« Les gens qui fraudent, ce n’est pas par envie ! C’est parce qu’ils n’ont pas les moyens de payer », lâche, désabusé, Alexis. Le jeune homme de 23 ans, arrivé en région parisienne pour ses études, n’a jamais pu se payer un abonnement. Après avoir enchaîné les courses-poursuites avec les agents verbalisateurs dans les couloirs du métro et les trajets quotidiens de 20 kilomètres à vélo, l’étudiant en physique quantique rêve d’un peu de repos :
« J’ai hâte de pouvoir enfin me payer un pass Navigo… »
Le prix des abonnements a explosé en Île-de-France : après une augmentation de 12 % en 2023, puis de 2,8 % en 2024, le montant d’un pass mensuel classique s’élève désormais à 88,80 euros par mois. En 2015, il était à 70 euros. La formule étudiante de la Régie autonome des transports parisiens (RATP) est, elle, à 374 euros, soit une quarantaine d’euros par mois. Le prix du ticket individuel est, lui, passé à 2,50 euros toutes zones confondues, contre 1,70 euros en 2011. Alexis, mais aussi Maxime (1), Emma, Ihsen (1) ou encore Brenda (1) n’ont pas les moyens de s’offrir ce luxe et on fait le choix de sauter les barrières. Si leur technique s’est bien rodée au fil des années, l’angoisse des contrôles et le sentiment d’humiliation n’est toutefois pas à négliger.
Des techniques bien rodées
Depuis ses 18 ans, Alexis se débrouille avec sa bourse et ses aides au logement pour vivre. Aujourd’hui, le Charentais donne des cours en plus de ses études et gagne environ 1.000 euros par mois. La moitié part dans son logement en banlieue. « Après cinq années de fraude, j’ai appris petit à petit les méthodes de base pour échapper aux amendes… » Il explique que les contrôleurs ne peuvent pas toucher, fouiller ou contrôler les cartes d’identité des usagers, ni même contraindre physiquement à faire quelque chose – contrairement aux agents de sécurité, qui jouissent d’un régime différent.
C’est pourquoi Ihsen, 26 ans, jonglait avec deux techniques : soit elle présentait une fausse adresse et un faux nom qu’elle gardait en tête en cas de contrôles, soit elle montrait un CV avec des fausses coordonnées. La jeune femme a fonctionné comme ça tous les jours durant deux ans :
« Je touchais juste la bourse au maximum de l’échelon, environ 600 euros. Je devais payer loyer et charges, ça prenait presque tout mon argent. »
Donner un faux nom devient plus compliqué depuis le déploiement du dispositif « Stop fraude », en janvier 2025. Celui-ci permet désormais de vérifier la fiabilité des adresses données par les personnes contrôlées.
Les jeunes interrogés listent encore d’autres techniques comme réutiliser de vieux tickets, donner le nom de sa sœur jumelle qui a un abonnement, montrer le pass Navigo de son petit frère. Quant à Emma, 23 ans, chaque contrôle est un jeu d’acteur. « Il faut dire : “Je n’ai pas de papiers d’identité, pas d’argent. J’ai oublié ma carte Navigo. Je n’ai rien sur moi”… », mime-t-elle. « Je fais la petite meuf débile en fait. » La jeune femme commence à frauder à la fin de ses études, lorsqu’elle se retrouve au chômage :
« Ils vont te mettre physiquement la pression, mais ils n’ont pas les mêmes droits que les policiers et ils jouent sur cette ambiguïté. C’est oppressant et dur de tenir des fois, même si tu connais les techniques. »
Inégalités géographiques
Pour éviter un maximum de contrôles, beaucoup se renseignent en amont, en jetant un coup d’œil sur Twitter, Snapchat ou dans des groupes de discussions Telegram ou Signal. Les personnes interrogées utilisaient également l’application française Akha, où les utilisateurs pouvaient signaler la présence d’agents en direct, avant sa suppression des stores Apple et Google, en janvier 2025. Après la mise en demeure de l’application, Valérie Pécresse, présidente de la région et d’Île-de-France Mobilités, avait déposé une plainte contre son créateur. Ces méthodes de contournement des points de contrôle de la RATP ont notamment fleuri à l’été 2024, lors des Jeux olympiques et paralympiques, quand le ticket de métro à l’unité est passé à 4 euros et celui de RER à 6 euros.
Après avoir scruté les contrôles et arpenté la région, les personnes interrogées arrivent à la même conclusion : certaines zones sont plus contrôlées que d’autres. « Plus la station est située dans des quartiers aisés, moins il y a de contrôleurs », estime Emma. Maxime, 23 ans, savait qu’il pouvait régulièrement tomber sur des contrôleurs en arrivant à la fac à Nanterre :
« Dans certaines stations, tu sais qu’il y a plus de contrôles. Les gens qui fraudent, ce sont des gens précaires, donc ils savent où les trouver. Si à Château Rouge il y a autant de fraudes, ce n’est pas par plaisir… »
Le 13 février dernier, l’autorité des transports franciliens Île-de-France Mobilités (IDFM) a présenté son plan de lutte contre la fraude. Il vise à multiplier les opérations de contrôle, via notamment la mise en place de 500 agents supplémentaires dans les stations où la fraude est la plus importante. D’après la région, le manque à gagner serait de 700 millions d’euros par an. « Depuis janvier, plus de 1.000 opérations de contrôle ont été réalisées, avec plus de 100.000 PV dressés, qui ont permis de récupérer sept millions d’euros », renseigne IDFM. Le PDG de la RATP et ancien Premier ministre Jean Castex a aussi annoncé d’ici l’été une hausse de l’amende – aujourd’hui à 50 euros – de 20 euros en cas de règlement direct au contrôleur. Si l’usager préfère payer ultérieurement, le PV montera à 120 euros.
Fatigue et stress
« Des fois, je n’ai pas l’énergie de frauder », raconte Brenda, arrivée pour ses études en région parisienne. La jeune femme de 23 ans raconte avoir parfois raté des cours pour s’éviter le stress des contrôles. Surveiller les entrées et les quais, rester à l’affût à chaque station… Alors les relations sociales en pâtissent aussi :
« Je trouve une excuse quand on me propose de boire un verre dans Paris. C’est gênant de dire que je n’ai pas 2,50 euros pour prendre le métro. »
Brenda est formelle : « Si je pouvais payer, je le ferais. » D’ailleurs, elle achète un ticket dès que ses finances le permettent. Alexis, lui, « achète la tranquillité » quand il est trop fatigué ou qu’il déprime. « Je travaille énormément, je ne dors pas beaucoup. J’aimerais bien pouvoir me reposer dans les transports et ne pas sursauter quand quelqu’un entre en manteau bleu… » S’ajoute à ça le regard des autres en cas de contrôle. « Ça a un côté dur et humiliant, tout le monde te fixe », décrit Emma. Pour elle et le reste des personnes interrogées, l’impact qu’a la fraude dans leur quotidien est énorme :
« Si je continue de frauder aujourd’hui, c’est parce que je ne peux pas payer. Je ne connais pas de gens qui ont de l’argent et qui ne paient pas leur ticket… »
(1) Le prénom a été modifié.
Illustration de Une de Yann Bastard.