Quand on passe par les escaliers extérieurs du bâtiment, le bruit des grues et des marteaux-piqueurs est assourdissant. Depuis fin 2012, le promoteur Brémond y construit « un éco-quartier » de plus de 700 logements.

La vue depuis l’escalier extérieur du 6B / Crédits : Robin d'Angelo

VRP

Autour du chantier de la résidence Neaucité, une immense palissade montée par les artistes du 6B. Parmi les dessins multicolores, des panneaux publicitaires vantent les futurs appartements aux acquéreurs. L’un d’entre promet « un nouvel art de vivre » dans « un patrimoine valorisé par la présence d’artistes ».

Le 6B constitue un bel argument commercial pour le groupe Brémond dans un 9-3 pas toujours vendeur. C’est aussi pour ça qu’il s’est intégré au projet. Joint par StreetPress, un communiquant du promoteur immobilier explique cibler des « professions artistiques comme des designers » qui veulent « acheter un premier appartement ». Rabia Enckell, la consultante au service de Brémond, s’enthousiasme, elle, pour « cette classe créative qui veut avoir ses enfants éveillés par des expos ou des ateliers » :

« Avant, le modèle de réussite pour les classes moyenne c’était de posséder ses 4 murs et sa place de parking. Aujourd’hui l’important, c’est l’environnement dans lequel on vit. »

Dans la future résidence Neaucité, les rez-de-chaussée extérieurs devraient être vendus ou loués en priorité à des « industries créatives ». Avec le 6B en tête de gondole. Julien Beller assume que son projet serve au promoteur immobilier pour vendre des appartements :

« Un argument commercial, ça veut dire donner envie aux gens d’être là. Moi je suis fier de notre territoire, j’ai envie qu’on se sente bien ici. Qu’il y ait une autre image de Saint-Denis, tant mieux ! Venez vivre avec nous ! »

L’architecte utopiste s’emballe aussi pour le groupe Brémond, « un visionnaire qui veut questionner les limites des bâtiments tertiaires [de bureaux, ndlr] qui se font aujourd’hui ». Avec le 6B, qu’il pense comme une pépinière, Julien Beller ambitionne « de répondre aux transformations du monde du travail ».

Beaux-arts

Dans les couloirs du 6B, on croise Ségolène, 25 ans et artiste peintre. Dans son atelier qu’elle partage avec 4 autres artistes, la jolie brune – qui vit à Paris – raconte avoir obtenu une place au 6B grâce à son réseau des Beaux-Arts, dont elle vient d’être diplômée. La jeune artiste espère se servir de la réputation de la résidence comme d’un « tremplin » :

« Ça change de Saint-Germain-des-Prés où on peint avec vue sur la tour Eiffel ! On m’avait dit que c’était hyper craignos, avec un tunnel à traverser. Je flippais mais franchement c’est n’importe quoi.»

Le 6B donne des ailes à Ségolène / Crédits : Robin d'Angelo

Pieter, artiste néerlandais, fait lui le trajet à vélo depuis le 19e à Paris. Il regrette que « dans les squats, les gens transforment les lieux en poubelle ». Il a du faire le forcing en appelant « presque tous les jours pendant plusieurs mois » pour obtenir une place, par l’intermédiaire de sa copine. Aujourd’hui, il paie autour de 100 euros par mois pour son atelier :

« Ici, il y a même un camion à notre disposition si on doit transporter des trucs. »

Joint par StreetPress, la consultante du groupe Brémond, Rabia Enckell est enchantée par le profil des occupants :

« Ça permet de pas laisser l’immeuble se faire squatter, de ne pas laisser un immeuble fantôme. Avant, il y avait des dealers. »

Gentrification

A la fin de l’année 2014, les artistes et les entrepreneurs du 6B seront rejoints par les premiers habitants de la résidence Neaucité. Les appartements se vendent autour 4.000 euros le m2, dans la fourchette des prix du neuf à Saint-Denis. Joint par StreetPress, l’équipe de Patrick Braouzec, président de la communauté de communes, n’a pas donné suite à nos demandes d’interviews. Pas plus que le maire de Saint-Denis Didier Paillard. Le service presse de la ville insiste lui sur les 30% de logements en PLAI – la tranche la plus basse des allocataires HLM – parmi les 30% de logements sociaux annoncés dans la résidence.

(img) Pieter, artiste-cycliste

Pourtant le chiffre est à nuancer : il est en réalité de 24% et représente 62 appartements sur 775. La majorité de logements sociaux seront en fait occupés par les tranches les plus hautes des bénéficiaires HLM : les catégories PLS et ceux qui ont droit aux programmes d’accession à la propriété. Sans compter les 10% de PLI – soit 77 appartements : des HLM pour riches pour lesquels le plafond de ressources atteint 3.500 euros de revenu mensuel pour une personne.

Julien Beller croit, lui, qu’une gentrification vertueuse est possible autour du 6B :

« Oui, il y a des Africains qui font des barbecues au bord du canal. Mais il faudrait aussi qu’il y ait des troquets. Il n’y a pas beaucoup de bars ouverts le soir, ni de resto. Il faut faire un travail avec le politique et les aménageurs pour que le foncier ne soit pas multiplié par deux. Pour que les gens qui habitent ici puissent y rester. »

Les alentours du 6B sont à la pointe de ce que doit être le nouveau visage de Saint-Denis. Le quartier Confluence doit y voir le jour, avec notamment la rénovation de la gare. Début 2014, la ville de Saint-Denis et Plaine Commune ont signé avec l’État un Contrat de développement territorial dans le cadre du Grand Paris. Il doit faciliter la « mutation du territoire » avec comme fil conducteur le développement des industries culturelles et créatives. Du sur mesure pour le 6B. Tout comme pour Luc Besson, qui a installé sa Cité du Cinéma à quelques mètres du projet de Julien Beller. L’architecte de profession s’apprête aussi à signer un contrat avec Brémond pour aménager un quartier dans la commune voisine de l’Île-Saint-Denis.

Business model

Le 6B s’est professionnalisé : l’association emploie 8 salariés à temps plein et quelques stagiaires. Devant un chocolat chaud dans un troquet de Belleville, Yoann Till, organisateur de soirées et membre du Conseil d’Administration de l’association, pointe les limites des squats d’artistes et vante le modèle du 6B :

« Dans les squats, dès que tu veux faire une soirée, ils veulent que ce soit gratuit. Dans certains, ça peut être payant, mais derrière l’organisation est parfois bancale. Ici, on tend vers un fonctionnement presque “club” mais c’est indispensable pour faire quelque chose de qualité. »

En plus des frais dont s’acquittent les résidents, les recettes du 6B viennent principalement de la location d’espaces pour des teufs. Joint par StreetPress, l’association étudiante de Science-Po « Noise, le Bruit de la ville » a déboursé 4.000 euros – ingés sons et agents de sécu compris – pour sa fête du 14 mars. Yoann Till, qui vit des soirées qu’il organise, estime à 30.000 euros les recettes pour l’année 2013, seulement avec l’after 75021.

Le 6B vit aussi de subventions. Pour les frais de fonctionnement, la région Île-de-France donne 80.000 euros par an et la ville de Saint-Denis 10.000 euros. Mais il faut ajouter à ces sommes les subventions obtenues dans le cadre d’événements. La Fabrique à Rêves, a reçu par exemple plus de 70.000 euros par édition.

Co-working

Plutôt acheteur ou visiteur ? / Crédits : Robin d'Angelo

Le groupe Brémond s’immisce parfois dans la programmation du 6B. Comme en décembre 2012, quand les Cannabis Social Club ont tenu leur AG dans le bâtiment, à grand renfort de pétards. « Brémond a appelé le 6B pour leur demander de ne plus refaire ce genre d’événement. Gagner 500 euros en louant la salle mais perdre en image, ça ne vaut pas le coup », juge Rabia Enckell.

Julien Beller, lui, est lucide quant à l’avenir du 6B

« Les grosses soirées électro ne vont plus pouvoir avoir lieu quand des familles vivront autour. L’underground ne va pas rester ici. Il va bouger. Mais l’alternative au développement capitaliste elle peut rester là. »

Le bâtiment est en train d’amorcer sa mue. Si l’association 6B peut rester dans l’édifice de Brémond, c’est au prix d’un réaménagement total. Le prix de réhabilitation de l’immeuble est estimé à 5 millions d’euros. Le 6B bénéficie d’une subvention de 240.000 euros pour des travaux de mise aux normes. C’est beaucoup trop peu. Le collectif doit repenser sa fonction et son modèle économique. Julien Beller envisage d’augmenter le prix de la location et pourquoi pas, à terme, cibler des start-ups. Un revirement stratégique qui laisse présager de futurs drames au sein du collectif :

« Là, on vient d’augmenter le loyer de 10 à 11 euros en AG. Et c’est passé tout juste… Moi, je pense que le loyer correct devrait être à 15 euros. Si on a de nouveaux ascenseurs, un fablab avec une fraiseuse numérique, des services au taquet, bien sûr qu’il faudra payer plus. Mais si c’est trop cher, on s’en ira. On a toujours dit qu’on ne voulait pas s’accrocher aux radiateurs. »

RIP

Yoann Till parle, lui, déjà du 6B avec nostalgie :

« Pendant 5 ans, il s’est quand même passé des trucs de folie ! »

L’organisateur de soirée, qui a un temps géré la com’ du collectif, ne voit que du positif dans l’expérience 6B :

« Oui, on participe à la gentrification, à faire augmenter les loyers, à déplacer la misère. Et ça me fait chier. Mais qu’est-ce que je peux faire ? Si on avait ouvert un squat, on se serait fait dégager au bout de deux ans, sans rien avoir pu conserver de notre travail. »

Surtout, il espère que le 6B puisse servir de « jurisprudence ». Yoann veut croire que grâce à leur exemple, les propriétaires de friches auront moins de mal « lâcher des lieux » :

« Il faut que le 6B fasse des bébés. Que les propriétaires sachent que nous sommes capables de gérer des espaces comme ça. »

Les voisins les plus pauvres du 6B ont, eux, déjà fait leurs valises. Depuis 2011, un campement rom d’une vingtaine de cabanes s’était établi à quelques mètres du bâtiment, de l’autre côté du canal Saint-Denis. Les gamins roms fréquentaient assidûment le 6B qui leur proposait des activités. Mais au mois d’août, ils ont été vidés par les CRS. La parcelle qu’ils occupaient doit accueillir un jardin pour les futurs habitants de Neaucité.