En ce moment

    13/12/2012

    « Rendez-vous au crématorium »

    La Chapelle, ses Tamouls et... ses avis de décès

    Par Robin D'Angelo

    Impossible de les rater dans la rue Louis Blanc (Paris 10e) : des avis de décès placardés sur les façades des commerces tamouls. Mais raillée par les enfants d'immigrés, cette pratique pourrait bien disparaître plus tôt que prévu.

    Rue Louis Blanc – Paris 10e. C’est une des traditions de « Little Jaffna », le quartier tamoul de Paris qui s’étend au sud du métro La Chapelle. Sur les façades des supermarchés exotiques, des taxiphones, des pâtissiers et même parfois sur les portes d’entrée des immeubles : des feuillets, pas plus grand qu’un format A4, avec des visages en photo. Quelques lignes en caractères tamouls complètent ces affichettes, souvent décorées par des symboles religieux ou des dessins de fleurs. Ce sont des avis de décès.

    Vasudevan, 50 ans, qui tient le petit bureau de traduction « Global Center » dans la rue Cail et qui déchiffre pour nous les affiches, n’en revient toujours pas :

    « C’est incroyable ! Ce monsieur-là, je le connais ! C’était un ami de l’homme à qui j’ai racheté mon magasin il y a 5 ans. J’ai dû le croiser deux fois dans ma vie. C’est bien la première fois que j’apprends un décès par une affiche ! »

    L’affiche rose qu’on lui montre donne rendez-vous au crématorium de Villetaneuse, le 3 décembre, à 8h30, pour rendre un dernier hommage à Nandajmar. Dans une très courte biographie, on apprend que ce monsieur aux cheveux gris est né le 9 juin 1929, à Jaffna, au Sri-Lanka, et qu’il s’est éteint le 22 novembre à Sarcelles, dans le Val-d’Oise. Ses proches invitent tous ceux qui l’ont connu à les contacter pour exprimer leurs condoléances. 06 et email à l’appui.

    MAP Little Jaffna

    Copytop

    A deux pas du restaurant Ganesha Plaza et d’un « jewellery center », l’imprimerie tamoule de la rue Philippe de Girard voit chaque semaine « au moins une personne » y venir faire des photocopies d’avis de décès. « Ça peut être 10 comme 200 impressions », s’amuse le jeune propriétaire, qui se partage le business des affichettes avec les 3 autres imprimeries du quartier. Des proches qui veulent annoncer les funérailles, mais aussi des amis qui « passent par-là et mettent entre 10 et 20 euros pour un dernier hommage. »

    Dans la rue Louis Blanc en ce dimanche ensoleillé, on ne dénombre pas moins d’une vingtaine d’avis de décès placardés sur à peine 200 mètres. « Si on les laissait tous, les clients ne verraient pas à travers les vitres ! » raille Ravi, restaurateur sri-lankais de 32 ans, dont la famille a « collé » pour le décès de sa tante, il y a à peine deux mois :

    « Le matin même de sa mort, l’affiche était partout dans les rues. Et il y a eu 500 personnes à l’enterrement ! »

    Village

    Avis de décès

    tamouls2.jpg

    Au Sri-Lanka, annoncer les décès sur les murs est une coutume tamoule assez répandue. Mais la tradition a pris tout son sens avec l’exil, comme l’explique Ravi, le jeune restaurateur arrivé en France à 20 ans :

    « À cause de la guerre, les gens ont immigré partout dans le monde, mais parfois ils ne sont même pas au courant que deux familles qui étaient voisines au Sri-Lanka le sont aussi en France. »

    Vasudevan, le traducteur qui a quitté le Sri-Lanka il y a plus de 30 ans, s’improvise sociologue :

    « C’est le complexe de l’exilé. Pour ne pas se sentir isolé. Si je meurs, je veux que tous les gens de mon village qui sont à Paris, en Allemagne ou en Angleterre soient au courant ! »

    Un site web propose même aux Tamouls de la diaspora d’annoncer leurs morts contre la modique somme de 65 £ (des livres sterling, ndlr) pour être en ligne une journée. Sur les murs de la rue Louis Blanc, il n’est pas rare de voir des affiches annonçant des décès à Tours, ou Nantes… mais aussi à Toronto ou Düsseldorf.

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/tamouls1.jpg

    « Si je meurs, je veux que tous les gens de mon village qui sont à Paris, en Allemagne ou en Angleterre soient au courant ! » / Crédits : Robin D'Angelo

    Little Jaffna

    La diaspora tamoule est évaluée à plus de 800.000 personnes, rien qu’en Europe et en Amérique du Nord. En France, ils seraient 100.000. Jointe par StreetPress, la sociologue Gaëlle Dequirez, qui a consacré sa thèse au quartier La Chapelle, insiste sur « la solidarité » de cette communauté « au réseau associatif très dense » :

    « En 15 ans, une centaine d’associations sri-lankaises ont été créées en France. Dont 70 actives, c’est énorme. Tous les week-end, il y a des évènements. »

    Une communauté qui s’est aussi soudée dans l’adversité de la guerre. Comme lorsqu’elle se réunit pour pleurer ses leaders. Ici, l’enterrement d’un chef des Tigres Tamouls – le 26 novembre à Saint-Denis – qui a rassemblé… 10.000 personnes !

    Quand Vasudevan, 50 ans, est arrivé en France en 1984 pour travailler comme maçon, il n’y avait pas de commerces tamouls dans le quartier. Seulement quelques Indiens du nord de l’Inde. Mais l’intensification de la guerre civile au Sri-Lanka, au début des années 1990, avec son flot de réfugiés tamouls a transformé le quartier en « Little Jaffna ». Du nom de la capitale culturelle des Tamouls du Sri-Lanka. Une concentration sur 4 rues, enclavées entre le dos de la Gare de l’Est et le métro aérien. Un quartier « unique au monde » d’après Vassudevan, qui rappelle qu’à Londres et Toronto, les quartiers ne sont pas aussi homogènes. Aujourd’hui à « Little Jaffna », il n’y a plus qu’un commerce tenu par un Bangladais et un autre par un Pakistanais. Tous les autres sont Tamouls, même si les commerçants n’habitent pas le quartier.

    « Tous les Tamouls sont obligés de passer par là, ce sont des endroits stratégiques ! Si vous voulez un vêtement traditionnel, préparer un mariage, trouver certains légumes, il n’y a qu’ici », s’enflamme Ravi quand on lui demande pourquoi on ne trouve ces avis de décès que dans la rue Louis Blanc. Vasudevan, qui fréquente le quartier depuis près de 30 ans, se veut plus mesuré :

    « Les Tamouls viennent de moins en moins faire leurs courses ici. C’est plus un quartier symbolique et de diffusion de l’information. »

    C’est par exemple ici que les immigrés les plus récemment arrivés se retrouvent le soir pour chercher du travail.

    « Les Anciens »

    Devant un Chaï qu’il sirote dans un de ses 2 restaurants, Ravi, petites lunettes à la Lilian Thuram, est embêté :

    « Le problème c’est que si on ne colle pas les avis de décès, on se fait taxer de radin. Les gens viennent nous voir en disant : “vous abusez, on n’était même pas au courant qu’il était mort, vous auriez du mettre des affiches.” »

    Lui est contre cette tradition qu’il juge « anachronique », mais n’a pas osé contredire « les anciens » au moment du décès de sa tante. « On ne peut pas leur dire non, ils le prendraient mal, genre “Comment ça, vous n’affichez pas ?!” » Pour le décès de sa tante, les jeunes de sa famille – « pas encore mariés » – se sont donc chargés de coller les affiches, suivant les ordres des fils de la défunte.

    Mais dans la famille de Rushi, beau gosse de 23 ans qui tient le magasin de téléphonie de son père, rue Cail, cela s’est passé autrement :

    « Quand mon oncle est décédé l’année dernière, on a fait une réunion. Les anciens nous ont demandé de coller les notices, et nous les jeunes, on a clairement dit non. »

    Le natif de Viry-Châtillon, qui a passé toute sa vie en France, est très remonté contre cette tradition qu’il juge « hypocrite » :

    « C’est bête de pleurer sur quelqu’un que tu n’as pas vu depuis 15 ans ! Pourquoi tu ne lui as même pas demandé des nouvelles tant qu’il était vivant, hein ? Moi à un enterrement, je suis trop triste pour accepter ça. Et puis à nos enterrements, quand il y en a un qui arrive pour porter ses condoléances, tu peux être sûr qu’il y en a 15 qui arrivent derrière. Pour mon oncle, ils sont tous venus pleurer dans l’appartement de ma mère. Et quand je dis pleurer, ce n’est pas pleurer mais crier ! lls en rajoutaient alors qu’ils n’avaient pas vu mon oncle depuis 15 ans ! Moi ça m’a énervé. Je leur ai dit de partir ! “Pourquoi vous venez pleurer à la maison ? Vous ne voyez pas que vous ajoutez du chagrin ? Que c’est encore plus dur pour ma mère ?” »

    Intégration

    Sivaguru Balachandran, 60 ans, fait partie des historiques du quartier. Ancien imprimeur du premier journal tamoul d’Europe, ex-boss de l’Association des commerçants tamouls, en France depuis 30 ans. Ce grand-père à la voix timide ne pense pas que la tradition des avis de décès lui survivra :

    « C’est très compliqué de demander aux jeunes de coller. Sauf pour ceux qui viennent d’arriver car ils comprennent mieux. Ils ne parlent pas la langue, alors ils savent les difficultés et l’importance de la communauté. Ça va continuer encore quelque temps. Puis ça s’arrêtera quand la première génération d’immigrants qui parlent mal le français disparaîtra. »

    Ni Ravi, 32 ans, ni Rushi, 23 ans, n’ont jamais passé de coup de fil à la suite d’une affiche pour exprimer leurs condoléances. À l’inverse de Sivaguru, 60 ans, qui « connaît très bien le crématorium Père-Lachaise » et qui a encore dû appeler la famille d’un défunt cette semaine.

    « Les anciens, ils se connaissent tous depuis le Sri-Lanka. C’est la génération qui a immigré au même moment et qui commence à disparaître. Et puis ils sont super déconnectés avec ce qu’il se passe en France. C’est à peine s’ils savent qui est le président ! » regrette Ravi qui met en avant la façon dont lui a réussi à s’intégrer. Quant à Rushi, il a abandonné devant le gouffre qui le sépare des « anciens », « très communautaires » :

    « De toute façon, il y a des choses que je ne comprendrai jamais chez eux. D’ailleurs, quand je vais au pays, je ne comprends pas comment ils pensent. »

    Business

    Mais les avis de décès pourraient bien disparaître de la rue Louis Blanc encore plus vite que ne le croit Sivaguru. D’abord parce que « Little Jaffna » est un centre de moins en moins attractif pour une communauté tamoule installée en majorité en Seine-Saint-Denis et dans le Val-d’Oise, et qui bénéficie sur place de tous les commerces nécessaires. « Il n’y a qu’à voir qui fréquente les restaurants. Ce ne sont plus que des blancs ! » s’amuse Vasudevan, qui dispose d’un petit pied-à-terre dans le quartier. Pour le mariage de la fille d’un de ses amis, il se souvient que les parents ont « tout commandé en Inde via Internet », sans se rendre dans les boutiques du quartier. Dans 10 ans, il prédit que « Little Jaffna » ne sera plus qu’un quartier folklorique.

    Aussi parce que les affichettes ne sont pas forcément du goût du voisinage. Peu de Tamouls habitent le quartier, où un 3 pièces se loue en moyenne 1.200 euros. Sous la pression du « conseil de quartier », la mairie du 10e a saisi la direction de l’urbanisme de la ville de Paris pour constater « toute une série d’infractions », comme l’explique, joint par StreetPress, le directeur de cabinet du maire Remy Feraud. « On a fait une campagne sur la radio des Tamouls à Paris pour expliquer qu’il fallait arrêter les avis de décès sur les façades », se félicite Vasudevan, à l’époque interlocuteur entre la communauté et la mairie. « Et on avait collé des affiches pour dire qu’il ne fallait pas coller des affiches ! »

    Sivaguru : « C’est très compliqué de demander aux jeunes de coller. »

    tamouls3.jpg

    Aujourd’hui, il vante la « diminution drastique » des avis décès, qui selon lui « démoralisent » les habitants. Un avis que partagent les propriétaires des restaurants indiens de la rue Cail où les affichettes ont complètement disparu. L’un d’entre eux, qui préfère rester anonyme, explique que « ce n’est pas bon pour les clients et que ça ne les incite pas à rentrer ». Il déchire les avis de décès dès qu’il y en a un de collé sur sa façade.

    Pour préserver la tradition, Sivaguru, le président historique de l’Association des commerçants tamouls, s’apprête, lui, à faire une demande originale à la mairie du 10e : l’installation d’un panneau dans le quartier pour regrouper tous les avis de décès. Il y a 3 ans, ils avaient déjà tenté d’obtenir ce panneau mais la municipalité n’avait pas donné suite.

    Cet article est en accès libre, pour toutes et tous.

    Mais sans les dons de ses lecteurs, StreetPress devra s’arrêter.

    Je fais un don à partir de 1€ 💪
    Sans vos dons, nous mourrons.

    Si vous voulez que StreetPress soit encore là l’an prochain, nous avons besoin de votre soutien.

    Nous avons, en presque 15 ans, démontré notre utilité. StreetPress se bat pour construire un monde un peu plus juste. Nos articles ont de l’impact. Vous êtes des centaines de milliers à suivre chaque mois notre travail et à partager nos valeurs.

    Aujourd’hui nous avons vraiment besoin de vous. Si vous n’êtes pas 6.000 à nous faire un don mensuel ou annuel, nous ne pourrons pas continuer.

    Chaque don à partir de 1€ donne droit à une réduction fiscale de 66%. Vous pouvez stopper votre don à tout moment.

    Je donne

    NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
    ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER