Dans ton livre, tu commences par dénoncer cette idée commune qui dit que « plus rien ne se passe ». Why ?
Oui. Plus rien ne se passe… au centre. « Plus rien ne se passe », c’est ce qu’on répète du côté des intellectuels. C’est l’idée qu’il y a eu plein de trucs avant et qu’aujourd’hui il n’y a plus d’énergie.
C’est un refrain qui m’a ventriloqué pendant longtemps. Mon parcours m’a amené à aller aux marges de la société et je me suis rendu compte qu’à partir du moment où l’on tournait le dos à ce que j’appelle la médiasphère (ce qui occupe le centre de la société, la télévision, l’internet, les journaux, la pub), on se rend compte qu’il y a une intensité et une richesse incroyable. Dire « rien ne se passe », c’est une illusion, parce que tu regardes trop la télévision !
Et « faire pop » au centre, comme brûler un billet de banque pendant une émission de télévision, tu dis que ça ne marche plus non plus…
C’est un truc qui est tout à fait possible, mais ça ne sert à rien. On est tous des enfants de la pop culture, cette idée qui a été très forte dans les années 1970 qui était qu’on allait arriver à dire des choses intelligentes, puissantes et belles au centre ; qu’on avait à l’époque des grands artistes qui étaient capables de faire passer des attitudes et des messages pour tout le monde, en trouvant le bon twist.
Il se trouve qu’à un moment donné, la médiasphère s’est dit qu’elle n’avait pas besoin de gérer ces artistes débiles et qu’elle pouvait fabriquer ses propres Boys Bands. Elle a fabriqué BHL, elle a fabriqué les 2be3, elle a fabriqué Lady Gaga. Et c’est beaucoup plus simple pour elle. D’une certaine façon, les artistes, les penseurs se sont fait jeter du centre. Et aujourd’hui, on n’a plus droit qu’à des ersatz.
Les seuls artistes qui continuent, malgré tout, à aller au centre ne parlent plus que d’une seule chose, c’est de leur rapport douloureux à la médiasphère. Que ce soit Doc Gynéco il y a quelques années, Michel Houellebecq, Eminem ou Diam’s, il n’ont plus qu’un seul sujet, c’est comment la médiasphère les détruit.
Donc aujourd’hui, il n’est plus possible de dire quelque chose de censé au centre.
Qui es-tu Philippe Nassif ?
Journaliste dans les pages Idées de Technikart , conseiller de la rédaction à Philosophie Magazine Philippe Nassif, 39 piges, signe La Lutte initiale : Quitter l’empire du nihilisme , sans doute le livre philo le plus puissant de ces dernières années.
On s’était bien marré en lisant Bienvenue dans un monde inutile (2002) et on avait bien trippé en avalant Pop philosophie : Entretiens avec Medhi Belhadj Kacem (2005).
La médiasphère a fabriqué ses propres boys bands : BHL, les 2be3, Lady Gaga…
Ce vide au centre, qui fait que quand on allume la télévision il ne s’y passe rien, génère une posture de « désatittude », dis-tu. Et tu es impitoyable avec les « nihilistes branchés »
Le nihilisme branché, c’est l’horreur intégrale… C’est cette incapacité de participer au monde et de croire au monde. Tout ce qui arrive, on va l’accueillir d’un clin d’œil ironique. Tout ne mérite qu’une blague et rien ne vaut. Et là, c’est vraiment un défaut de participation. Les gens n’ont plus les moyens de jouer avec le monde. Ils sont dans une attitude en retrait. Et effectivement, la vérité de leur posture, c’est la dépression.
En ligne de mire, voilà donc « le wannabe intello qui passe son temps dans les soirées mondaines à parler du livre qu’il projette d’écrire » …
Ce que dit Lacan, c’est que l’objet de notre désir est insaisissable. L’objet de notre désir n’appartient pas à ce monde-là. C’est pour ça qu’on court tout le temps. C’est qu’on cherche quelque chose et que notre désir, notre être, vit quelque chose au-delà des phénomènes. Lacan a appelé ça le « plus de jouir » : La perversion commence quand on pense qu’on peut mettre la main sur l’objet de notre désir. Par exemple, quand on pense que l’objet de notre désir, c’est une collection de DVD ou tous ces objets brillants qu’on manipule.
Ce côté brillant, « glitter », des objets qu’on manipule leur donne un halo magique. Et on croit y voir quelque chose de l’objet de notre désir ; on croit qu’on va pouvoir les manipuler et mettre la main dessus. Et c’est ça la perversion.
10.000 signes, c’est trop long ? Vos yeux fatiguent sur votre iPad 2 et vous préférez écouter ou télécharger l’entretien, en allant faire vos courses, c’est ici :
La perversion commence quand on pense qu’on peut mettre la main sur l’objet de notre désir
C’est-à-dire que quand on tient dans la main un iPhone bien brillant, on est dans la jouissance, et pas dans le désir ?
On m’a beaucoup reproché de dire du mal de la jouissance… Je ne dis pas du mal de la jouissance : Je dis du mal des petites jouissances rapides.
Il y a une dialectique entre le désir et la jouissance. C’est-à-dire que je vais désirer quelque chose et au moment où je vais le toucher, je vais jouir. Mais je vais jouir d’autant plus fort que je l’aurai désiré longtemps.
Aujourd’hui on n’a plus le temps de cultiver notre désir. Dès qu’on veut quelque chose, on l’obtient. Dès qu’on voit quelque chose, on l’écrit tout de suite sur Facebook, on ne prend même pas le temps de l’élaborer dans sa tête. Et donc on va de petites jouissances en petites jouissances. Et le désir ne prend plus consistance. Pourtant, le désir c’est notre être. C’est dans ces attitudes-là où il n’y a plus que de la dépression, c’est-à-dire du non-être.
Donc « la lutte initiale » commence par soi. Tu écris « la sortie est à l’intérieur »
Ca veut dire que la pointe de la pointe de l’aventure moderne qui a commencé avec les romantiques allemands et la révolution française à la fin du 18e siècle, c’est justement le souci de soi et le retournement de soi. On est en train de comprendre que les espaces infinis dont Pascal parlait et qui l’effrayaient tant ne sont pas dans le cosmos mais ils sont en nous. Donc on a aujourd’hui accès à des techniques de soi fantastiques et qui nous permettent d’explorer les mille et un mondes qui sont en nous. Et c’est sans doute là que la clé est.
Si l’on veut ré-enchanter le monde, c’est d’abord une question de retournement de notre être. C’est nous qui donnons chair au monde. C’est nous qui projetons notre corps d’affects sur le monde. Donc c’est d’abord de notre corps d’affects dont il faut s’occuper.
La Lutte Initiale, aux éditions Denoël, 25€ (Clique sur la photo pour l’acheter)
Parce que l’être moderne iphonisé, connecté ne prend pas le temps de penser à lui, il se projette sur d’autres choses et finalement il s’oublie ?
Il se dénie plutôt qu’il s’oublie, parce que s’oublier, c’est bien ! Il faut bien voir qu’on vit dans un temps inédit. Depuis que l’homme est homme, depuis des centaines de milliers d’années, on a toujours prévu et ritualisé des moments où il ne fallait rien faire, rien vouloir : le dimanche des chrétiens, le shabbat des juifs. Il y a toujours eu partout, dans toutes les sociétés de tous les temps, des moments où il fallait tout débrancher. Et c’était des moments importants, parce que c’est justement à ces moments-là qu’on pouvait penser aux jours qui sont passés et aux jours qui vont venir, et qu’on pouvait donner du sens aux travaux et aux jours.
Aujourd’hui, c’est cette possibilité-là qui est niée par la médiasphère, par l’idéologie, par le système, cette possibilité de juste ne rien faire. On n’a plus le temps de faire remonter du fond de notre être les choses qui vraiment importent et qui en général sont recouverts par tout ce qui est superficiel et anecdotique.
Se déconnecter de la médiasphère, mais se connecter à des « communautés offshore »…
Dès qu’on décolle du spectacle de la médiasphère, on voit très bien qu’il y a des rassemblements, des groupes, des organisations, de toutes sortes. Que ce soient des groupes d’arts martiaux ou des gens qui vont s’organiser dans une ferme bio ou des danseurs. Ces communautés offshore sont connectées au centre par intermittence mais pas radicalement coupées. On peut très bien aller dans une entreprise et participer à une communauté. Il n’y a pas à appeler à une radicale scission, au contraire.
Ce que je vois apparaître, ce sont des gens qui ont compris que le mal était du côté du centre et qu’avoir une vie plus juste commandait, à l’image des stations de forage installées offshore, de tourner le dos au centre et de s’installer sur des zones extra-territoriales.
Ce sont des gens qui ne vont pas se mettre en opposition au centre, ils ne vont pas se définir par rapport au centre
C’est ça qui est très important. L’offshore prend la suite de l’underground. L’underground, c’était 2 siècles de transgression, à partir des romantiques allemands jusqu’à la fin de l’Internationale Situationniste en 1972. Donc il y a eu 2 siècles underground où les rebelles étaient sous les fondations des sociétés. Et ils étaient là pour les subvertir, pour les effondrer.
On arrive à un moment où tout a été effondré. Il n’y a plus rien à effondrer. C’est pour ça que la transgression ne mène à rien. On appartient à une génération qui comprend qu’il n’y a plus rien à détruire et que tout au contraire est à reconstruire.
La possibilité de ne rien faire est niée par la médiasphère
L’offshore prend la suite de l’underground
Il n’y a plus rien à effondrer. C’est pour ça que la transgression ne mène à rien
Pour toi, le modèle à suivre, c’est celui du « grand joueur »
Le grand joueur commence avec les romantiques allemands, qui comprennent que dieu est mort et qu’il va falloir trouver un autre moyen de se raccorder au monde et de se raccorder à soi. Le grand joueur, c’est la seule posture où ma part rationnelle et ma part émotionnelle se rassemblent. Donc Schiller dit : L’homme n’est vraiment homme que là où il joue. Et il ne joue que là où il est vraiment homme. Et finalement, le motif du jeu n’a fait que monter depuis 2 siècles.
Ce qui m’intéresse dans le jeu, c’est plusieurs choses. Il y a un discours très fort qui consiste à dire que tout n’est que simulacre, qu’il n’y a plus de réel. « Tout n’est que du simulacre », ça c’est vraiment du bullshit, parce que ce n’est pas depuis Baudrillard que tout n’est que simulacre. Tout n’est que simulacre depuis que l’homme a commencé à peindre sur la paroi de sa grotte…
Et donc, le joueur…
Ce qui dit la vérité du monde et ce qui dit la vérité de notre être et ce qui est réel, c’est notre émotion et c’est notre affect. Et le joueur c’est celui qui va arriver à trouver des simulacres fastes et non des simulacres néfastes, des simulacres qui se raccordent très finement à son affect. Il va d’abord se mettre à l’écoute de son affect, lui donner, forme, élan et fermeté ; il va trouver sa juste attitude, sa juste posture.
Le joueur est très intéressant pour foutre en l’air ce discours débile de « tout n’est plus que simulacre » et « tout s’est évadé dans une représentation » comme disait Debord. Ensuite, le joueur m’intéresse énormément, parce que le joueur apprend toutes les règles. Le joueur n’est pas un punk tout court, c’est un punk par le haut. Il a très bien compris aujourd’hui qu’il devait apprendre toutes les règles, et que c’est au-delà des règles qu’il allait trouver une sauvagerie, une spontanéïté. Ici les jazzmen font vraiment modèle. Les jazzmen apprennent tout, ils oublient et ils accèdent à la grâce.
Dans ton livre, tu dresses le portrait de 3 grands joueurs, parmi lesquels Philippe Petit
Philippe Petit a dansé à 400 mètres du sol entre les Twin Towers, un matin d’août 1974. Il a tout appris et il a tout oublié. Et il nous a montré qu’après la mort de dieu, on pouvait avoir un corps de gloire profane et que tout ce que les traditions religieuses et métaphysiques ont brassé étaient encore accessibles aujourd’hui sans pour autant avoir recours à des illusions et à des mythes selon lesquels il y aurait un dieu qui nous inspirerait.
Tiens prends ça, cher nihiliste branché !
Le joueur n’est pas un punk tout court, c’est un punk par le haut
Philippe Petit a dansé à 400 mètres du sol, entre les Twin Towers un matin d’août 1974.
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