Tribunal de Bobigny (93) – « Je ne sais plus. » Le policier Franck V. n’a décidément que cette formule à la bouche lorsque le tribunal le questionne. Du côté des deux victimes, Rayan S. et Enzo D., les souvenirs des violences policières que l’agent leur a infligées le 11 octobre 2021 à Saint-Ouen (93) sont pourtant encore clairs et frais.
Ce jour-là, vers 21h30, une équipe de six policiers de la Compagnie d’intervention du 19ème – une formation de la BRAV-M, les motards de la police – plonge dans un quartier populaire de Saint-Ouen pour « montrer [à des collègues] une cité connue pour le trafic, dans le but d’interpeller » selon une policière présente lors de l’intervention, interrogée par l’IGPN. Enzo D. et Rayan S. sont posés à l’entrée des tours et discutent calmement. Le premier sur une chaise, le second sur un pot de fleurs.
La bouche en sang
Voyant les policiers arriver d’un chemin sombre, Enzo – qui fait office de guetteur – crie « Artena » pour prévenir de l’arrivée de la police. L’équipe de policiers cagoulés jusqu’au nez, à l’exception du chef, court alors dans la direction des jeunes, qui ne bougent pas. L’agent Franck V. saute sur les jeunes. Il donne un coup de matraque dans la bouche de Rayan, déjà étranglé par un autre policier. Puis un coup-de-poing dans l’œil d’Enzo. Rayan tombe au sol, il a la bouche en sang, deux dents sont cassées et l’œil d’Enzo se met à gonfler. Rayan raconte :
« J’ai pas eu le temps de parler que je me suis pris un coup dans la bouche. C’était un coup de matraque porté de manière gratuite. »
Il est ensuite traîné au sol jusque dans « un endroit sombre », se rappellent les victimes. Les deux jeunes sont fouillés face à un mur par les policiers qui se seraient moqués d’eux : « On s’en bat les couilles de tes dents », « J’espère que t’as une bonne mutuelle », « Tu peux même pas tenir sur tes deux jambes ». « Fils de pute », leur aurait même lancé un bleu. Les policiers relâchent les deux jeunes hommes après avoir trouvé sur Enzo 140 euros et un peu de cannabis dans les poches.
Suite aux violences, Rayan court chez lui. Sa grand-mère et sa tante le retrouvent avec la bouche et les mains pleines de sang. La matriarche crie par la fenêtre en direction des forces de l’ordre, toujours en bas du bâtiment, pour avoir des explications. « Ferme-là et vient récupérer ses affaires », auraient lancé les policiers à la retraitée.
Amnésie sélective
Rayan veut porter plainte. Au commissariat, on lui répond de se tourner vers l’IGPN. Une enquête est ouverte et les policiers sont auditionnés. Très rapidement, les soupçons se portent sur Franck V., reconnu par Enzo et Rayan, malgré l’absence totale de numéro RIO pour toute l’escouade. De nombreuses versions se font face chez les bleus. Certains disent que l’équipe a fait usage de la force, tandis que d’autres nient ou offrent différentes explications pour les blessures de Rayan. Il ne serait pas tombé, il se serait cassé les dents juste avant le contrôle ou bien ce serait des dealeurs qui lui auraient cassé les dents. Des versions ne plaisent pas au tribunal qui y trouve des « discordances majeures, qui interrogent », selon une juge assesseur.
Dans la salle d’audience, c’est au tour du policier Franck V. d’expliquer sa version des faits. Il bégaie et n’est pas très confiant. L’homme en chemise moulante, jean, chaussures de sport et au tatouage tribal le long de l’oreille joue la carte de l’amnésie. Ses « Je ne sais pas » récurrents ont le don d’agacer les magistrats. L’un des juges s’exclame :
« C’est trop facile de ne se souvenir de rien. Si c’est votre seule défense, les bras m’en tombent. »
Le policier continue de bafouiller : « Je l’ai dit dans l’audition, je ne me rappelle pas de grand-chose, il s’était rien passé de… Je ne me souviens pas de toutes mes interventions de tous les jours ». Pour justifier les différentes versions de ses collègues, Franck V. ajoute que c’est normal, avec le temps, « tout le monde ne se rappelle pas la même chose de l’intervention ». « C’est rare qu’on ait à 100% tous la même version », affirme-t-il. Mais malgré l’amnésie, une chose est suffisamment sûre pour qu’il affirme droit dans ses baskets : « Je n’ai pas porté le coup ce jour-là. » Selon lui, il n’aurait d’ailleurs « même pas » eu de matraque en main. Et selon le policier, si Rayan « était en sang avec des dents cassées, il ne serait pas reparti comme ça. On aurait appelé les pompiers ou on l’aurait gardé avec nous ».
Déjà deux condamnations pour violence
Cet ancien militaire se dit « habitué à être remis en cause ». Un euphémisme : si sa direction le décrit comme « ayant du mal à canaliser son énergie et son surplus de dynamisme », il a surtout déjà été condamné à deux reprises par son « moyen respect de la déontologie ». Pour la première, il reçoit une amende pour un coup de matraque dans l’arcade d’un jeune à Pantin. La deuxième, en 2019, c’est même une condamnation à trois mois de prison avec sursis pour avoir frappé une femme, lui provoquant 20 jours d’ITT. Il avait à l’époque créé une cagnotte pour l’aider à payer ses frais juridiques, partagée sur le groupe Facebook pro-police « Hors Service » où il indiquait agir parfois « trop virilement ».
L’agression de Rayan est la fois de trop. Après environ trois heures d’audience, le tribunal condamne l’agent à six mois d’emprisonnement ferme. Il lui est interdit définitivement d’exercer en tant que policier et son port d’armes lui est retiré pour cinq ans. Il doit verser 6.513 euros à Rayan et un euro symbolique à Enzo – conformément à sa demande.
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