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    28/02/2024

    Alerté dès 2021, Emmaüs France aurait couvert le responsable

    Emmaüs Tarn-et-Garonne accusé d’avoir exploité des enfants

    Par Jérémie Rochas

    Christian Calmejane, trésorier d’Emmaüs International jusqu’en 2023, aurait exploité des mineurs dans la communauté qu’il dirige dans le Tarn-et-Garonne. Agés de 14 à 17 ans, ils devaient trier les vêtements, gérer les espaces verts ou la crèche.

    La Ville-Dieu-du-Temple (82) – Ce 6 juin 2023 au petit matin, la brigade de recherche de Castelsarrasin, petite ville en banlieue de Montauban (82), interpellent quatre individus à leurs domiciles. Ils sont soupçonnés d’avoir détourné plus de 57.000 euros des caisses de l’association Emmaüs Tarn-et-Garonne. Parmi les gardés à vue, une figure du mouvement de l’Abbé Pierre : Christian Calmejane, ancien trésorier d’Emmaüs International – qui fédère l’ensemble des groupes dans le monde – et directeur de la communauté locale depuis 27 ans. Ce dernier a comparu devant le tribunal judiciaire de Montauban en novembre dernier et a été sommé de justifier un dépôt suspect de 83.000 euros en liquide sur ses comptes personnels. À la surprise générale, il a finalement été relaxé. Le procureur, qui avait requis contre lui 12 mois de prison avec sursis pour blanchiment aggravé et abus de confiance, a fait appel de la décision.

    « Ce procès était une mascarade », lâche Madeleine (1), ancienne membre du conseil d’administration de l’association devenue lanceuse d’alerte. Depuis son recrutement en février 2018, elle dénonce des maltraitances dont seraient victimes les quelque 280 compagnons répartis sur les quatre sites de la communauté et dont une grande majorité serait sans-papiers. Selon elle, une grande partie travaillerait à temps plein pour une rémunération d’environ 80 euros par semaine et aurait été recrutés sur de fausses promesses de régularisation. Une situation qui a par exemple concerné Julian (1), sa femme et… leur fille Laura (1), âgée de 14 ans. StreetPress a en effet découvert que des mineurs auraient été incités à travailler pour l’association sans être déclarés. Le tout pour parfois dix euros par jour. Une exploitation qui dépite Amiran (1), un Georgien qui est dans la communauté depuis sept ans :

    « Si un responsable vient te dire qu’ils ont besoin de monde, il faut qu’ils [les enfants] travaillent. Les parents ne vont pas dire non même s’ils ne veulent pas. »

    Les enfants au travail

    Julian est arrivé dans la communauté en 2015, avec sa femme et ses quatre enfants. Ils y restent six ans à travailler à temps plein et auraient chacun reçu pour ce labeur 80 euros d’allocations par semaine. Un revenu bien insuffisant pour répondre aux besoins élémentaires de la famille. D’autant que la bourse scolaire qu’ils ont obtenue pour leurs enfants aurait été, selon eux, confisquée par les responsables d’Emmaüs Tarn-et-Garonne. Pour compléter leurs ressources, leur fille Laura aurait alors été invitée à travailler pour la communauté. « Elle travaillait au tri des vêtements pour un salaire de dix euros par jour. À d’autres moments, elle était chargée de surveiller les enfants à la crèche avec une stagiaire de la communauté. […] Au moins six autres mineurs travaillaient comme elle à ce moment-là », déplore le père de famille. Un épisode l’a tout particulièrement marqué :

    « Un jour, un jeune de 13 ou 14 ans a fait une bêtise. Les responsables l’ont puni en le faisant travailler gratuitement dans la communauté. »

    Sur des plannings d’activité que StreetPress s’est procuré, les noms d’au moins quatre mineurs âgés d’au moins 14 à 17 ans apparaissent effectivement aux côtés de ceux des compagnons. Ils sont désignés sur diverses tâches à responsabilité, notamment la gestion des espaces verts ou de la crèche. « J’ai vu au moins dix mineurs travailler dans la communauté, pendant les vacances scolaires ou les week-ends. Parfois, les salariés référents décidaient de les payer mais pas toujours », confirme Amiran le Géorgien.

    Des conditions de vie indignes

    Les familles comme celle de Julian sont gardées dans un cadre quasi carcéral au sein de la communauté : « Ils t’interdisent d’inviter du monde. […] Si tu poses des questions sur tes droits, ils s’énervent. Ils nous avaient demandé de ne pas parler de nos conditions de travail aux bénévoles ou à l’extérieur. Ils avaient peur qu’on raconte ce qui se passe à Emmaüs. » Que ce soit à propos du travail des enfants ou sur les conditions d’accueil. À leur arrivée, Julian et sa famille auraient été hébergés dans un mobil-home délabré, au toit de tôle fissuré. « L’eau tombait à l’intérieur, au milieu du couloir », se rappelle le père. Une situation d’insalubrité que connaissent plusieurs compagnons contactés par StreetPress.

    Dans un courrier adressé à la préfecture le 29 août 2020, la lanceuse d’alerte Madeleine alertait déjà sur les conditions de vie indignes du dispositif d’urgence : « Actuellement, 60 personnes sont logées dans un bâtiment dans lequel il y a des fuites d’eau provenant de la toiture mais qui ne dispose pas de toilettes et où le seul point d’eau se trouve à l’extérieur. […] Les évacuations sanitaires sont hors normes et ne permettent absolument pas l’accueil du public ».

    Emmaüs Tarn-et-Garonne intègre pourtant un dispositif d’hébergement d’urgence de 80 places ouvert toute l’année, en collaboration avec le 115. Dans le cadre de ce dispositif, l’association a reçu de l’État une subvention de 450.000 euros en 2020. En 2019, Olivia (1) dort dans une voiture à Toulouse (31) faute d’autres solutions depuis le rejet de sa demande d’asile. À la fin de l’été, l’exilée est finalement orientée par le 115 vers Emmaüs Tarn-et-Garonne. Elle et d’autres personnes sans-abris y seraient pourtant accueillis dans des conditions plus que précaires et sans aucune intimité. « Il y a trois familles qui partagent un espace de 20m2 à peine, séparées par de simples rideaux. Il n’y a quasiment pas de fenêtres. C’est inhabitable ! » clame le Géorgien Amiran.

    Chantage au 115

    Mais sans autre alternative, Olivia a accepté la proposition d’hébergement. Elle a vite compris qu’elle devait travailler pour ne pas être remise à la rue. La participation à l’activité solidaire serait la condition imposée aux sans-abris orientés par le 115 qui souhaitent rester dans le centre d’hébergement durant la journée. Elle confie :

    « J’ai travaillé pendant deux mois “au titre de la solidarité”, comme ils disent. Ils nous donnaient un peu d’argent alors je n’ai pas refusé. »

    Après avoir fait ses preuves, elle sera finalement promue compagne au mois d’octobre 2019 et affectée au magasin. Comme elle, une dizaine d’autres personnes orientées par le 115 auraient travaillé sans être déclarées à l’Ursaaf (2). Comme pour les enfants, la rémunération est de dix euros par jour.

    Dans un compte-rendu d’une commission finance de l’association datant de février 2020 que StreetPress a pu consulter, les membres du conseil d’administration s’inquiètent déjà du retour de bâton. « Nous allons au-devant de graves problèmes », craignent-ils. Pour eux, l’association Emmaüs 82 est « coupable de plusieurs infractions » :

    « Travail dissimulé pouvant s’apparenter à de l’esclavage dans la mesure où ces personnes n’ont pas d’autres choix et sont entièrement dépendantes de l’association, détournements de fonds publics puisque l’on fait travailler des personnes dont le logement est pris en charge par un budget d’État dans le cadre du 115 et escroquerie à l’Ursaaf. »

    « Emmaüs est la pire chose qui me soit arrivée dans ma vie »

    Là-bas, les compagnons tomberaient « tous malades à cause du stress », assure Julian le père de famille. Un état de santé confirmé par d’autres témoins. Confrontés à ces conditions de travail indignes, le compagnon aurait vu de nombreux collègues claquer la porte de la communauté après plusieurs années à attendre la régularisation promise. Certains comme Michal y ont vécu un véritable calvaire. Il soupire :

    « Emmaüs est la pire chose qui me soit arrivée dans ma vie. Ils m’ont fait sentir comme un esclave. »

    Trois ans après son expulsion de la communauté de Tarn-et-Garonne, le quadragénaire peine à trouver les mots pour raconter son histoire. Après plusieurs années dans la communauté de Pau (64) – où le média Reporterre a relevé là aussi « d’insupportables conditions de vie et de travail » – , Michal est envoyé à Emmaüs Tarn-et-Garonne en 2017. Deux ans plus tard, il chute d’une benne à ferraille et est gravement blessé au dos. Après une longue hospitalisation et une lourde opération, il aurait été contraint de reprendre le travail dès son retour à la communauté et ce malgré un arrêt de travail de plusieurs semaines. Son refus l’aurait conduit à être expulsé de la communauté en plein hiver.

    Dans un enregistrement que StreetPress s’est procuré, on entend le responsable adjoint menacer et intimider Michal, quelques jours après son opération. Il lui reproche de ne pas lui avoir ouvert sa porte le matin même : « Je suis en arrêt de travail, tu es au courant et le bureau est au courant. Je souffre […]. Ce matin, je dormais encore », se justifie le compagnon. « Continue de jouer avec moi mais je te promets […], si je veux rentrer dans ton mobil-home, je rentre quand je veux. Tu fermes ta gueule et tu m’écoutes. Tu vas sortir d’ici. […] Ou tu viens dans le bureau et on discute, ou tu rends ton mobil-home et tu prépares tes valises », s’emporte l’adjoint. Michal s’indigne auprès de Christian Calmejane (3) et le prévient qu’il ne se laissera plus malmener. Quelques jours après cette altercation, le directeur ordonne à Michal de quitter la communauté. Le directeur l’accuse d’avoir menacé d’installer un piège dans son mobil-home pour l’empêcher d’y entrer à sa guise, ce qu’il nie. « Je te demande de quitter l’association dès maintenant. Tu as une heure », tranche Calmejane. Michal est expulsé sur-le-champ. Après plusieurs mois de galère, il parvient à se reloger et fait reconnaître son handicap. Suite à son accident de travail à Emmaüs, Michal assure qu’il ne pourra plus jamais travailler de sa vie.

    Chasse au WhatsApp et audit en catimini

    Selon la lanceuse d’alerte Madeleine, ces expulsions abusives seraient régulièrement utilisées par Christian Calmejane pour se séparer des compagnons gênants : « Ils savent bien que leur parole comptera peu face à un directeur de communauté. » Pendant deux ans, l’ancienne bénévole a dénoncé ces faits et ces maltraitances. Elle dit avoir démissionné en août 2020 par peur des représailles : « Je craignais que la direction ne mette à la rue les familles qui m’avaient témoigné de leurs conditions de vie. Je n’avais pas le choix, je devais partir. » Mais après son départ, elle n’abandonne pas son combat et interpelle tour à tour la presse locale, l’inspection du travail, la préfecture, le procureur de la République ou même Olivier Véran, le ministre des Solidarités de l’époque.

    Après 18 mois de relances et de sollicitations, aucun de ses interlocuteurs ne se saisira de l’affaire. « J’ai tout de même été reçue par la responsable de la Solidarité en préfecture (3). Elle m’a dit qu’elle connaissait la situation mais que c’était à Emmaüs France de régler le problème et qu’elle ne pouvait rien faire. » Elle enrage :

    « Tout le monde sait ce qu’il se passe dans la communauté mais le responsable est protégé politiquement, car c’est l’une des associations préférées des français. »

    En janvier 2021, Madeleine a également tenté d’alerter Emmaüs France sur les dérives de la communauté via courrier recommandé. Aucune réponse ne lui est apportée mais elle reçoit quelques semaines plus tard une mise en demeure d’un cabinet d’avocats mandaté par son ancien employeur et la menaçant de poursuites judiciaires suite à ces dénonciations. Dans un enregistrement audio que StreetPress a pu consulter, Christian Calmejane se félicite qu’« Emmaüs France ne [tienne] pas compte » de l’alerte de Madeleine. Il craint cependant une rébellion de ses compagnons. Des tracts dénonçant les dérives de l’association circulent alors la nuit dans la communauté et un groupe WhatsApp aurait été créé pour évoquer les problèmes. Le responsable, hors de lui, réunit l’ensemble des compagnons et prévient ses détracteurs, selon un enregistrement dont StreetPress a pris connaissance :

    « Je redis bien à ceux et celles qui font ça qu’ils ont jusqu’à demain pour se manifester. S’ils ne le font pas, il ne faudra pas attendre d’indulgence ou de gentillesse de ma part. C’est clairement quelque chose qui est fait pour me nuire et donc qui va nuire à la communauté. »

    Dans la foulée, un audit aurait été mené en catimini par la fédération mais n’aurait mené à aucune sanction disciplinaire. Interrogés, Amiran et son épouse disent avoir pourtant largement fait état des maltraitances des compagnons dans la communauté. Interrogé sur cette inspection en décembre dernier, Emmaüs France a d’abord assuré qu’elle n’avait tout simplement jamais existé avant de se rétracter et de confirmer sa réalisation en 2021. Selon l’association, « aucune accusation n’a été corroborée à l’occasion de cet audit », que ce soit sur l’exploitation d’enfants ou de sans-abris, « à l’exception de critiques relatives à l’habitat de certains compagnons, qui faisaient néanmoins l’objet d’un important projet de réhabilitation de la part de la communauté ».

    La consultation par StreetPress de cet audit nuance un poil plus l’affirmation d’Emmaüs. Les accusations de Madeleine y sont effectivement balayées et il lui est reproché « soit une méconnaissance des procédures de travail, soit une volonté de nuire ». Mais les auditeurs induisent également un travail des sans-abris orientés par le 115, même s’ils préfèrent évoquer un « bénévolat aux activités de la communauté ». Quant au potentiel travail des mineurs, le rapport indique ainsi que les adolescents, « à partir de 15 ans », peuvent « participer à l’encadrement des enfants de la garderie » et « accompagner leurs parents et découvrir l’activité d’Emmaüs ». À « but pédagogique », évidemment.

    (1) Les prénoms des compagnons ont tous été changés.

    (2) Emmaüs 82 dispose du statut Oacas et a donc obligation de déclarer ses compagnons. Dans le cas inverse, ce sont des bénévoles et ne sont donc pas rémunérés, ni incités à travailler en échange de l’hébergement.

    (3) Contacté, Christian Calmejane n’a pas répondu aux questions de StreetPress. Une semaine après que nous ayons envoyé nos questions par mail, nous avons été informés que le président de l’association Emmaüs Tarn-et-Garonne a démissionné et que plusieurs salariés ont été licenciés. Contactée, la préfecture du Tarn-et-Garonne n’a pas répondu à StreetPress.

    Illustration de Une de Caroline Varon.

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