Le couperet est tombé le 27 novembre 2023. Télé Millevaches, IPNS et La Trousse corrézienne ne bénéficieront pas du Fonds de soutien aux médias d’information sociale de proximité (FSMISP) comme les années précédentes (1). Les trois médias implantés sur le plateau des Millevaches et alentour, un territoire « hyper-rural » réparti sur plusieurs départements de Nouvelle-Aquitaine, ne sont pas dans la liste des titres soutenus, que StreetPress a pu consulter. Les responsables des médias lancent l’alerte : pour eux, le ministère de l’Intérieur est dans le coup. (2)
« Nos dossiers de demande de financement ont fait l’objet d’une instruction différenciée. Le jour de la commission, ils n’ont pas été présentés ! », s’alarme Franck Dessommes, administrateur de Télé Millevaches, qui s’est exprimé sur France 3 Limousin le 7 décembre 2023. Thierry Letellier, maire de La Villedieu – commune de cinquante habitants du plateau de Millevaches, dans la Creuse (23) – estime :
« C’est une forme de censure parce que ces médias vont gratter là où ça fait mal. »
L’édile qui connaît bien le travail des trois médias trouve cette décision « scandaleuse ». En chiffres, c’est près de 20.000 euros en moins pour Télé Millevaches, qui emploie cinq personnes, 3.500 en moins pour IPNS, qui fonctionne avec des bénévoles, et 9.000 en moins pour la Trousse corrézienne.
Le Monde révélait en août dernier que des associations du Plateau de Millevaches – dont les trois médias – auraient été placées sur une « liste rouge » par les préfets, qui dépendent de l’Intérieur, et n’auraient par conséquent pas reçu certaines subventions. Le manque à gagner pour les assos atteignait alors 200.000 euros, selon une fonctionnaire citée.
Dossiers mystérieusement bloqués avant le passage en commission
Le FSMISP a été mis en place en 2015 au sein du ministère de la Culture au lendemain des attentats contre Charlie hebdo, pour soutenir la liberté d’expression et de la presse. Les critères pour l’obtenir ? Apporter une information de proximité et favoriser la continuité du lien entre les habitants d’une région. Les trois médias semblent cocher les cases. Télé Millevaches est l’une des plus vieilles télévisions associatives de France. « C’est né en 1986 à l’initiative d’habitants qui voulaient pallier au manque d’intérêt des médias nationaux du territoire et montrer par l’image aux gens du territoire qu’il se passe beaucoup de choses et qu’il y a moyen de bien vivre sur le plateau », rembobine Franck Dessommes. Les anciens se souviennent encore du journal diffusé dans les bars des villages avant l’arrivée de YouTube. Le trimestriel IPNS, dont le nom est un clin d’œil qui signifie : « Imprimé par nos soins », a été créé en 2006. Le canard raconte les initiatives du coin et les coups de gueule locaux. Dans la même veine, le bimestriel La Trousse Corrézienne est né en 2015 (2), à quelques kilomètres du plateau.
« Habituellement, notre dossier passe comme une lettre à la poste », raconte Michel Lulek, directeur de la publication d’IPNS. « Mais déjà en 2022, les fonctionnaires du ministère de la Culture nous ont expliqué que ça bloquait à la préfecture de région et qu’ils allaient trouver un autre moyen. C’est passé de justesse. Cette année, on a appris que nos dossiers n’avaient même pas été présentés à la commission en juin. » Une information que StreetPress a pu confirmer par une source proche du dossier. « On en a déduit que le ministère de la Culture a reçu des consignes qui viennent d’ailleurs. À priori du ministère de l’Intérieur, qui ne veut pas que des structures comme la nôtre soient financées par des fonds publics », explique le journaliste creusois Michel Lulek, qui regrette le flou qui entoure cette décision.
Auprès du Monde, des fonctionnaires de la Direction régionale à l’action culturelle (DRAC) ont confirmé, sous couvert d’anonymat, que les ordres de mettre fin à d’autres subventions pour de nombreuses associations du coin sont bien venus des préfectures. Une tutelle implicite du ministère de l’Intérieur sur celui de la Culture qui se ferait sentir depuis la loi contre le séparatisme de 2021. Elle oblige notamment les associations subventionnées à signer un « contrat d’engagement républicain ». Mais les ingérences passeraient principalement par l’oral et l’omerta règne. Selon les informations de StreetPress, les fonctionnaires des différents services déconcentrés qui auraient pu se confier au quotidien national en août auraient même été convoqués par leur hiérarchie.
Des villages d’« ultragauche »
D’où viendrait cette hostilité de Place Beauveau pour les médias du plateau de Millevaches ? « C’est une zone où il y a très peu d’habitants au km2, mais une vie associative et locale très riche », explique le maire sexagénaire de La Villedieu Thierry Letellier. « Ça a toujours été un territoire très à gauche, nourri par des vagues de néo-ruraux arrivés au 20ème siècle qui menaient des expérimentations politiques et sociales ». C’est aussi là que se situe Tarnac, en Corrèze (19), où un prétendu complot terroriste « d’ultragauche » avait eu lieu dans les années 2000. De quoi reprocher aux associations d’être proches de mouvements comme les Soulèvements de la Terre, que le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a tenté de dissoudre en juin 2023. Certaines communes, comme Gentioux-Pigerolles, La Villedieu, Faux-la-Montagne et Saint-Martin-Château (23), seraient même qualifiées « d’ultragauche » au sein des ministères.
Éric Coreira, président de la communauté d’agglomération du Grand Guéret, siège de la préfecture, a écrit en juin 2023 un courrier à la préfète de la Creuse pour dénoncer « la lecture qui est faite par les services de l’État de l’engagement républicain demandé aux associations ». La responsable a répondu au courrier de l’élu en niant le lien de la fin de ses subventions avec le contrat d’engagement républicain. Dans le courrier que StreetPress a pu consulter, elle renvoie la faute sur la multiplication des associations sur le territoire, « parfois plus d’une trentaine dans des communes de 500 habitants », et le budget non-illimité de l’État. Selon Éric Correia, ces coupes budgétaires sont pourtant dramatiques pour la région :
« La Creuse, sans le monde associatif, on est morts. L’économie sociale et solidaire, c’est 18% de l’emploi. »
L’élu note aussi l’absurdité que serait d’associer les trois médias du plateau à des militants dangereux :
« Avec 118.000 habitants, c’est assez facile de savoir s’il y a des fous extrémistes ou des gens respectueux derrière le monde associatif. »
La télé locale ne se débine pas
Avec le FSMISP et les autres subventions retirées ces deux dernières années, Télé Millevaches comptabilise 40.000 euros de ressources manquantes. Malgré l’argent public en moins, les journalistes vont continuer à se balader dans les vallées avec leurs caméras. Franck Galbrun, le coordinateur du média, détaille :
« Ça nous met structurellement en déficit mais, heureusement, on a de la trésorerie. On peut tenir deux, trois ans. Après ça deviendra dangereux. »
Les passionnés ouvrent même un nouveau poste de journaliste. « C’est un petit défi ! » Quant à IPNS, qui a pu passer en couleur et augmenter la pagination grâce au fond, les ventes du journal devraient pour l’instant suffire à le maintenir à flot.
(1) Le 15 décembre dernier, trois jours après l’article de StreetPress, les médias du plateau de Millevaches exclus du Fonds de soutien aux médias d’information sociale de proximité ont finalement reçu leurs subventions.
(2) Contactés, le ministère de la Culture, le ministère de l’Intérieur et la préfecture de Nouvelle-Aquitaine n’ont pas souhaité répondre.
Image de Une : Extrait d’une émission de Télé Millevaches.
Édit le 13/12/2023 : Le bimestriel La Trousse Corrézienne est né en 2015 et non en 2002 comme écrit précédemment.
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