« Quand j’ai du temps libre, j’aime aller à Sables d’Or les Pins, à côté du Cap Fréhel. La plage est très belle. » Valentin Matei, 38 ans, habite à une heure de route, dans un petit village à la frontière des Côtes-d’Armor (22) et du Morbihan (56), perdu entre les champs. « Ça change de la Roumanie ! » Dans le triangle de Loudéac – Ploërmel – Pontivy se sont installées près de 1.600 Roumains, selon le journal local Ouest France. Une communauté importante pour seulement quelques centaines de kilomètres carrés de centre Bretagne. La plupart sont venus dans l’espoir de trouver un travail stable et rémunérateur, comme Valentin, qui est arrivé en 2015 :
« Après plusieurs années à travailler comme gestionnaire dans une station essence, j’ai décidé de m’installer définitivement en France. Les conditions de vie et les salaires sont meilleurs. »
Aujourd’hui, le brun à la carrure imposante est pareur dans l’abattoir de porcs Kermené, la plus grande usine d’abattage de France. Il abat, découpe ou désosse les bêtes pour la filiale du puissant groupe E.Leclerc. Elle est toutefois loin d’être la seule du secteur. Volaille, bovin, porcin, charcuterie, le triangle breton est réputé pour ses usines de l’agroalimentaire : 75.000 emplois dans la région. Des travaux pénibles qui pour certains manquent de bras. Alors, à l’image des années 60’, lorsque des patrons français ont écumé le sud du Maroc pour trouver des volontaires pour les travaux dans les mines du Nord et de Lorraine, les Bretons ont eux, parié sur la Roumanie. Dans ce secteur fortement sous-traité, le recours à l’immigration via des boîtes d’intérim est devenu la norme. La moitié des effectifs de certains abattoirs est roumaine. Des agences franco-roumaines ont même vu le jour pour fluidifier les arrivées en Bretagne. Des médecins, des épiceries et un prêtre orthodoxe se sont installés dans le même temps.
Valentin est arrivé en 2015 après plusieurs années à travailler comme gestionnaire dans une station essence. / Crédits : Caroline Chambon
Soutien au « dynamisme économique local »
Claudiu Radu est chargé du recrutement pour Capa Intérim, à Josselin dans le Morbihan (56). Cette boîte de travail intérimaire possède deux agences en Bretagne et deux jumelles en Roumanie. EBC, Multipôle, Intermann, plusieurs entreprises se sont lancées sur ce même créneau dans la région. « Le salaire étant plus élevé, de plus en plus de Roumains préfèrent se tourner vers nous », justifie-t-il. La trentaine tout juste entamée, Claudiu semble déjà avoir eu plusieurs vies. Il a débuté le travail à 14 ans dans les abattoirs roumains. Son installation ici, dans « cette Bretagne dont [il] ignorait tout avant [s]on départ », il la doit au « bouche à oreille ». Des collègues, des proches, lui ont raconté que la région recrutait à tour de bras. Les conditions de vie et de travail sont meilleures, lui dit-on. Il n’a pas hésité.
Les calculs ont été les mêmes pour Valentin Matei. « Désormais, je suis payé 13 euros de l’heure en intérim, c’est beaucoup plus qu’avant. » Mais il est toutefois persuadé que leur arrivée a joué sur la baisse des salaires. « Je touche 2.000 euros par mois, contre 3.000 il y a trois ans. » Si l’intérim est mieux rémunéré, « sa précarité n’est pas pour autant enviable », met en garde Ronan Le Nezet, secrétaire local de la CGT de Pontivy, dans le Morbihan (56), à 20 kilomètres de Loudéac. Gel voire baisse des salaires, rotation accrue du personnel, recours aux prestataires externes renforcés, la restructuration du secteur depuis 15 ans pousse à la désertion des travailleurs bretons. Face à la pénurie de main-d’œuvre, la venue de travailleurs roumains fait office de panacée : « Ils compensent les départs en soutenant le dynamisme économique local », souligne Ronan Le Nezet.
Dans ce désert médical qu’est le Centre-Bretagne, l’installation de soignants roumains a comblé un autre vide. En 2020, le journal local Le Courrier Indépendant en recensait environ 80, de toutes spécialités. Quand les médecins français peuvent préférer des zones dynamiques, comme la ville ou des stations balnéaires, les médecins étrangers, moins regardants, se laissent séduire par la campagne bretonne.
Une communauté qui s’agrandit…
En décembre 1989, Nicolae Ceausescu et sa femme Elena sont exécutés devant les caméras après un simulacre de procès. C’est la chute et la fin de l’un des derniers dictateurs communistes d’Europe de l’Est, après 34 ans de pouvoir. De nombreuses familles profitent de leur liberté de circulation nouvelle pour partir. Au début, les Roumains qui s’établissent en France sont essentiellement des travailleurs détachés, un statut permettant de travailler dans l’Union européenne (UE) pour deux ans maximum. En 2007, l’entrée de la Roumanie dans l’UE facilite ces échanges.
George, 47 ans, a passé 30 années à user son corps sur des chaînes d’usine. « Un rythme et une pression trop importants », relate sa fille de 21 ans, Iuliana, la gorge serrée. Lui est arrivé en premier en France, il y a 14 ans. Elle et sa mère ont dû attendre quatre longues années pour le suivre. « C’était extrêmement dur d’être séparés : on ne se voyait qu’une fois par an et ma mère était constamment inquiète. » Elle ajoute :
« Quand on est arrivés ici, malgré toutes les difficultés, j’étais heureuse : c’était la première fois que notre famille était réunie depuis toutes ces années. »
« Quand Iuliana est arrivée avec sa mère pour retrouver son père, « malgré toutes les difficultés », elle est « heureuse » : « C’était la première fois que notre famille était réunie depuis toutes ces années. » / Crédits : Caroline Chambon
Dans l’agroalimentaire breton, l’installation commence généralement par l’arrivée des hommes, séparés de leurs proches pour une durée indéterminée. À la faveur du travail et de ces regroupements familiaux, la communauté s’est agrandie : 40 baptêmes et sept mariages célébrés cette année par le père Emil Ungureanu à la paroisse orthodoxe de Loudéac. Il est en quelque sorte chargé de la vie religieuse des Roumains de Centre-Bretagne. Arrivé de Roumanie en France il y a près de dix ans, il passe six mois chez son beau-frère, à Vannes (56), avant de passer un Certificat d’aptitude professionnelle (CAP) charcutier-traiteur. Par nécessité de trouver du travail que par réelle envie, raconte-t-il. « Ce qui m’intéressait, c’était la religion : j’avais fait des études de théologie en Roumanie. » À la faveur d’une rencontre avec le prêtre roumain orthodoxe de Nantes, Adrian Iuga, il finit par être ordonné en 2017 et officie depuis à Loudéac :
« Ce que je fais me rend heureux, je suis utile à la communauté. »
40 baptêmes et sept mariages ont été célébrés cette année par le père Emil Ungureanu, à la paroisse orthodoxe de Loudéac. / Crédits : Caroline Chambon
… et s’installe
Le jeune prêtre tient un rôle de confident pour ses fidèles. Souvent, l’agape, ce temps d’échange informel après l’office du dimanche matin, est un moment dont les membres de la communauté profitent pour se soulager du poids qui pèse sur leurs épaules :
« Nous sommes des étrangers ici. Je leur dis qu’il faut faire l’effort de s’intégrer, même quand il y a des problèmes avec des collègues français… »
Difficile d’aller plus loin que la confidence. Les abattoirs restent opaques sur les conditions de travail de ces ouvriers : aucun n’a souhaité répondre aux questions de StreetPress. Et les travailleurs se montrent évasifs quand il s’agit d’évoquer ces problèmes, de peur d’être sanctionnés.
Ronan Le Nezet, le secrétaire local de la CGT, discute régulièrement avec ses collègues qui travaillent avec des Roumains : « Ils disent qu’il y a un fort entre-soi, une sorte de méfiance à recevoir des commentaires du genre “les Roumains nous volent notre travail” ». Parfois, les équipes sont même constituées quasi exclusivement de Roumains, et les seuls Français sont des responsables, « ce qui augmente les divisions ».
Le racisme ambiant se prolonge dans la vie quotidienne, notamment par l’amalgame systématique avec la communauté « Rom », elle-même fortement discriminée. En arrivant à Josselin, en 2013, Iuliana a 11 ans et intègre une classe de 6ème dans le collège du coin, sans toutefois savoir parler français :
« J’étais la seule étrangère. J’avais peur de parler, peur qu’on se moque de moi. »
La barrière de la langue
Loredana, la mère de Iuliana, tient une épicerie roumaine dans le centre de Josselin. Elle sert des clients français, connaît les commerçants des boutiques voisines, tout en admettant en souriant qu’elle « ne parle qu’un petit peu français ». Cette barrière reste le premier frein de la communauté, y compris dans les abattoirs où, selon Ronan Le Nezet, « la mixité est quasi inexistante » :
« Comment fait-on pour intégrer les gens qui ne parlent pas français ? »
Loredana, la mère de Iuliana, tient une épicerie roumaine dans le centre de Josselin. Elle sert des clients français, connaît les commerçants des boutiques voisines, tout en admettant en souriant qu’elle « ne parle qu’un petit peu français ». / Crédits : Caroline Chambon
Selon Catalin Serbanescu, arrivé dans l’ouest de la France en 1992, « on s’intègre plus facilement quand on a des relations avec des Français ». Ceux que l’ancien gymnaste professionnel de 55 ans nomme « Roumains de la communauté », demeurent ainsi dans cette sorte de vie parallèle que connaissent Violeta et Nicolae. Ils sont arrivés il y a un an et ne parlent pas français. S’ils se considèrent « bien intégrés » et « apprécient la gentillesse » des locaux, ils reconnaissent rester « la plupart du temps » avec leurs voisins roumains.
L’école et les amitiés qui s’y forgent, permettent aux jeunes qui ont grandi en France de s’adapter plus rapidement à cette nouvelle vie que leurs parents. C’est le cas de Iuliana qui, malgré l’amour qu’elle porte à son pays, avoue « ne pas [s]’imaginer retourner un jour vivre en Roumanie ». Ils deviennent alors une aide précieuse pour leurs parents :
« Les enfants d’immigrés ont une charge mentale énorme. À 14 ans, je remplissais les fiches d’impôt de mes parents. »
Nicolae et Violeta sont arrivés il y a un an et ne parlent pas français. S’ils se considèrent « bien intégrés » et « apprécient la gentillesse » des locaux, ils reconnaissent *rester « la plupart du temps » avec leurs voisins roumains*. / Crédits : Caroline Chambon
D’autres trajectoires existent. Certains enfants d’immigrés ne réussissent pas leur intégration à l’école, faute d’encadrement et de soutien, et finissent par quitter leurs parents pour retourner au pays. Un schéma que tente d’enrayer Doïna Benalloul. Avec son tailleur bleu marine et son carré blond sévère, elle a tout de la professeure. Un costume qu’elle endosse depuis 2020, date à laquelle elle a fondé l’association Amitié Roumanie Centre-Bretagne à Loudéac. Arrivée en France il y a 36 ans – une des plus anciennes dans la communauté, elle donne un cours de français hebdomadaire à ceux qui en ont besoin :
« Je leur apprends comment remplir un chèque, lire une fiche de paye… »
Elle a aussi traduit le code de la route en roumain. Dans la salle froide et épurée mise à disposition par la mairie bretonne, règne pourtant une ambiance chaleureuse. George vient chaque samedi avec sa femme et son fils. « À cinquante ans, c’est plus difficile d’apprendre une langue », souffle Doïna. Jeanina, elle, la vingtaine, est arrivée il y a peu, mais semble déjà maîtriser les sonorités parfois difficiles du français.
Arrivée en France il y a 36 ans, Doïna donne un cours de français hebdomadaire à ceux qui en ont besoin. / Crédits : Caroline Chambon
Jeanina, a gauche sur la photo, a la vingtaine. Elle est arrivée il y a peu, mais semble déjà maîtriser les sonorités parfois difficiles du français. / Crédits : Caroline Chambon
Préserver la culture
Dans les ruelles médiévales de Pontivy, l’épicerie traditionnelle roumaine d’Alina Gauler voit affluer les familles d’ouvriers, qui se sont côtoyés dans les abattoirs. « Mais ce lieu permet d’autres discussions, parfois plus intimes », confie la gérante. Arrivée en France après son mari, il y a douze ans, l’ex-professeure de violon reprend l’épicerie « Bunatati de Acasa » [les bonnes choses de la maison, en roumain] à l’été 2020 . Avec le recul de ceux qui vivent ici depuis plus longtemps, elle observe les enfants gambader dans les rayons à la recherche de chocolats typiques de Roumanie. « Certains ont appris à marcher dans ce magasin », raconte-t-elle en ramenant de la réserve d’énormes sacs de choux dont les clients raffolent.
Devant une « ia », blouse traditionnelle vendue dans ses rayons, Alina Gauler insiste :
« Nos coutumes sont sacrées, il faut les transmettre à nos enfants. »
Alors les boutiques traditionnelles roumaines, avant tout alimentaires, se sont multipliées dans le centre-ville et côtoient les crêperies bretonnes. Au cœur même de Loudéac, l’Église catholique prête à la paroisse orthodoxe sa chapelle Notre-Dame des Vertus depuis 2017. Le Père Emil Ungureanu, qui y officie tous les week-ends, explique que « la foi prend une place très importante dans la vie de la communauté », à tel point que cette année à Pâques, les 600 fidèles venus de toute la région ne tenaient pas dans la chapelle.
Alina Gauler voit affluer dans son épicerie les familles d’ouvriers, qui se sont côtoyés dans les abattoirs. « Mais ce lieu permet d’autres discussions, parfois plus intimes », confie-t-elle. / Crédits : Caroline Chambon
Le pope – prêtre orthodoxe – raconte que des Français, curieux, sont venus prier avec la communauté lors de certaines cérémonies. Mais, entre Roumains et locaux, la glace ne se brise réellement qu’à de rares occasions. Comme lors du marché de Noël 2022 de Loudéac, où l’association de Doïna Benalloul a été invitée à proposer un stand de nourriture roumaine. Le reste du temps, chacun le passe de son côté.
Illustration de Une par Caroline Varon.
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