« Pourquoi tu fais le ramadan ? C’est ton mari qui t’oblige ? » Julie (1), éducatrice spécialisée, se rappelle encore cette question aux relents islamophobes. Lors d’une formation, ses collègues découvrent qu’elle jeûne et l’interrogent de façon intrusive. « J’ai eu l’impression d’être infantilisée et assignée à une image de femme soumise à son mari qui ne me correspond pas », se remémore-t-elle. Aujourd’hui, dans la crèche où elle travaille, elle redoute toujours les réactions de ses collègues au début du ramadan. « Un mois avant, j’ai commencé à angoisser », explique-t-elle :
« Est-ce que je pars ou je reste pendant la pause-repas ? Est-ce que je dis que je suis musulmane ? Comment je m’y prends ? »
Sarah, Souad, Amina, Asma (1) ou encore Nawal racontent le même inconfort sur leur lieu de travail quand commence le mois de jeûne. Cette année, du 11 mars au 9 ou 10 avril – soit 28 jours – les fidèles cessent notamment de boire et de manger, de l’aube au coucher du soleil. Une pratique autorisée en milieu professionnel, mais qui peut les exposer à des remarques déplacées et les pousser à adopter des stratégies d’évitement.
Micro-aggressions
Le manager de Sarah a appris sur le tas qu’elle était de confession musulmane. Dans l’open space, devant tout le monde, il lui balance immédiatement :
« Le ramadan, c’est bientôt ! Je sais que vous faites des bricks, des trucs comme ça, donc prévois ma part s’il te plaît. »
La salariée de 28 ans est alors coordinatrice dans un centre de formation. À l’approche de l’Aïd – la fête religieuse qui clôture le ramadan – son supérieur récidive : il réclame cette fois des pâtisseries orientales. « Au bout d’un moment, je me suis sentie obligée », confie la jeune femme, lasse, qui prend sa revanche en amenant les gâteaux une semaine où il est absent.
Des remarques sur la nourriture, Souad, sage-femme, en a aussi reçues. À l’hôpital, impossible de jeûner sans que ses collègues ne le remarquent : il n’y a pratiquement aucun espace personnel et pas d’intimité. Lorsqu’elle est de garde, elle doit rompre le jeûne sur place et ses repas sont scrutés à la loupe. Les soignants s’attendent à ce qu’elle ramène des plats « hyper festifs » et s’étonnent qu’ils soient plutôt basiques. « Ces clichés sont fatigants », soupire la sage-femme. Ils l’assaillent également de questions tout au long de la journée : « Est-ce que tu as le droit de boire ? », « Ce n’est pas trop dur ? », « C’est toute la journée ? ». Des interrogations d’apparence anodines, mais que Souad vit comme des micro-agressions. Elle aimerait que sa pratique religieuse reste de l’ordre de l’intime.
À LIRE AUSSI : Ramadan en prison : un mois difficile pour les détenus et leurs familles
Pour Alice, jeune convertie, le moment le plus pénible au travail a été ce qu’elle décrit comme un « coming out musulman ». À l’époque, elle est chargée de mission à l’antenne locale d’une grande association. Plusieurs musulmans font partie de l’équipe, ce qui la met en confiance. Elle décide de jeûner tout en restant « hyper stressée » :
« Mes collègues m’ont demandé si j’étais musulmane, pourquoi je m’étais convertie. Je leur ai dit que c’était intime, que je n’avais pas envie de leur dire. »
Un « moment désagréable » et « intrusif », commente la jeune femme. « Je n’attendais pas qu’elles me souhaitent un bon ramadan, mais juste que ce soit accueilli comme quelque chose de ok et de normal. »
« Pourquoi tu ne jeûnes pas ? »
Nawal se rappelle très bien d’une réunion de budget avec ses chefs. L’un s’étonne de la voir un café à la main, ne fait-elle pas le ramadan ? Elle est indisposée, lui répond-elle. Au moment de leurs menstruations, les femmes sont dispensées de jeûner – une spécificité souvent méconnue des non-musulmans. Nawal assiste alors à une discussion « surréaliste » : « Tu dois être plutôt serviettes lavables vu ton côté écolo », tente-t-il. « Non, son truc c’est plutôt la cup », répond sa supérieure. Elle débriefe aujourd’hui :
« Comment on a pu passer aussi rapidement de mon intimité religieuse à mon intimité physique ? »
Elle a depuis attaqué aux prud’hommes cette entreprise pour d’autres faits de harcèlement. Dans le même temps, elle a lancé le projet « Balance ton boss », pour lutter contre les violences et les discriminations au travail, y compris islamophobes.
Amina, stagiaire dans une grande entreprise de construction automobile a, elle, décidé de manger en cachette pendant ses menstruations. Même si elle répond volontiers aux questions sur les règles et le ramadan d’ordinaire, elle ne s’est pas sentie de le faire auprès de ses collègues, des hommes assez âgés qui font souvent des blagues sexistes.
Évitement
À l’hôpital, Souad se cache également, par pudeur mais aussi parce qu’elle n’a pas envie d’entrer dans des débats religieux. « Ce principe n’est pas toujours bien compris par les gens qui n’ont pas la foi. Ils pensent que la religion exclut la femme à cause de ses règles. » Dans le cabinet où elle travaille maintenant, elle n’a dit qu’à deux collègues dont elle est proche qu’elle fait le ramadan :
« J’ai la tranquillité de ne pas être assaillie de questions et de commentaires. »
Mais cette décision peut vite devenir un casse-tête logistique lorsque la pause-déjeuner est un rituel au travail. Asma en a fait l’expérience durant son stage dans un ministère. « J’ai inventé 1.001 stratégies au travail pour ne pas dire que je faisais le ramadan ! » L’étudiante en droit de 24 ans a, chaque jour, une excuse pour esquiver le repas de midi. « Je disais que je voulais continuer de travailler, que je n’avais pas trop faim, que ce qu’il y avait à la cantine n’était pas bon, que j’avais un truc à manger dans mon sac », énumère-t-elle. Ses collègues, qui savent pourtant qu’elle est musulmane, ne se doutent de rien. « Ils pensaient que je faisais un régime », rit-elle.
À LIRE AUSSI : « Nous sommes des femmes précaires et racisées qui portent une lourde charge »
Islamophobie ambiante
Rétrospectivement, la jeune femme analyse son comportement comme une forme d’ « auto-censure » :
« Je n’ai jamais reçu de propos racistes de mes collègues et pourtant, je ne me sentais pas à l’aise. »
Asma a grandi dans le centre de Paris, dans un milieu « hyper blanc » où l’islamophobie peut aussi venir de personnes « de gauche et anticléricales », au profil similaire à ses collègues fonctionnaires. « J’ai la flemme d’être prise de haut parce que je crois en Dieu », souffle-t-elle. Elle relie aussi ce choix au « contexte islamophobe », où « il suffit d’allumer sa télé pour entendre trois remarques racistes par minute ».
Peu importe le métier, toutes ont raconté un épisode qui les a dissuadées d’ouvrir la discussion sur leurs pratiques religieuses. Pour Souad, au cabinet médical, ce sont des réflexions sur les patients qui souhaitent jeûner malgré leurs problèmes de santé. Dans l’école supérieure où travaille Sarah, des reproches faits aux étudiants en retard qui ne se seraient pas réveillés à cause du shur – le repas pris avant le lever du soleil. Dans la crèche de Julie, des commentaires sur le rythme et la fatigue des parents, dûs au jeûne selon ses collègues.
Ce climat en dissuade certains de jeûner tout court, comme Alice, lors de son tout premier ramadan en tant que jeune convertie. À l’époque, elle travaille au siège d’une grande association. Dans l’open space, elle a déjà entendu des débats sur le voile ou des blagues islamophobes. « Je sentais que ça n’allait pas le faire, que j’allais avoir des remarques et des questions », raconte la jeune femme qui décide de limiter son jeûne aux jours de télétravail et au week-end :
« Je ne l’ai pas vécu comme un drame, parce que c’était la première fois. Mais c’est quand même frustrant de conditionner ton ramadan au regard de tes collègues. »
(1) Les prénoms ont été changés.
Illustration de Une de Aurélie Garnier.
Cet article est en accès libre, pour toutes et tous.
Mais sans les dons de ses lecteurs, StreetPress devra s’arrêter.
Je fais un don à partir de 1€Si vous voulez que StreetPress soit encore là l’an prochain, nous avons besoin de votre soutien.
Nous avons, en presque 15 ans, démontré notre utilité. StreetPress se bat pour construire un monde un peu plus juste. Nos articles ont de l’impact. Vous êtes des centaines de milliers à suivre chaque mois notre travail et à partager nos valeurs.
Aujourd’hui nous avons vraiment besoin de vous. Si vous n’êtes pas 6.000 à nous faire un don mensuel ou annuel, nous ne pourrons pas continuer.
Chaque don à partir de 1€ donne droit à une réduction fiscale de 66%. Vous pouvez stopper votre don à tout moment.
Je donne
NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER