Donc c’est une interview ?
Oui on vous interview, là
Simplement, cela vous ennuie-t-il pas de me soumettre les propos auparavant ? Je n’ai pas l’intention d’édulcorer, je vous garantis.
On n’aime pas faire ça, mais c’est d’accord on vous fera relire. Ca sert à quoi les écoles de journalisme ?
Cela sert à deux choses. D’abord apprendre les fondements du journalisme, les modes de recherche de l’information, de structuration et de présentation de celle-ci ; à acquérir le sens de la clarté. Et puis ça sert à apprendre des techniques, quels que soient les supports. Sans considérer que la définition du journalisme soit technique.
C’est quoi un bon journaliste ?
Un bon journaliste, c’est d’abord quelqu’un qui a un état d’esprit journalistique. Partout, dans toutes les rédactions, en France comme à l’étranger, je pose la question « à votre sens, qu’est-ce qu’un bon journaliste ? » La réponse est systématiquement la même : quelqu’un qui rapporte des infos que les autres ne rapportent pas et qui sait mieux les raconter que les autres. Une école de journalisme sert donc à monter en compétences sur ces questions-là.
Et comment est-ce qu’on apprend à avoir cet « état d’esprit journalistique » à l’école ?
Ce qu’on essaye, c’est de provoquer une forme de rupture dans le mode de fonctionnement de l’étudiant. De la même manière que le journalisme ne se pratique pas en restant à l’intérieur des murs d’une rédaction, il ne s’apprend pas en restant simplement dans les murs de l’école. Donc la première chose, c’est : « dehors ! ».
… Donc le journalisme s’apprend en « dehors » de l’école
Nous incitons les étudiants à sortir, à aller sur le terrain. On entreprend de lever des inhibitions, de laver le regard des préjugés, on apprend à regarder autrement. Et ça c’est un état d’esprit. Nous ne sommes pas là pour juger, pour donner notre avis… Nous sommes là pour chercher des faits sans choisir le réel et les rapporter le plus distinctement possible. Et si on fait ça bien, notre métier a du sens et plus personne ne se demande à quoi servent les journalistes.
Christophe Deloire, la life
Né il y a 39 ans dans le Charolais, à Paray-le-Monial « où les gens s’appellent les Parodiens » ou les Cacous. « Ah je n’avais jamais entendu ça».
1994 Diplômé de l’Essec, « une formation généraliste ».
1996 Service national de 16 mois chez TF1 à Berlin « J’avais commencé les démarches pour être casque bleu à Sarajevo. TF1 m’a proposé ça, c’était formidable. Le bureau couvrait l’Allemagne et les pays de l’Est »
1998 Entre au Point
2006 Sexus Politicus chez Albin Michel, 200.000 exemplaires vendus
2008 Directeur du Centre de Formation des Journalistes
Juin 2011 L’auteur de Sexus Politicus fait son come back sur les plateaux télé pour commenter l’affaire DSK
Quand est-ce que vous vous êtes dit : « Ca y’est je suis journaliste » ?
Quand me suis-je dit « je suis enfin journaliste ? »… A la sortie de l’Essec, j’ai effectué mon service national pour TF1 à Berlin où j’étais assistant du correspondant permanent. Puis j’ai fait mes premières grandes enquêtes pour Le Point. Alors que j’étais pigiste, une rédactrice en chef du Point m’a dit « c’est d’accord tu peux aller 15 jours dans le sud travailler sur l’affaire Raddad, on t’offre le gîte et le couvert à Cannes pour aller enquêter ». Mais il n’y a pas un moment soudain où j’ai senti une transformation en moi.
Et l’idée de faire une école de journalisme ?
Je ne me souviens pas m’être dit une fois, tiens je pourrais faire une école de journalisme.
Ca ne vous manquait pas…
Je devais avoir une étroitesse d’esprit assez grande pour ne même pas y avoir pensé, pour que ça échappe à mes schémas mentaux…
Il n’y avait peut-être pas besoin pour vous, de perdre du temps, en école de journalisme après avoir fait l’Essec…
Et puis après c’est la chance ! Il se trouve que j’ai fait un stage de comptabilité analytique à la direction de l’information de TF1 – le truc le plus ennuyeux que j’ai fait dans ma vie, que je voulais faire du journalisme, que normalement ça ne marche jamais mais que j’ai réussi à passer côté journalistique en partant à l’étranger. Le service pour lequel je travaillais gérait les bureaux à l’étranger ; le chef de service m’a proposé de partir ; j’ai dit d’accord, à condition que mon travail soit journalistique. J’ai commencé la télé comme ça, en faisant même de la prise de son. J’ai eu la chance de faire de la télévision et d’apprendre sur le tas, alors que cette trajectoire est rare.
Mais je m’aperçois quand même que peut-être le marché s’est tendu et qu’une école de journalisme, c’est davantage utile aujourd’hui. Et il ne faut pas fonder une réflexion sur un exemple…
Mais avant, les journalistes se formaient beaucoup plus sur le tas…
Il y a 13 écoles reconnues par la profession aujourd’hui. Il y a peut-être au total 70 à 80 formations au journalisme en France. Aujourd’hui encore, environ 20% des cartes de presse attribuées sont délivrées à des diplômés de l’une des 13 écoles reconnues. On reste sur un étiage historique. Ces diplômés-là ont sans doute des postes plus intéressants, mieux rémunérés mais il y a encore beaucoup de moyens de devenir journaliste sans avoir fait une de ces écoles reconnues.
… En faisant une « école non reconnue » ?
Parmi les écoles non reconnues, il y a sans doute du bon grain et il y a de l’ivraie…
Donc forcément une école ?
En tant que directeur du CFJ, je ne prône pas l’obligation d’obtenir un diplôme pour faire ce métier. Ce serait aberrant, et contraire au principe de la liberté d’expression, au fondement de la profession. Toutefois, les écoles (et je ne fais pas de la communication en vous disant ça), si ça n’est pas obligatoire, ça peut être très utile.
Il est possible d’apprendre le journalisme sur le tas, mais la chance historique des écoles de journalisme aujourd’hui, c’est qu’il n’y a aucun endroit où on peut toucher à toutes les formes de journalisme. Où l’on va faire un peu d’agence, du web et travailler sur l’instantanéité, apprendre aussi le magazine voire le documentaire, quelque soit le support, faire de l’enquête…
Des milliers d’étudiants sortent diplômés d’écoles chaque année, avec le label journaliste…
Des milliers, non. Moins de 500 sortent des écoles reconnues. Ils n’ont pas un label, parce que le journaliste ne se définit pas par son diplôme.
Mais est-ce que ces étudiants ou « diplômés » d’écoles ne trustent pas toutes les places ? Notamment pour les stages ?
Ca doit être possible d’obtenir un stage, parce que je vois arriver au CFJ des gens qui ont fait 5 ou 6 stages avant leur scolarité.
On a un indice sur l’augmentation de l’intérêt pour le journalisme : l’année dernière nous avons battu le record historique du nombre de candidats à l’entrée du CFJ. C’est normal parce que le journalisme est un métier qui fait rêver : Il porte avec lui la liberté sociale qu’on est en train de perdre, dans une société de plus en plus cloisonnée.
D’où le boum des écoles de journalisme…
Il y a beaucoup plus de gens qui veulent devenir journalistes qu’il n’y a de postes rémunérés. Je pense que ça n’est pas nouveau. Donc il y a un risque d’aller faire une école qui n’est pas digne de ce nom. Dès qu’il y a un désir fort, il peut y avoir une exploitation de ce désir. Oui il faut bien choisir son école. C’est facile de monter une école de journalisme, de mettre deux téléviseurs en guise d’équipement pédagogique et de dispenser des cours en amphi. Ce qu’il faut regarder, outre la reconnaissance des écoles, c’est la qualité du corps professoral, le taux d’encadrement, l’équipement en matériel et la grille pédagogique.
En même temps, les concours d’entrée aux écoles reconnues, avec l’examen de culture générale et l’anglais, marquent une vraie sélection sociale…
Cette année, l’anglais a été supprimé à l’écrit du concours d’entrée du CFJ. Et l’an dernier 35% de nos admis étaient des étudiants boursiers.
« J’ai fait un stage de comptabilité analytique à la direction de l’information de TF1, le truc le plus ennuyeux de ma vie »
« Je ne prône pas l’obligation d’obtenir un diplôme pour faire ce métier »
« C’est facile de monter une école de journalisme, de mettre deux téléviseurs en guise d’équipement pédagogique »
Bon, alors, on vous a préparé un petit best-of de l’examen de culture générale d’entrée au CFJ.
C’est un piège ça…
1 De quand date la création du livret A de la Caisse d’Epargne ?
a. Environ 200 ans
b. Pas plus de 100 ans
c. Après la première guerre mondiale
d. Après la seconde guerre mondiale
Je ne vais pas me prêter au jeu… Il est évident que le QCM est dur, mais bon faut bien sélectionner… Il se trouve que la moyenne, sur cet exercice n’est pas très élevée, mais un concours, c’est un concours…
[Rep : a]
2 Et qui sont les 4 membres du Jury de la nouvelle star ?
Là, je confesse volontiers que je n’en ai aucune idée !
[Rep: Philippe Manoeuvre / Lio / André Manoukian / Marco Prince / (et avant Sinclair)]
3 Vous ne nous direz pas non plus en quelle année la France assumera à nouveau la présidence de l’UE ?
Euh… Ca doit aller dans les 2023…
2022, Vous n’étiez vraiment pas loin. Voici une autre question géniale que vous posiez à vos étudiants…
4 Le parlement européen peut être dissous…
a. à la demande de la présidence tournante de l’UE
b. à la demande du président de la Commission
c. à la demande du Conseil européen
d à la demande d’au moins 2/3 des députés européens
e. il ne peut pas être dissous
A mon avis, il ne peut pas être dissous.
Il ne peut pas.
Alors, on ne peut pas ? J’ai raison !
Oui. Question suivante:
5 Depuis le 1er avril 2009, un nouveau mélange de carburant, le SP95E10 est disponible dans les stations service. Il est composé d’un mélange de :
a. 90% d’essence et 10% de monopropylène glycol
b. 90% d’essence et 10% d’éthanol
c. 90% d’essence et 10% d’ether
d. 90% d’essence et 10% d’huile de ricin
e. Ce carburant n’a jamais existé
[rep: b]
…Comment est-ce que vous pouvez poser des questions pareilles ?
Je ne m’en souviens pas de celle-là, tiens !
Comment est-ce que vous préparez ces questions ?
On définit des domaines de culture générale et on essaye d’avoir des questions qui reflètent l’ensemble des domaines. On évolue : il y a quelques années, on était dans les citations historiques, l’opéra… on essaye d’élargir le champ culturel. J’ai aussi beaucoup insisté pour le développement des questions scientifiques, sachant qu’on a trop peu de scientifiques.
Quel conseil vous donneriez aux étudiants qui révisent ces concours d’entrée aux écoles de journalisme ?
6 Est-ce qu’ils doivent connaître le nom du dernier album de Pete Doherty ?
…
7 …ou le nom du dernier bouquin de Régis Debray…
… Là je peux vous dire, c’est Eloge des Frontières !
Avec ce questionnaire, ce qu’on cherche, c’est la manifestation d’une curiosité générale. On a supprimé, cette année, la synthèse, parce que pour moi, le journalisme ça n’est pas faire la synthèse de ce qui s’écrit partout. Mais si on ne teste pas la culture générale à un concours d’entrée…
Je pense qu’il y a deux gestes très importants pour le journaliste qu’on devrait pouvoir tester qui sont mettre le pied en travers de la porte et décrocher son combiné téléphonique. Mais qu’il ne faut pas non plus se contenter de tester ces gestes-là !
Mais vu la difficulté des questions, certains étudiants se découragent d’avance et ne présentent même pas votre concours…
Les autres ont droit aux mêmes questions. Et dans la filière apprentissage, on garde une porte ouverte : Si une entreprise a repéré quelqu’un à raison de ses mérites, on va recruter l’étudiant même s’il n’a pas réussi le concours.
On termine le quizz par une question facile :
8 Comment s’appelle le chien des Obama ?
a. Bo
b. Bush
c. Bill
d. Bruce
e. Bud
Je n’en sais strictement rien.
C’est Bô ! Euh… C’est « Bô », pas « c’est beau ».
J’ai compris, oui
En quelle année la France assumera-t-elle à nouveau la présidence de l’UE?
Quel est le titre du dernier album de Pete Doherty?
Comment s’appelle le chien des Obama ?
Aujourd’hui il y a un problème de défiance entre une partie de la population et les journalistes…
Une majorité de la population.
…Entre une majorité de la population qui ne se retrouve pas dans ses journalistes et la manière dont elle est représentée.
Il y a deux choses. D’une part, une crise des élites, de l’autorité, qui touche tout l’Occident, avec une dilution de la notion de pluralisme. Enfermés dans leurs groupes sociaux et leur individualisme, les gens supportent de moins en moins un regard extérieur sur eux, et ne serait-ce qu’un avis contraire, voire un fait qui contrevient à leur préjugés. Et d’autre part il y a une forme d’enfermement des journalistes : leurs traditions, leur champ social, leurs schémas, voire leur idéologie. Enfin, n’oublions pas la pauvreté des médias en France, qui est liée à des facteurs industriels et syndicaux.
Et ça, c’est un bug démocratique
Oui, c’est un vrai problème démocratique. Par exemple, je pense vraiment que les journalistes doivent régler leurs problèmes de conflits d’intérêts et qu’il y en a beaucoup trop. Mais le problème, c’est qu’au fond… les gens s’en fichent !
Vous pouvez avoir une femme de ministre qui présente le JT, vous dîtes sur une radio que vous trouvez que même si l’on considère que c’est une grande professionnelle, ce qui est toujours discutable, que même si elle a sa conscience pour elle, tout ça… évidemment être femme de ministre influence ce qu’elle fait. Mais les gens appellent pour dire « mais non… ».
Pourtant, je suis convaincu que les journalistes doivent lutter contre leurs conflits d’intérêts de manière absolument radicale. Sinon, on ne retrouvera pas grâce aux yeux des gens, même si à court terme, les gens s’en fichent.
Et puis, autre problème : Dans les rédactions, souvent on se dit que ce qu’il faut éviter, c’est l’impasse, c’est « ah mince eux ils ont fait ça et moi je ne l’ai pas fait » plutôt que de se dire « moi j’aimerais faire des choses que les autres n’ont pas fait » Et ce réflexe-là…
.. On l’apprend à l’école ?
Oui.
« La pauvreté des médias en France est liée à des facteurs industriels et syndicaux »
Pour terminer, je voulais vérifier votre bio. Vous savez qui a écrit votre fiche Wikipédia ?
Pourquoi ?
Parce qu’elle est géniale, il y a tout sur vous. Qui sait autant de choses sur vous ?
Il y a vraiment des gens excellents… C’est un mec sous pseudo, je n’ai jamais su qui c’était…
Si on regarde à la création de votre fiche wikipédia, il y avait déjà tout.
Et bien je crois qu’il a été assez bon, héhé.
Héhé. Merci pour le temps que vous nous avez consacré.
De rien. Mais euh… Evidemment que c’est moi qui ai fait ça, je dois bien cette vérité.
Mais vous n’êtes pas le seul…
J’avais un problème, quand on tapait mon nom sur Google, la 3e occurrence, c’était Présent [un quotidien d’extrême droite, ndlr] qui disait beaucoup de bien de moi, après mon livre sur l’islamisme. J’étais très ennuyé.
Mais il n’y a pas que vous qui avez bossé sur votre fiche, un autre contributeur sur Wikipedia l’a modifiée le jour de votre entrée au CFJ pour l’annoncer…
Alors, là j’ignore qui en est l’auteur.
C’est magique internet
Et Wikipedia, c’est une sorte de CV en ligne.
Ma fiche wikipedia? « Evidemment que c’est moi qui ai fait ça (…) C’est une sorte de CV en ligne»
Cet article est en accès libre, pour toutes et tous.
Mais sans les dons de ses lecteurs, StreetPress devra s’arrêter.
Je fais un don à partir de 1€Si vous voulez que StreetPress soit encore là l’an prochain, nous avons besoin de votre soutien.
Nous avons, en presque 15 ans, démontré notre utilité. StreetPress se bat pour construire un monde un peu plus juste. Nos articles ont de l’impact. Vous êtes des centaines de milliers à suivre chaque mois notre travail et à partager nos valeurs.
Aujourd’hui nous avons vraiment besoin de vous. Si vous n’êtes pas 6.000 à nous faire un don mensuel ou annuel, nous ne pourrons pas continuer.
Chaque don à partir de 1€ donne droit à une réduction fiscale de 66%. Vous pouvez stopper votre don à tout moment.
Je donne
NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER