En pénétrant dans l’espace de la galerie Edouard Manet à Gennevilliers, on est tout d’abord confronté à un ensemble de formes énigmatiques, réduites à une grande simplicité. Des petites maisons d’un gris uniforme s’alignent, semblables à des maquettes d’architecture, mais à l’échelle inhabituelle d’un mètre cinquante de haut. Des pulls pendent sur des cintres et déclinent un motif fait de petits carrés de couleurs. Un grand meuble à tiroirs est couvert de signes cabalistiques indéchiffrables. Au sein d’une vidéo en boucle, une voix morne fait le récit du parcours d’un géomodélisateur pour Google tandis que des images irréelles de bureaux, qui semblent presque de synthèse, défilent sans but apparent. Ces différentes créations (dont certaines sont des productions spécifiques pour l’exposition) allient ainsi une neutralité voulue à des références très précises. Ces œuvres s’apparentent à des signes : leur aspect crypté renvoie à des significations qui les dépassent et que le spectateur doit déchiffrer. Il aurait tort de se passer des commentaires des médiateurs de la galerie, qui vont permettre d’accéder à l’histoire racontée par cette exposition…
Lettres de non-motivation Julien Prévieux (né en 1974) s’est fait connaître pour ses œuvres qui jouent avec la notion de contestation. Ses pièces les plus célèbres, les Lettres de non-motivation , sont des réponses négatives qu’il envoie depuis des années à des offres d’emploi. Son refus est toujours motivé par une cause plus ou moins farfelue : « Je suis très occupé en ce moment », « Votre emploi est rétrograde », « Mon curriculum vitae a disparu »… L’ensemble du travail de Julien Prévieux cultive cette attitude entre le cynisme et l’humour potache. Dans d’autres travaux, il s’attaque à la production du savoir, une thématique qui lui tient à cœur et qu’on retrouve à l’honneur dans l’exposition de Gennevilliers : A la recherche du miracle économique (2007) est un ensemble de textes fondateurs de l’économie sur lesquels il intervient par des ajouts manuscrits, à la manière d’un savant corrigeant ses épreuves, et qui finissent par une saturation qui tue le texte d’origine. L’attitude de faux chercheur qu’il s’invente le rapproche des Conférences d’Eric Duyckaerts (bientôt au Mac/Val), où l’artiste démontre de façon parfaitement scientifique des théories invraisemblables, comme l’avènement pour l’humanité d’une main à deux pouces. Mais contrairement à son aîné à la folie douce, Julien Prévieux adopte une démarche plus ready made qui l’amène à utiliser des savoirs déjà constitués, dont il révèle toutes les absurdités.
Cabanons Balzac met dans la bouche d’un des personnages des Illusions Perdues : « Les succès littéraires ne se conquièrent que dans la solitude et par d’obstinés travaux. » Idée romantique par excellence, la solitude du génie est un thème qui traverse l’exposition de Julien Prévieux. Les Lotissements (2008 – 2011), notamment, sont des répliques des cabanes modestes – et depuis célèbres – dans lesquelles de grands esprits venaient s’isoler pour produire leurs œuvres : Virginia Woolf, Ludwig Wittgenstein, Le Corbusier, Gustav Mahler. Plus contemporain, Julien Prévieux a ajouté à la série le garage dans lequel Google aurait été inventé par Larry Page et Sergey Brin (anecdote dont l’authenticité est assez douteuse, car on soupçonne les deux fondateurs d’avoir créé cette légende de toutes pièces).
J’veux trop y aller !
Julien Prévieux , ANOMALIES CONSTRUITES
Du 2 Février au 19 Mars 2011
Du lundi au samedi de 14h à 18h30
Ecole municipale des Beaux-arts Galerie Édouard-Manet
3 place Jean-Grandel – Gennevilliers
CIA La comparaison avec l’œuvre de Robert Kusmirowski exposée au Palais de Tokyo pour « Chasing Napoleon » vient à l’esprit : il s’agit de la reconstitution d’une cabane, dans laquelle se cachait l’homme le plus recherché d’Amérique, le terroriste Theodore Kaczynski qui tenait en échec les services de sécurité américains. Cependant, chez Julien Prévieux, le geste n’est pas celui de la reconstitution rigoureuse du modèle réel : ses lotissements sont des maquettes simplifiées, neutres ; ce sont des abstractions plus que des cabanes, qui véhiculent toute la mythologie qui les entoure. Son but n’est pas de nous faire « revivre », sur le mode sensationnel, la découverte de ces lieux, mais plutôt de nous inviter à prendre du recul par rapport à leur fétichisation. Visités, exploités, ils génèrent un business touristique et entretiennent la mythologie dans laquelle on enferme volontiers leurs habitants à titre posthume. Ainsi, ces cabanons évoquent ce que la postérité peut avoir d’artificiel et comment la mémoire de ces individus solitaires est avalée par l’industrie du tourisme.
Morpion Les œuvres suivantes parlent, comme les Lotissements, de dépossession. Les pulls tricotés utilisent comme motifs décoratifs des modèles sociologiques de conflits sociaux : « Ce sont des simulations faites par ordinateur qui essaient de modéliser la manière dont les événements sociaux peuvent évoluer » explique Julien Prévieux. « Les jaunes seraient les individus en état normal, les bleus les forces de l’ordre et le noir le territoire » A mesure où les individus entrent en état de révolte, ils passent au orange, puis au rouge ; ils peuvent ensuite se faire emprisonner (et deviennent alors apparemment gris). L’insurrection (à gauche) et la ségrégation (à droite) sont ainsi réduites à un ensemble de petits carrés dont l’interaction est calculée par des formules savantes. Analogie amusante, dans la mesure où en matière de tricot comme de révolution, la défaillance d’un seul maillon peut entraîner le délitement de l’ensemble. Dans la même salle, le grand meuble à tiroirs est en fait la reconstitution de la première machine pensante, contre laquelle le spectateur peut jouer au morpion . Cette machine apprend de ses erreurs grâce à un système de billes de couleurs qui sont réparties peu à peu dans les tiroirs. Au bout d’un certain nombre de parties, l’homme, son inventeur, est dominé par les stratégies de la machine.
Cannibales L’inquiétude est donc au cœur du travail de Julien Prévieux : il développe un univers où les hommes de génie peuvent produire des découvertes nuisibles à l’humanité, issues de leur solitude et de leur tendance à mépriser les tabous et les interdits. Où d’autres grands esprits peuvent s’emparer de leur talent, pour créer des hybrides monstrueux. Finalement, l’exposition aborde elle aussi le thème d’actualité de l’anthropophagie (voir le numéro hors série de Artpress et l’exposition actuelle à la Maison Rouge ), mais sous l’angle intellectuel. Ici comme chez les peuples cannibales, manger son adversaire est une façon de s’approprier sa force. L’entreprise Google ne se nourrit-elle pas de tous les bénévoles prêts à lui apporter leurs concours ? Les modélisateurs sociopolitiques, des leaders qui ont mené des révolutions avant eux ? A son tour, Julien Prévieux digère et restitue, dans le contexte de l’art, des idées prélevées à d’autres – pour mieux nous amener à prendre du recul.
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