Un matin de septembre 1982, cheveux crépus fraîchement coupés et chemise à la mode rentrée dans le jean, mon père, El Hachmi Rhrissi, a posé le pied sur le quai de la gare de Caen (14). « C’était merveilleux ! », lâche-t-il entre deux toux causées par sa consommation excessive de cigarettes. « J’avais une grande idée de la France, je ne m’attendais pas à venir faire des études ici. » Du haut de ses 20 ans, sa vie d’adulte commençait, loin du désert marocain où il a grandi. Quarante ans plus tard, il évoque avec émotion ce temps glorieux où renverser le capitalisme et remporter un prix Nobel faisait partie du champ des possibles.
Sur la commode en bois, dans le salon de mon adolescence à Saint-Gratien (95), les portraits de mes grands-parents à la peau brunie par le soleil côtoient celui de mon aïeul normand guidant son cheval de trait et les yeux bleu clair de mémé Odette. Mon papa est un prof de physique chimie un peu poète, du genre mélancolique. Moi, je suis devenue journaliste. Ça tombe bien, j’ai décidé de me plonger dans son passé, l’histoire d’une immigration peu connue : celle des étudiants marocains venus remplir les bancs des universités françaises, aidés par des bourses du royaume. Si les années 1960 voient les Maghrébins affluer dans les usines françaises, « les années 1970 – et ce, jusqu’au milieu des années 1980 – étaient un âge d’or pour les Marocains qui voulaient étudier en France », souligne le chercheur Bruno Laffort, auteur d’une thèse sur cette immigration particulière (1).
D’année en année, notre politique d’accueil des étudiants étrangers s’est durcie au point d’en devenir cruelle et réservée à une minorité. À l’époque de mon père, les élèves venus du Maghreb étaient en partie issus de milieux populaires ou de la classe moyenne. Un visa n’était pas nécessaire, une inscription à la fac suffisait. Aujourd’hui, mes cousins n’ont quasiment aucune chance d’étudier en France. Le dernier qui a traversé la Méditerranée l’a fait illégalement.
Trois Jorfiens à la conquête du monde
À la porte du Sahara, la région du Tafilalet abrite ces oasis qui permettent aux habitants de maintenir une agriculture vivrière sous les palmiers-dattiers malgré le climat aride, grâce à un système d’irrigation ancestral. C’est là qu’a grandi mon père El Hachmi, troisième d’une fratrie de six, petit garçon bagarreur à la peau plus foncée que les autres. Un été sur deux, quand j’étais enfant, je rendais visite à ma famille de Jorf, au sud-est du Maroc. J’avais l’impression de faire une mission top secrète dans une machine à voyager dans le temps. Je découvrais qu’il y avait des endroits sur terre dépourvus d’internet sauf au « cyber-kawa ». Des maisons où les bambins ont le droit de se coucher à 23h pour profiter de la fraîcheur nocturne, où les hommes ne mangent pas à la même table que les femmes et où l’on fait son pain tous les matins dans un four en terre.
Avant d’arriver dans le Calvados, mon père a pris le bus à Jorf direction Tanger, le bateau jusqu’à Marseille (13) puis le train pour arriver à Toulon (83). Là-bas, une visite de courtoisie à son propre père et ses collègues de sueur s’imposait. Dans les années 1950, mon grand-père Abid est le premier de la famille à avoir rejoint la France pour gagner sa croûte. L’Algérie française, plus précisément. Après l’indépendance de 1962, son patron, un pied-noir arabophone, a émigré dans la métropole. Il a embarqué les travailleurs avec lui dans sa plantation de rosiers dans le Var. Abid n’a jamais appris le français et rentrait à Jorf tous les étés auprès de sa femme et ses six enfants, sans jamais s’affranchir de sa culture d’origine.
En haut, Abid Rhrissi à La Crau, près de Toulon, fin des années 80 début 90. En bas, Jorf au Maroc. / Crédits : DR
Aux yeux de mon père, au contraire, le pays dirigé par le socialiste François Mitterrand représente la liberté et la prospérité, bien loin des traditions du village. Mais très vite, « le choc ». En Normandie, le matheux réalise qu’il ne maîtrise pas totalement le français. Il n’a pas d’ami, entend des idées racistes… L’adaptation loin de la palmeraie n’est pas si aisée. Heureusement, il peut compter sur ses deux amis d’enfance, partis étudier une première année à Lyon (69), avant de le rejoindre à Caen. Il y a le discret Karim El Ouassouli, Seddik Abdelkhaled, le guilleret, et mon père, le passionné. Le trio se connaît depuis la primaire et habite des maisons voisines au village. Ils se sont suivis pour des études en France. Tout au long des années 1980, ils restent inséparables, guidés par la lutte révolutionnaire et la soif d’apprendre.
Le rock et la débrouille
« C’était la galère », souffle Karim, devenu éducateur à Tours (37), quand je lui passe un coup de fil pour qu’il me raconte son arrivée à Lyon. Un jour de septembre 1982, Karim et Seddik débarquent au Crous pour demander les clefs de leurs chambres. L’agent d’accueil de la cité U les envoie bouler : « C’est pas comme ça que ça marche Messieurs. Il faut postuler pour l’année prochaine ! » Les deux fils de paysans retournent penauds, sacs à l’épaule, à la gare de Lyon Perrache et passent leur première nuit sur des cartons. À 5h du matin, des policiers les réveillent en se moquant bruyamment de leurs chaussettes trouées, déroule-t-il. Avant de les dégager. Seddik, aujourd’hui ingénieur de 64 ans, complète :
« On atterrit de Jorf pour arriver dans la deuxième plus grosse ville de France. On était complètement perdus. »
Finalement, les deux oasiens trouvent un foyer de jeunes travailleurs où passer leurs premières semaines.
El Hachmi et des amis à 16 ans à Erfoud, près de Jorf / Crédits : DR
Pour les fêtes de Noël 1982, mon père El Hachmi rend visite à ses deux amis à Lyon. À Caen, en Normandie, il a bien rencontré des gens de Casablanca et de Rabat, mais il se sent seul. Karim et Seddik lui répondent que la capitale des Gaules est une grande ville où les gens manquent parfois de tolérance pour les étrangers. L’intuition était juste. Quatre décennies sont passées et mes collègues spécialistes de l’extrême droite enquêtent sur des groupuscules néonazis lyonnais de plus en plus violents.
« Caen, c’est petit, accueillant, il y a plein de Marocains ! Rejoignez-moi », leur propose mon père. Affaire conclue. Karim et Seddik redoublent et s’inscrivent dans le Calvados. Dès la rentrée de 1983, ils s’installent tous les trois en coloc’ dans un F3 à Hérouville, à dix minutes en bus de la fac. Leurs journées sont rythmées par les cours, la bibli’ et les soirées sur des hits de Bob Marley ou des Rolling Stones. L’aventure nourrit leur quotidien, mais l’attachement au pays subsiste. « Tous les étés, on rentrait à Jorf. On ne voulait pas aller à la mer. C’était les dunes de sable et rien d’autre. On était heureux ! », revit Seddik au téléphone.
Les bourses du roi
Les trois Marocains sans le sous n’auraient pas pu partir à l’aventure si la politique du royaume de l’époque ne les y avait pas poussé. « En terminale, on nous a proposé de déposer des dossiers pour la France, la Belgique et le Canada. Sur trente élèves, une dizaine ont été pris », se remémore mon père, l’un des meilleurs élèves de sa classe. Au Maroc, les facultés font défaut à une jeunesse avide de compétences. Des filières comme la pharmacie ne sont même pas enseignées. Hassan II a pourtant besoin de fonctionnaires, d’ingénieurs et de médecins pour la bonne marche de son pays. En France, les universités de province qui viennent d’ouvrir leurs portes cherchent à remplir leurs amphis. Alors, le roi met en place un système de bourses délivrées à tous ceux qui sont acceptés sur l’autre rive. Pas grand-chose : 1.000 dirhams – l’équivalent de 100 euros – tous les trois mois. Assez pour financer un départ.
En 1981, mon père préparait son bac option sciences mathématiques au lycée public d’Errachidia, à 90 km de son village natal. L’oasien rêveur de 19 ans remplit une fiche pour un diplôme d’études universitaires générales (DEUG) en sciences exactes à Caen (14). « J’ai tenté sans trop y croire, pour voir autre chose. » Le choix de la ville se fait un peu au hasard, un peu pour être loin de son père. Beaucoup sont allés à l’université de Lille (59), celle de Compiègne (60) ou encore la plus récente, celle d’Amiens (80), inaugurée en 1969. « Les Marocains de milieux modestes savaient qu’il ne fallait pas demander Paris s’ils voulaient avoir une chance. C’était réservé à ceux qui avaient des passe-droits. Tandis que le Nord était réputé plus chaleureux que le Sud », décrypte le sociologue Bruno Laffort, qui a étudié le cas de la métropole lilloise. Les sciences dures, assurant plus de débouchées, sont davantage prisées que les lettres.
Une fête étudiante et des étudiants marocains devant la fac de Caen. / Crédits : Khalil Khayat - DR
Unem et années de plomb
Aux pays des droits de l’Homme, les trois Marocains découvrent la précarité à la française. Quasiment toutes leurs bourses passent dans leur loyer. Pour survivre, Karim, Seddik et El Hachmi font des petits boulots pendant les vacances. Il leur arrive de piquer de quoi manger au Carrefour. « Mais ne l’écrit pas dans l’article ! », se marre mon paternel. Seddik garde en mémoire une soirée épique. « On avait entendu parler des encombrants tous les premiers jeudis du mois. C’était parfait pour équiper notre appartement », s’amuse-t-il :
« Un soir, on a trouvé un frigidaire d’un mètre et demi avec Hachmi. On l’a transporté sur nos têtes en pleine nuit. Une marche terrible ! Je n’oublierai jamais la douleur que j’ai ressentie. »
Si leur pauvreté étudiante leur évoque des souvenirs joyeux, c’est que la solidarité était de mise. Dans les années 1980, l’Union nationale des étudiants du Maroc (Unem) est en force sur le campus caennais. Les membres du syndicat créé en 1956, d’idéologie socialiste puis marxiste-léniniste, placardent des messages anti-impérialistes sur les murs de la fac. Ils aident aussi les nouveaux à s’intégrer. Mon père devient rapidement responsable du ciné-club. « Je passais des grands classiques italiens ! » Et de citer la comédie noire « Affreux, sales et méchants » d’Ettore Scola sortie en 1976. Surtout, c’est un lieu de politisation. Selon Karim, « l’Unem est une école qui a paradoxalement formé des cadres actuels du système marocain ». Les réunions politiques sont interminables. El Hachmi liste l’ordre du jour :
« On parlait du Makhzen, du Sahara occidental et du Polisario, de la Palestine… »
Le terme « makhzen », bien connu des Marocains, signifie « magasin » en arabe. Il est utilisé pour désigner le système politique marocain et ses ramifications. « L’Unem était importante parce qu’en France, on avait le droit de critiquer le régime et de manifester notre solidarité avec le peuple marocain », continue mon père.
Au Maroc, le souverain a interdit l’organisation étudiante pendant cinq ans, de 1973 à 1978. La monarchie alaouite vit ses « années de plomb ». Depuis la fin du protectorat en 1956 (3), le peuple marocain peine à profiter des fruits de l’indépendance. L’instabilité politique règne et menace le trône. Après la tentative de coup d’État de 1963, la répression d’Hassan II contre ses opposants est féroce. En 1981, Les émeutes de Casablanca, déclenchées par la hausse des prix du blé, de la farine et de l’huile, font des centaines de victimes, fusillées par les forces de l’ordre. Les campus marocains sont particulièrement surveillés. Hassan II se méfie des intellectuels et des étudiants. D’après le spécialiste Bruno Laffort :
« Le gouvernement préférait voir les contestataires hors du pays. Avec les bourses, il a encouragé les départs. »
El Hachmi et d’autres Marocains sur le ferry de l'Espagne au Maroc. / Crédits : DR
Omar, le grand frère disparu
À l’Unem de Caen, Karim est l’un des militants les plus acharnés. En 1984, son grand frère a disparu dans la nature. Omar El Ouassouli, né à Jorf en 1955, a étudié à l’École nationale d’agriculture (ENA) de Meknès, bastion de la contestation étudiante. L’activiste milite pour la levée de l’interdiction de l’Unem au Maroc puis rejoint Ila Al Amame (« En Avant » en arabe), l’organisation d’extrême gauche d’Abraham Serfaty. Le célèbre opposant marocain, juif communiste d’origine tangéroise, se bat pour la fin de la monarchie. Pour ça, il a passé près de dix-sept ans en prison. À partir de 1979, Omar devient ingénieur agricole pour le gouvernement à Khénifra, dans le Moyen-Atlas. L’aîné de la fratrie faisait déjà part à ses proches de menaces policières et de séances de torture. Dans une lettre datant de 1983, retranscrite par Karim dans son livre racontant son combat pour la vérité (2), il écrit :
« En octobre 1980, alors que j’essayais de régler le problème de ma mutation (et ceci, après les multiples menaces de la police secrète marocaine) j’ai été surpris par le blocage de mon compte bancaire fait par les autorités marocaines… J’ai été convoqué à Rabat… J’ai été conduit à un endroit secret de torture où je suis resté 27 jours en subissant toutes formes de tortures physiques et morales… J’ai été relâché sous condition de rester à Rabat et de signer chez les autorités à 8 heures du matin et à 8h du soir… »
Abraham Serfaty rend visite aux militants d'Il-al-Amame à Paris après sa libération en septembre 1991, El Hachmi à sa droite. / Crédits : DR
Pour poursuivre son militantisme et pour sa propre sécurité, l’ingénieur Omar entre dans la clandestinité et s’exile en Europe. Un an après sa missive inquiétante, il doit revenir au Maroc dans le cadre d’un projet de recherche. Il dort caché dans des chantiers plutôt qu’à l’hôtel avec le reste de l’équipe scientifique. Malgré ces précautions, Omar s’évapore. 40 ans plus tard, la famille El Ouassouli se bat toujours pour que le gouvernement marocain fasse toute la lumière sur ce drame. L’Association marocaine des droits humains (AMDH) estime que les années de plomb ont fait des dizaines de milliers de victimes – tuées, blessées, emprisonnées, disparues et exilées – et au moins 3.000 morts.
« Le pire c’est de ne pas connaître son sort. Est-ce qu’il est toujours vivant ou mort ? Est-ce qu’il y a eu de la torture ? », confie son cadet, Karim, qui vit la tragédie depuis Caen, où la terreur instaurée par Hassan II s’immisce jusque dans les couloirs de la faculté. Son lien de filiation avec un opposant identifié l’oblige à être prudent. « Une fois, deux Marocains sont venus me dire qu’on leur avait montré une photo de moi aux douanes. » Cette année-là, il fait l’impasse sur ses vacances d’été à Jorf.
Un autre ami de mon père – qu’il a rencontré lors d’un congrès de l’Unem à Paris – s’est réfugié à l’université de Dijon (21) pour échapper à la répression. En 1984, Mohammed Kchikech est en licence à l’Université d’Oujda, au nord-est du Maroc, quand des émeutes éclatent. L’étudiant syndiqué voit ses camarades se faire arrêter les uns après les autres. Il décide de partir, aidé par un voisin travailleur immigré revenu dans son village natal pour l’été. « Je suis parti en voiture sans rien d’autre que mon passeport », se souvient ce professeur de physique dans un lycée de Bourgogne. Le Marocain, qui n’a même pas emporté son diplôme du baccalauréat avec lui, doit recommencer ses études supérieures à zéro. « Les copains de l’Unem et le doyen de l’université, engagé à gauche, ont fait en sorte que je puisse m’inscrire en dehors des clous », révèle-t-il. Pendant dix ans, il ne retourne pas chez lui. Son père est décédé juste après son départ. Mais sur son lit de mort, le militaire à la retraite avait demandé à sa mère et ses frères de ne pas en parler à Mohammed, pour éviter que son fils ne se mette en danger en rentrant au bled. « Quand je l’ai appris trois ans plus tard, ça m’a été insupportable », s’émeut l’enseignant de 63 ans.
La carte de l'UNEM de Mohammed Kchikech en 1984 et El Hachmi dans une chambre de la cité universitaire à Caen, année universitaire 1982-83. / Crédits : Mohammed Kchikech - DR
« Toi, t’es pas un arabe comme les autres »
Mon père n’avait pas que des copains révolutionnaires. Il y a aussi ceux avec lesquels il a continué de jouer au foot après les années de fac. Les deux frères Khayat, Khalil, 63 ans et Zinedine, 67 ans, ont grandi dans une famille de la classe moyenne. Leur père était transporteur de cars à Béni Mellal, au centre du Maroc. Je vais leur rendre visite dans le 16e arrondissement de Paris, où se trouve l’appartement cossu du plus âgé, devenu médecin endocrinologue. Moulures au plafond et babouches à l’entrée. « Les gars de l’Unem avaient des idées humanistes mais ils étaient quand même d’extrême gauche. Heureusement qu’ils n’ont pas pris la tête du Maroc », tacle Zinedine. « J’ai dû cotiser à l’Unem quelques fois. Niveau solidarité, ils étaient top », nuance son frère Khalil, prof d’électronique dans un lycée professionnel, à Villepinte (93).
« Mon père n’avait pas que des copains révolutionnaires. Il y a aussi ceux avec lesquels il a continué de jouer au foot après les années de fac. » / Crédits : Khalil Khayat - DR
En Normandie, si la dictature se fait plus lointaine pour les jeunes Marocains, le racisme est une nouveauté. Khalil confie :
« Quand on se promenait seul dans la rue, en dehors de la fac, on n’était pas rassurés. Il y avait des agressions gratuites. »
En juin 1987, le propriétaire marocain du magasin « Aux épices d’Atlas », en face de la gare de Caen, est tué par le groupuscule d’extrême droite de « la Main blanche ». Un fait divers qui l’a bouleversé.
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Zinedine raconte aussi que certains Français étaient surpris de rencontrer des Maghrébins alphabétisés. Pour financer ses études de médecine, il a travaillé un mois dans une usine Moulinex :
« Les ouvriers nous ont demandé de compter jusqu’à cent. Ils ne croyaient pas qu’on savait écrire. »
Dans le même esprit, Mohammed Kchikech, un ami de lutte de mon père, a vécu une scène cocasse dans les années 1980. Ce passionné de physique était en région parisienne pour un projet de recherche. Le soir de son retour pour Dijon, paumé dans le labyrinthe de la station Châtelet-Les Halles, il est contrôlé par cinq policiers. « Qu’est-ce que vous avez dans votre cartable ? » l’alpague l’un d’eux. « Des poudres », répond l’apprenti chimiste, un poil blagueur. L’agent pointe alors son pistolet sur sa tempe. Un autre sort un canif pour goûter la poudre blanche, façon film américain. « Non, non ! Il y a du baryum, c’est une solution chimique mortelle », s’écrit Mohammed. « En plus, il joue au chercheur », lui répond l’îlotier. L’étudiant finit par prendre peur. Il s’en sort en leur montrant la carte de visite de son professeur.
Et puis il y a le racisme qui ne dit pas son nom, de la part des camarades du même camp politique. Une autre fois, Mohammed se rend à une soirée organisée par le Parti communiste de Dijon pour donner une conférence sur la situation politique de son pays. Au repas qui suit, quand le jeune marxiste se sert un verre de vin, un vieux militant de la CGT lui tape sur la cuisse et lui glisse : « Toi, t’es un bon gars, tu es intégré ». Mohammed explose de colère : « Pauvre con ! Tu n’as pas écouté mes analyses sur l’histoire du Maroc ? »
Chibanis intellos
« L’amitié, le militantisme, la culture, la fac… C’était une belle époque », résume mon père, un brin nostalgique. « Tout ça a disparu. » Près d’un demi-siècle plus tard, les universités françaises sont le privilège des maghrébins capables de mettre la main à la poche. Les Marocains sont toujours les alumnis internationaux les plus nombreux : ils étaient 46.000 inscrits dans l’enseignement supérieur en 2023 selon Campus France. Sauf qu’ils doivent débourser 6.540 euros pour s’inscrire en licence puis en master à l’université publique – contre 583 euros pour les Français et les membres de l’Union européenne – et se battre avec une administration toujours plus kafkaïenne pour renouveler leurs titres de séjour. Forcément, je repense à mes cousins de Jorf. Le dernier qui a rejoint l’Europe est ouvrier agricole, sans-papiers et avec la peur au ventre. Quant à l’Unem, à l’instar du déclin de la gauche révolutionnaire, c’est désormais une coquille vide.
Que sont devenus la bande de Caen et les camarades de lutte de mon père ? Leurs trajectoires de vie se sont écartelées, parfois comme leurs idées. La plupart se sont mariés, avec des Françaises ou des Maghrébines. Certains ont eu des enfants, en France ou au Maroc… Après ses études, Seddik n’a pas trouvé de boulot dans une entreprise française. Alors, il a pris un poste d’ingénieur dans son pays natal. Le père de trois enfants travaille aujourd’hui pour le ministère des Travaux publics et « adore le Makhzen », ironise-t-il. Karim a bossé dans le social pendant 30 ans avec des familles en difficulté de la région de Tours. Il est toujours opposé au régime qui a fait disparaître son frère mais veut passer sa retraite au Maroc. « En France, les vieux sont maltraités. » Le Jorfien tient aussi à « continuer le chemin sur le théâtre des événements ». Une façon de dire qu’il veut vivre là où son drame politique et familial a eu lieu.
Le mariage de El Hachmi et Christine Rhrissi à la mairie de Caen 1991. / Crédits : DR
Mon père rêvait d’être chercheur. Il a dû devenir prof remplaçant pour gagner sa vie. En 1991, il épouse Christine Duchemin, ma maman, à la mairie de Caen. « Pourquoi vous vous êtes mariés ? Pour les papiers ? », je demande. Oui et non. Mon père voyait ses connaissances passer devant le maire pour ne pas être expulsées. « J’aimerais bien ne pas me marier par contrainte », balance-t-il à ma mère un jour, à la table d’un café. « C’est toute la poésie d’Hachmi », s’amuse-t-elle aujourd’hui. « On ne voulait pas faire de fête mais les copains de l’Unem nous en ont payé une. »
(1) « L’immigration des intellectuels marocains en France », éd. Karthala, 2009.
(2) « Maroc. Les années de plomb. Entre le discours et les réalités », éd. Annahj Addimocrati (La voie démocratique), 2006.
Edit le 12/04/2023 : La fin du protectorat intervient en 1956 et non en 1952 comme écrit précédemment.
Image de Une de Caroline Varon.
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