20 janvier 2012, la muslimosphère est en ébullition. Il y aurait « du porc dans les filets-o-fish », le burger au poisson de McDonald’s. Bladi.net, Ajib.fr, QuestionHalal.com, Mejliss.com : les principaux sites et forums musulmans reprennent l’info tandis qu’un SMS viral tourne parmi les fidèles :
« Qui n’a jamais rêvé d’un filet-o-fish au bacon? McDo l’a fait. Le pain des hamburgers McDo contient du porc, c’est marqué noir sur blanc sur l’emballage. A diffuser en masse. »
« En trois jours, on était à 140.000 visites, soit à peu près 4 fois plus que d’habitude » se souvient Fateh Kimouche, joint par StreetPress. L’information, c’est lui qui l’a sortie – photo à l’appui – sur son site Al-Kanz.org, « une vigie » sur le halal qui a pour objectif de « réveiller le consommateur musulman ».
Junk Food
Dans la vie, Fateh Kimouche, 32 ans, est consultant marketing pour des entreprises qui souhaitent cibler les consommateurs musulmans. Depuis 2007, le résident de Mantes-la-Jolie tient aussi le site Al-Kanz.org, qui lui rapporte l’équivalent d’un Smic par mois. Fateh, barbe de dévot au menton, justifie sa démarche :
« Ce travail répond à une aspiration, à une volonté de transparence de la même façon que pour un végétarien ou quelqu’un qui mange bio et qui s’intéresse à ce qu’il y a dans son assiette. »
Sur Al-Kanz, donc, des articles exclusivement consacrés au marché du halal : Des dernières infos pour les pro du secteurs (Zakia Halal certifiée par l’Argml-Mosquée de Lyon) à des papiers didactiques pour améliorer sa culture halal (Savez-vous ce qu’est la viande mécaniquement séparée ?)
Margoulins du halal
Mais ce qui a fait la renommée d’Al-Kanz dans la muslimopshère, ce sont surtout ces attaques contre ceux que Fateh appelle « les margoulins du halal ». Avec notamment des leaks de consommateurs musulmans pas très contents que les pontes de l’agro-alimentaire se moquent d’eux. Comme pour l’affaire McDo :
« C’est quelqu’un qui m’a envoyé une photo d’un emballage fin septembre. J’avais posté l’info sur Twitter le 2 octobre. Puis un second consommateur m’a envoyé la même information quelques mois plus tard. J’ai recoupé les informations et publié un article. »
Joint par StreetPress, la multinationale de Ronald McDonald ne veut pas commenter l’affaire mais assure « prendre très au sérieux Al-Kanz. » Car le site a déjà terni la réputation de plusieurs mastodontes de la junk food.
David VS Goliath
« Il y a eu un avant et un après l’affaire Herta avec les Knacki au porc », se remémore Fateh Brockovich Kimouche quand on lui demande l’acte de naissance de la notoriété d’Al-Kanz. « L’affaire a eu un impact partout, même chez les industriels qui se sont dit : ‘“Si le numéro 1 mondial de l’agro-alimentaire a eu des soucis, il va falloir qu’on commence à penser à respecter les consommateurs”’. »
Petit rappel : En février 2011, un rapport scientifique posté sur le site DebatHalal.com – et repris par Al-Kanz – montrait que les saucisses Herta supposées halal contenaient du porc. Face au scandale, Nestlé est forcé de suspendre jusqu’à nouvel ordre sa production de produits halal Herta. La muslimosphère a gagné contre le géant de l’agro-alimentaire.
Tout au long de l’année 2011, Al-Kanz continue à alimenter le « halalgate » : Ni les poulets de KFC, ni les burgers de Quick ne seraient halal. En avril 2011, Casino retire de ses rayons les steaks halal de la Socopa, une entreprise attaquée depuis des mois par Al-Kanz. Fateh raconte, pas peu fier :
« J’ai déjà été menacé de mort par un acteur économique qui n’a pas tenu sa langue. Et on a eu des affiches dans les 22 restaurants Quick halal qui disent ‘‘qu’Al Kanz tient des propos diffamatoires.’‘ »
Il faut dire que le loustic incite aussi ses lecteurs à harceler au téléphone ceux qui sont suspectés de vendre du « halal contrefait. »
E-société civile
Joint par StreetPress, Fabrice Epelboin, hacktiviste et doctor ès réseaux sociaux, est « admiratif du travail d’Al-Kanz » :
« Là, McDo se chie dessus ! En France je ne vois pas des masses d’autres exemples sur le web. Il y a le cas Greenpeace – ils en ont mis plein la gueule à Nestlé qui utilisait de l’huile de palme, mais c’est une organisation déjà structurée dans le jeu du pouvoir. »
Le co-fondateur d’Owni a donc choisi l’exemple « unique » d’Al-Kanz pour illustrer son cours à Sciences-po « Politique, Internet et infowar » sur le pouvoir pris par la société civile grâce au web. Explication :
« La France est un territoire particulièrement crispé et conservateur : Il y a un système représentatif et il est dans la main du triumvirat traditionnel de la justice, du parlement et de l’exécutif. Avec un tout petit pouvoir pour la presse et rien pour les citoyens. Mais Internet redistribue les cartes, de la même façon que pour le commerce à la fin des années 90 et que pour les médias vers 2003. Et cette fois ça concerne le pouvoir et le politique. C’est ce déplacement de pouvoir que fait apparaître Al-Kanz. D’autant plus que dans le système de redistribution du pouvoir en France, le religieux n’a pas droit au chapitre. »
Seul au monde
Effectivement, à l’UFC-Que Choisir, on est gêné quand il s’agit de parler halal avec StreetPress : « Nous sommes une association non-confessionnelle et apolitique. Là il s’agit d’un sujet à la fois confessionnel et consumériste. A la fois ça nous concerne et à la fois ça ne nous concerne pas… »
Alors l’association de consommateurs la plus importante de France est presque contente qu’Al-Kanz ait récupéré la patate chaude :
« Son rôle est légitime : faire le pont entre les rayons halal et l’interprétation de la loi coranique. Car c’est évidemment quelque chose sur lequel on ne peut pas avoir de point de vue. »
Zouhair Amri, directeur de la publication d’Oumma, souligne, lui, que les sites d’info musulmans n’ont pas vocation à jouer ce rôle : «Nous sommes des généralistes alors qu’Al-Kanz est un site uniquement sur la consommation.» Quant aux institutions musulmanes françaises, Fateh Kimouche s’en prend à leur manque de légitimité : «CFCM (Conseil français du culte musulman) et compagnie ! Ils ne sont absolument pas représentatifs ! Interrogez des musulmans, c’est un secret de polichinelle.»
Le e-lobby Al-Kanz a donc un beau boulevard devant lui, d’autant qu’il est « seul dans la halalosphère », dixit son fondateur. Le cyberpunk Fabrice Epelboin – réfugié en Tunisie parce qu’il est « menacé de mort » en France – prédit d’ailleurs à Fateh Kimouche un avenir radieux :
« Al-Kanz, dans un an, il sera reçu à l’Assemblée nationale. Ce sera un interlocuteur politique. »
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