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    04/03/2011

    Le débat sur le blasphème prend un tour sanglant: Madeeha Gauhar dénonce dans ses pièces « la connivence du gouvernement »

    A Lahore, Pakistan, le théâtre fait de la résistance... et c'est une femme qui le dirige

    Par Oriane Zerah

    Que les acteurs jouent sous une burqa pour en dénoncer l'absurdité ou qu'ils aillent en Inde promouvoir la paix, l'Ajoka theatre veut réveiller le Pakistan. Mais sa créatrice Madeeha Gauhar «redoute qu'un terroriste se glisse parmi le public»

    Le regard souligné d’un trait de khôl, les cheveux nattés, élégamment vêtue d’une salwar kameez turquoise brodée (une longue chemise sur un pantalon bouffant) Madeeha Gauhar règle avec son régisseur un détail technique avant la représentation du soir. C’est elle qui en 1984, alors que le Pakistan connaissait sous le régime du général Zia une période de répression extrême, crée avec une poignée de jeunes activistes l’Ajoka theatre. A l’époque, toute forme de protestation sociale, artistique ou politique est réprimée par la loi martiale. Dès lors le théâtre Ajoka se fixe une mission à laquelle il ne dérogera pas : lutter pour une société laïque, démocratique et égalitaire.

    Engagement Leur première création Jaloos est jouée en secret dans le jardin d’une maison au mépris de la censure. Elle traitait de l’exploitation politique de la religion. « Un thème toujours d’actualité » commente Madeeha Gauhar.

    Vingt-sept ans et une soixantaine de pièces plus tard l’engagement et la détermination d’Ajoka n’ont jamais failli, ce malgré les menaces des fondamentalistes, la pression exercée par les autorités au pouvoir et le manque d’aide du gouvernement.

    « Au Pakistan, le théâtre n’a pas vraiment trouvé sa place au sein de la société. Les gouvernements successifs ont toujours fait preuve d’une grande indifférence envers les arts scéniques, ses éléments conservateurs y ont toujours été hostiles, ils s’opposent à l’idée même du théâtre, surtout un théâtre engagé. » confie Madeeha Gauhar. « Mais pour nous une des raison d’être du théâtre est son engagement, ajoute-t-elle. Le théâtre se doit autant d’éduquer, de dénoncer, de contribuer à la promotion de la culture que de divertir. Il a son rôle à jouer dans la construction d’une société plus juste. »

    Quelques législateurs islamistes ont accusé Ajoka d’aller à l’encontre des injonctions coraniques sur le voile !

    Exil Son époux Sahid Nadeem la rejoint sur scène. Il est écrivain. Ils se sont connus en Angleterre où Madeeha étudiait l’Art dramatique. Rentrés au Pakistan ils ont commencé à travailler ensemble, puis Sahid a dû s’exiler durant huit années à Londres pour s’être élevé un peu trop ouvertement contre le régime politique de l’époque. De retour dans son pays il s’est greffé à Ajoka. Aujourd’hui c’est lui qui écrit la majorité des pièces jouées par la troupe.

    L’idéologie rétrograde prônée par les islamistes, les ravages causés au nom du djihad, l’établissement et les conséquences désastreuses de la logique d’un état théocratique, la corruption, la discrimination de la femme sont autant de thèmes dans lesquels il puise son inspiration.

    Dans Hôtel Mohenjo Dar l’auteur tente de démontrer comment l’étroitesse d’esprit des mollahs pourrait causer la chute d’une nation en la privant de l’évolution contemporaine dans le domaine de la connaissance.

    Blasphème Un autre thème lui tient également à cœur : celui de la persécution des minorités religieuses. « Ce thème est devenue une question politique majeure. La pièce Dekh tamasha chalta ban, que nous avons crée en 1992, a pour sujet la loi du blasphème. Cette pièce est une critique envers la connivence implicite du gouvernement dans des situations où les droits fondamentaux de ces minorités sont totalement niées. Aujourd’hui elle est plus que jamais d’actualité. »

    En janvier dernier quelques jours après l’assassinat de Taseer Salman le gouverneur du Pendjab qui avait manifesté ouvertement son soutien à une chrétienne accusée d’avoir blasphémé, l’Ajoka a redonné Dekh tamasha chalta ban. Au même moment des milliers de manifestants étaient descendus dans les rues de la ville et demandaient la mort des partisans de Salman Taseer.

    Lahore c’est où ?

    Soufisme La dernière pièce écrite par Sahid Nadeem Dara met en scène le destin des deux fils de l’empereur moghole Shah Jahan – celui qui fit bâtir le Taj Mahal – que tout oppose : Aurengzeb, fondamentalisme, homme de guerre et de pouvoir dont la plus grande ambition était d’imposer l’islam sur tout le sous-continent indien, et son frère Dara, prince héritier, érudit, poète adepte du soufisme, de la tolérance, partisan du syncrétisme religieux et qui prônait la fraternité entre hindous et musulmans.

    « Cette pièce est une allégorie du Pakistan d’aujourd’hui » confie l’auteur. « Il ne faut pas oublier, ajoute-t-il que les soufis sont implantés dans cette région depuis des siècles, ce sont eux qui ont apporté l’islam dans cette partie du monde… Malheureusement la vague intégriste qui balaye notre pays aujourd’hui tend à les écraser. Le conflit qui opposait les deux frères à l’époque n’était pas basé sur une lutte de pouvoir mais sur deux interprétations diamétralement opposées de l’Islam. Qu’aurait été le cours de l’histoire si Dara était monté au trône ? Aurengzeb après avoir tué son frère, a combattu durant près de quarante années mais dans l’une de ses dernières lettres il admet que ses batailles ont été vaines et qu’il a mené l’empire moghole à sa perte. »

    Menaces Grâce à la persévérance de Madeeha le théâtre Ajoka s’est imposé au fil des ans comme un théâtre de résistance. Il a tenu tête autrefois à la junte militaire, et aujourd’hui aux groupes fondamentalistes. « Auparavant nous regardions avec appréhension les portes des salles de théâtre dans la crainte d’un raid policier, maintenant nous redoutons qu’un terroriste se glisse parmi le public… » confie t-elle.

    « En 2007 la troupe a même reçu des menaces et des lettres d’intimidation pour une pièce appelée Burka vaganza. Celle-ci condamnait de façon burlesque l’hypocrisie de la société et la bigoterie. Elle tentait de mettre en évidence l’impact du voile sur la société. Tous les comédiens étaient vêtus de burqas. Ça n’a pas plu à tout le monde. La pièce a été interdite de représentation. Quelques législateurs islamistes au parlement ont même accusé Ajoka d’aller à l’encontre des injonctions coraniques sur le voile ! Nous avons été accusé de blasphémer…»

    Visas La sonnerie du téléphone de Madeeha retentit. C’est le consulat indien. Le secrétaire lui donne un rendez-vous pour la semaine suivante.
    « Nous allons jouer Dara à Delhi fin mars. Obtenir des visas indiens pour chacun des comédiens est un véritable casse-tête… Il manque toujours un document ! »

    Promouvoir le rapprochement entre l’Inde et le Pakistan est une des missions que s’est fixé Ajoka. « Le théâtre n’a pas de frontière. Nous avons été la première troupe invitée à se produire en Inde. Depuis nous nous y jouons régulièrement. » annonce fièrement Madeeha.
    En décembre 2008, quelques semaines après les attaques terroristes de Mumbai, l’Ajoka theatre faisait salle comble dans le Kerala.

    Elle voue une grande admiration pour Ariane Mnouchkine avec laquelle elle partage les idéaux d’un théâtre engagé. Les créations d’Ajoka ont été jouées en Angleterre, en Inde, et aux Etats-Unis, mais Madeeha Gauhar rêve de pouvoir un jour se produire au festival d’Avignon.

    Nous avons été la première troupe invitée à se produire en Inde

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