« Conseiller des jeunes pour les lancer dans le monde du porno, c’est quasiment du proxénétisme ! », s’indigne Olivia. Depuis 2021, la modèle de 22 ans observe une vague de jeunes se lancer sur OnlyFans et Mym. D’un côté, des femmes souvent précaires et désireuses de se réapproprier leur corps, s’inspirent des stars de la télé-réalité qui vendent des photos de charme à prix d’or. De l’autre, des individus très jeunes, qui montent à la pelle des « agences de marketing d’influence » et s’improvisent managers. Problème : les histoires d’arnaques fleurissent. Hameçonnage, manipulation, vol d’argent et de mots de passe… « Tous les jours, je suis contactée par quatre ou cinq types sur les réseaux sociaux », dénonce Khalamite, 25 ans, modèle depuis quatre ans sur OF – abréviation d’OnlyFans. Que ce soit sur Instagram, TikTok, Twitter ou même les applications de rencontre comme Tinder, les néo-agents brassent large. Elle a toujours refusé leurs propositions de management :
« Ils traquent les petites, les étudiantes en galère, faciles à convaincre parce qu’elles n’ont pas d’expérience de TDS [travailleuses du sexe]. Mais ce n’est pas un travail de pâtissière ! »
Plusieurs femmes ont confié leur témoignage à StreetPress sur des pratiques douteuses. Certaines n’ont pas souhaité apparaître dans l’article par peur de représailles de leur ex-agent – notamment de revenge porn, après tous les contenus qu’elles ont pu leur fournir dans le cadre de leur activité. Elles dressent en toile de fond le portrait d’une génération fascinée par l’argent et pour qui le corps reste le lieu de la domination masculine.
Hameçonnage sur les réseaux
Christine a mordu. Début 2023, la tiktokeuse de 27 ans est suivie par près de 40.000 personnes. Elle y parle relations amoureuses, psychologie, bien-être, avec un prisme féministe. Elle se présente comme « artiste, créatrice et peintre ». Un jour, un certain Thibault (1) de l’agence « Intima Media » la contacte sur Instagram pour lui proposer de gérer sa carrière d’influençeuse et de lui ouvrir un compte Mym. La plateforme française, comme son équivalent américain OnlyFans, est un espace privilégié pour les contenus porno-érotiques. Grâce à un système d’abonnement, des clients peuvent y acheter des images exclusives de leurs modèles préférées. Christine accepte l’offre. « J’avais envie de montrer mon corps pour reprendre confiance en moi après une agression sexuelle », confie-t-elle à StreetPress :
« Il m’a promis qu’il m’aiderait à gagner 30.000 euros par mois, qu’on allait devenir super potes, faire des grandes choses ensemble… »
Alors que la frontière entre réseaux sociaux et plateformes du X devient de plus en plus poreuse, OnlyFans et Mym assument peu leur étiquette de sites à caractère sexuel. « Nous entretenons des relations avec les créatrices, mais OnlyFans n’est aucunement en lien ou endosse la responsabilité d’un tiers ou d’une agence », s’est dédouané la plateforme américaine auprès de StreetPress au sujet du démarchage. « En qualité d’hébergeur, nous sommes obligés d’être neutres », a répondu de son côté le français Mym. « En revanche, notre service Customer Care accompagne les créateurs en les conseillant et les sensibilisant. »
Une vague de jeunes se sont lancés sur OnlyFans et Mym. Problème : les histoires d’arnaques fleurissent. / Crédits : Jerome Sallerin / Rojer
35.000 euros le premier mois
Le deal de Christine et Thibault est simple : elle crée ses contenus photos et vidéos, maquillage et tenues sexy à ses frais ; il se charge de sa communication sur les réseaux sociaux pour 50% de commission sur les bénéfices engendrés. Le manager aurait pris la main sur son adresse mail, ses comptes Instagram, TikTok, Twitter. Il aurait même engagé des « chatteurs » – souvent des étudiants payés quelques centaines d’euros pour mener les conversations privées avec les clients de la plateforme à la place de la jeune femme.
Christine se met en scène dans des poses lascives. « J’ai dû complètement changer de ligne éditoriale sur mes réseaux sociaux et faire l’aguicheuse. » Elle invite explicitement les potentiels intéressés à cliquer sur des liens menant à son contenu pornographique. Thibault publie dans la foulée. La modèle commente :
« L’idée était de faire “cracher” les clients, comme il disait. C’est-à-dire de les passer à la presse au porte-monnaie. »
Recette a priori gagnante. Dès le premier mois, le binôme aurait accumulé 35.000 euros sur Mym, soit 17.500 euros chacun. Fort de ce succès, l’agent lui aurait demandé de mettre de côté son ton féministe et de produire davantage.
Christine a mordu à l'hameçon : « J’ai dû complètement changer de ligne éditoriale sur mes réseaux sociaux et faire l’aguicheuse. » / Crédits : Jerome Sallerin / Rojer
Même logique productiviste pour Amatersu, 27 ans, qui accepte d’être accompagnée par Sara (1), en mai 2023 : « C’était hors de question pour moi de laisser un homme gérer mon contenu, qui plus est un gamin qui sort tout juste d’école de commerce ». La manageuse lui aurait ouvert trois comptes TikTok. La modèle, qui fatigue vite en raison d’un trouble autistique et d’une fibromyalgie, doit, selon son récit, publier trois vidéos par jour, par page. Sur X-Twitter, la manageuse poste ses photos de nu gratuites pour attirer les clients sur OnlyFans, où les contenus deviennent payants :
« Elle me mettait la pression et c’était très opaque. Quand je lui demandais des informations – avec qui elle travaille, pourquoi elle choisissait telle photo plutôt qu’une autre… – elle bottait en touche. »
Rien qui n’explique son énorme commission de 70%. Un deal pourtant accepté par Amatersu. La modèle a fait ses premiers pas avec des contenus récréatifs sur le site Suicide Girls, dédié aux « filles punks qui commettent un suicide social en défiant l’idée de beauté communément acceptée », détaille-t-elle. Les quelques centaines d’euros de cette activité représentent de « l’argent bonus », à côté de son activité dans l’élevage canin ; pour se faire plaisir chez le coiffeur, le tatoueur, ou pour sortir :
« Une fois au chômage, je me suis dit qu’OnlyFans pouvait devenir ma source de revenus principale. »
« On gagnerait plus avec des nudes »
Des modèles interrogées racontent avoir été orientées vers des contenus toujours plus « hard ». « C’est difficile de ne faire que du light », souligne Olivia, la modèle de 22 ans qui produit depuis quatre ans. « Les petites commencent à filmer leurs pieds et puis ça peut aller très vite et il y a une forte demande. » Le manager de Christine, par exemple, aurait évoqué la possibilité d’aller plus loin :
« Il a suggéré qu’on gagnerait encore plus d’argent si je me prostituais, mais qu’il ne me le demanderait pas parce que ça allait lui coûter cher d’assurer ma sécurité. »
Cet agent aurait également vendu en douce une vidéo d’elle en train de se masturber contre plus d’un millier d’euros. Elle ne verra jamais la couleur de cet argent :
« Pour lui, j’étais sa vache à lait. En deux mois, je lui ai envoyé pas loin de 2.000 vidéos ou photos de moi. »
Des modèles interrogées racontent avoir été orientées vers des contenus toujours plus « hard ». / Crédits : Jerome Sallerin / Rojer
Elisa, 24 ans, raconte un basculement quasi-immédiat. En avril 2024, elle collabore avec Mathieu (1), 21 ans, rencontré sur TikTok. Il se dit agent et poste régulièrement des vidéos de ses séances de musculation. Le nouveau manager aurait demandé à voir ses accessoires et sa lingerie avant qu’elle ne tourne ses vidéos. Il lui aurait proposé à plusieurs reprises et avec insistance de réaliser des sextapes ou des webcam en live. Le garçon se serait même proposé de participer en la regardant se masturber, ajoutant l’idée de « plans à trois ou à quatre » avec des « acteurs professionnels ». « Je lui proposais de faire des vidéos avec mon compagnon, mais il me disait que c’était trop classique, dépassé, que ça n’intéressait personne », explique-t-elle :
« J’ai fini par comprendre qu’il voulait surtout que je fasse des choses avec lui. »
Un repaire de masculinistes
Les messages se seraient multipliés et le jeune homme serait devenu de plus en plus insistant. Elle a des journées bien chargées : une vie de famille avec son enfant, ses études la journée, et sa profession qui lui permet de gagner quelques centaines d’euros le soir. Lui sait, mais ne veut rien entendre. « Il m’a harcelée pendant ces trois semaines de collaboration, non-stop. » Puis la bascule. « Il m’a proposé des choses qui sortaient complètement du cadre professionnel », explose Elisa au fil de son récit. Mathieu lui aurait par exemple envoyé une photo de son pénis. « Tu ne l’as pas aimé ? », interroge-t-il. Un jour, l’homme lui aurait expliqué par message qu’il vient d’avoir un rapport sexuel avec sa compagne et qu’il a « encore envie » ; il demande alors à Elisa de lui envoyer une vidéo d’elle. La modèle décline.
Semaine après semaine, Christine voit également ses rapports changer avec son manager : « Au début il m’écrivait : “Je t’aime beaucoup” dans ses messages. On aurait pu dire que c’était mon mec, c’était bizarre… » Ils s’enverraient énormément de textos. « Quand je ne répondais pas tout de suite, il s’énervait. » Thibault se serait également mis à la rabaisser « constamment » et à l’« humilier » :
« Il me disait que je n’étais pas belle, pas intelligente et que j’étais instable psychologiquement. »
Sur le site Internet de son entreprise et sur les réseaux sociaux, Thibault explique qu’il n’a ni brevet ni bac, mais qu’à seulement 20 ans, il est déjà à la tête d’une boîte de minage de crypto-monnaies qui l’aurait rendu millionnaire. Sur TikTok, il parade dans des hôtels de luxe à Dubaï et met en scène des interviews où il se vante de dépenser entre 30.000 et 60.000 euros par mois… Difficile de déceler le vrai du faux. Mais le discours fonctionne sur Christine :
« Il avait l’air sûr de lui, calme… Il avait même acheté un publi-reportage dans Challenges ! »
Thibault serait l’archétype d’une génération de jeunes agents, obnubilés par leur image et l’argent. Biberonnés aux tutos YouTube pour apprendre à faire fortune en 48 heures, ces apprentis « businessman » auraient entre 16 et 30 ans, et seraient tentés par le crypto trading ou le drop shipping. « Ils achètent des followers pour avoir l’air sérieux… », soupçonne Khalamite, la modèle de 25 ans qui n’a accepté les propositions d’aucuns de ces agents, qu’elle juge « fake ». « Bizarrement, ils ont des milliers d’abonnés mais aucun like ou commentaire sur leurs posts ! » Certains distillent des conseils sur YouTube, d’autres vendent des formations payantes. L’influenceur fan de Poutine La Menace, ou le coach en développement personnel et ex-compagnon de route d’Alain Soral Jean-Marie Corda, font la promotion de ce modèle d’opulence et de misogynie. Ils ont eux aussi monté leur agence OFM, abréviation d’« OnlyFans Mym ». D’autres, comme le youtubeur Hugo Matias, recommande à ses 5.000 abonnés :
« Les femmes aiment les connards alors n’hésite pas à être un connard avec des modèles OnlyFans. »
Sur des groupes Telegram, cette communauté s’échange astuces et petites annonces pour « vendre » ou « acheter » des modèles et recruter des tchatteurs. Un homme y commente dans une sortie misogyne :
« Je cherche une niche à la modèle, elle n’est pas super bonne, mais a un bon petit cul. »
Certains fils cryptés classifient les modèles en fonction de leur « style » ou de leur origine ethnique. « Tous ces mecs sont incohérents : ils veulent faire de l’argent grâce à nous, mais ils nous méprisent », s’insurge Louve, 27 ans, qui a inscrit « no agency » directement dans sa bio Instagram :
« Ils ne sont pas légitimes à vouloir nous “aider”. Ils ne sont pas confrontés aux stigmatisations. Pour eux, le sexe est un dû. »
Rendez-vous devant les tribunaux
Pas toujours légitime, non plus, en termes de business : le manager d’Elisa lui aurait rapporté deux abonnés et aucun bénéfice durant leur mois de collaboration. Après qu’il l’ait insulté, elle et son compagnon, la jeune femme aurait bloqué Mathieu sur les réseaux sociaux. Elle lui aurait fait un virement de 41 euros et n’aurait, depuis, jamais eu de nouvelles. « Je me suis fait berner et j’ai peur maintenant de l’utilisation qu’il pourrait avoir de mes contenus », s’inquiète-elle. Contacté, Mathieu a affirmé qu’« aucune modèle ne s’est jamais plaint » de lui. « Je n’ai jamais été contre le consentement de la personne », a-t-il seulement ajouté.
Malgré la fin de la collaboration, Christine a elle encore affaire à Thibault. Le manager aurait changé ses mots de passe et ses coordonnées bancaires sur Mym pour tenter de récupérer les derniers 30.000 euros stockés sur son compte. La modèle alerte la plate-forme, qui bloque le virement. Quand elle signale à son ex-manager qu’elle veut rompre le contrat, celui-ci lui répond :
« Non tkt. »
Fin 2023, la modèle a reçu un courrier d’assignation au tribunal civil pour la prétendue non-observation de son contrat. Contacté, Thibault a préféré répondre par le biais de son avocat, Me Souidi Eizer :
« Il y a violation contractuelle. Mon client a respecté le contrat, il n’y a pas eu de pratiques en catimini, mais des manquements contractuels imputés à certains modèles. »
Il explique qu’une autre modèle serait également assignée. « Pour l’heure, aucune d’elles n’a dénoncé le contrat les liant à la société Intima Media. » Avec cette société, Thibault réclame à Christine un remboursement de 20.000 euros, en plus de 65.000 euros de dommages et intérêts.
« Ils ne sont pas légitimes à vouloir nous “aider”. Ils ne sont pas confrontés aux stigmatisations. Pour eux, le sexe est un dû. » / Crédits : Jerome Sallerin / Rojer
« Un escroc demande à ce que son escroquerie soit validée par la justice », dénonce maître Tom Michel, l’avocat de Christine, qui a porté plainte pour escroquerie en février 2024. « Assigner une personne en justice parce qu’elle a refusé de faire des photos intimes d’elle-même est très problématique du point de vue du consentement. » Lui assure qu’un contrat peut toujours être défait, avant de souligner le manque de professionnalisme et de connaissance juridique du plaignant :
« Thibault a reconnu auprès de ma cliente que son contrat avait été rédigé sur chat GPT ! »
(1) Les prénoms ont été modifiés.
Dans les affaires en cours, les agents comme les modèles sont présumés innocents.
Illustrations de Jerome Sallerin / Rojer.
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