Gare de Lyon – Paris. Dans le balai quotidien des métros, il y a des choses qui font partie du paysage. Les immenses publicités, les tags, le carrelage blanc façon brique qui revêt les murs du long sous-terrain, et Filippo. Ce sexagénaire qui préfère rester anonyme se donne en spectacle tous les jours depuis cinq ans dans un coin de la station gare de Lyon, au carrefour de la ligne 1 du métro. Éclairé par la lumière blafarde des néons blancs, peu de gens le regardent, et très peu s’arrêtent. Ce sont eux, qui, généreusement, lui offrent des pièces qui croupissent au fond de leur poche.
Ronchon Seul avec son accordéon, blotti sous sa polaire rouge et son béret, Filippo joue un répertoire passé d’âge. De Luis Mariano à Edith Piaf, ces airs sonnent comme la nostalgie du Paris du 20e siècle. « Le 21e siècle ? C’est un siècle que je ne connais pas. Il faut que l’on m’apprenne ! C’est quoi cette société-là ? » s’énerve, révolté, l’accordéoniste entre deux chansons.
Des choses à dire, il en a. Sur la politique surtout. Mais il faut le faire parler. Le gouvernement actuel, trop peu socialiste à son goût, le gouvernement précédent, trop peu généreux pour les gens comme
lui. Filippo est adepte des bons mots :
« La politique aujourd’hui, c’est comme mon accordéon : la gauche pousse la droite, la droite pousse la gauche et entre les deux, y’a que du vent. Moi je vais fonder un parti, le PCPSG : Parti Chacun Pour Sa Gueule. C’est comme ça que ça marche maintenant, on s’en fout des autres. Regarde-moi dans le métro, les gens passent, ils s’en foutent, ils ne pensent qu’à leur gueule. »
L’homme est un peu comme Coluche, son idole. Un blasé qui critique beaucoup, mais dont le seul but de son existence est de « mettre de la gaieté dans la vie des gens ». A défaut d’en avoir dans la sienne.
Deux jours de musique, c’est 70 euros en moyenne. Et 70 euros, c’est ce que je paye en courses à Intermarché
Glory days S’il souffre autant du peu d’importance que lui accordent les passants, c’est qu’avant, son métier, c’était de se faire remarquer. Filippo, c’était son nom de scène et il était clown-blanc accordéoniste. Un Guignol à l’ancienne, style Pierrot, quand aujourd’hui le seul clown que l’on côtoie est Ronald MacDonald. Lui a vécu l’âge d’or de la profession, ce temps où l’artiste était jugé par son répertoire musical, son accoutrement et son art du gag, et non par sa capacité à gonfler des ballons de baudruche.
Aujourd’hui, Filippo est un clown triste. Avec comme seul maquillage son visage ridé et marqué par le temps et les épreuves. À l’entendre, l’envie est forte de lui dire de positiver, de se relever et de retrouver son ambition passée. Mais l’homme ne peut plus être raisonné, il a vécu trop de déceptions. Il est blasé.
Crise économique Le musicien a pourtant vécu des moments heureux : un mariage depuis plus de vingt ans, et des spectacles dans divers cirques parisiens et italiens. « Ça marchait bien pour moi à l’époque. Surtout en Italie », raconte-t-il. Pas d’enfants, il n’en voulait surtout pas. Filippo était bien assez occupé à les faire rire. Puis la crise a stoppé net son activité plutôt lucrative. Des contrats à 2.500 euros en Suisse pour faire le clown dans des grands salons d’exposition envolés du jour au lendemain. « Cette semaine par exemple, je devais aller bosser pour un salon à Genève. Trop peu d’exposants, le show a été annulé. En ces temps difficiles, le gens n’ont plus le temps ni les moyens de rire », explique l’accordéoniste.
Cercueil Lorsqu’on lui demande ce qui le rend heureux aujourd’hui, il répond froidement:
« Rien. Moi j’attends une chose, c’est d’avoir les deux pieds entourés par quatre planches. Je suis comme un train qui a fait beaucoup de chemin. Je ne peux plus revenir en arrière, et je sais que la fin est proche. En attendant, je survis comme je peux. »
Un quotidien dans le métro qui a déjà commencé à l’enterrer. Peu de lumière, le bruit du train qui arrive sur le quai, le vent froid qui glace les orteils, et pour seul ami cette voix criarde qui se répète toutes les trois minutes : « Attention à la bordure du quai en sortant. » Et toutes les trois minutes, le musicien s’arrête pour s’adonner à son petit plaisir, l’insulter :
« Il me fait chier avec sa cassette, cet enfoiré de merde.»
Le 21e siècle ? C’est un siècle que je ne connais pas. Il faut que l’on m’apprenne ! C’est quoi cette société-là ?
Gagne-pain Aux environs de 15h30, chaque jour ou presque, un habitué s’arrête. Robert, fidèle spectateur depuis le début. Tous les deux sont passionnés de cirque et échangent des revues. Filippo troque sa morosité contre un léger sourire et se souvient :
« Moi j’avais un nez rouge comme ça. Et une veste à paillettes. Ça valait 2.500 francs à l’époque. »
Plus détendu avec cet ami du métro à ses côtés, il se laisse aller à des confidences. S’il en est arrivé à jouer tous les jours de 9h à 18h dans les souterrains parisiens, c’est à cause de « sa gentillesse », pense-t-il. Dans les années 1970, les affaires roulaient plutôt bien pour lui. Un agenda bien fourni pour lui et son associé. Mais quand un spectacle rapportait 3.000 francs aux deux acolytes, lui n’en recevait que 200. « C’est mon collègue qui prenait tout. Moi je savais mais je disais rien », se souvient le clown déchu.
Les années passent, peu d’argent de côté, les contrats se comptent désormais sur les doigts d’une main. Alors il demande une accréditation, pour jouer dans le métro. Au cas où. Au fil des mois, c’est devenu son quotidien, jusqu’à aujourd’hui.
« J’en ai besoin. Deux jours de musique, c’est 70 euros en moyenne. Et 70 euros, c’est ce que je paye en courses à Intermarché. Ma femme est à la retraite et ne touche pas beaucoup. »
Pas de RSA pour les intermittents du spectacle, alors ses doigts préservés dans des mitaines pianotent sur son accordéon. Seul vestige du temps ancien, son nom inscrit en paillettes sur son instrument. Il espère peut-être un jour rechausser ses chaussures de clown, et faire de nouveau rire les enfants.
Dans les villes de grande solitude
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