Une après-midi de septembre 2021, Sarah ouvre le site de la Caisse d’allocations familiales (Caf) du Tarn (81) pour mettre à jour sa situation, comme d’habitude. Sur l’écran de son ordinateur : coup de massue. Une ligne rouge indique qu’elle doit 16.274 euros. « Au début, comme je vois mal, j’ai cru que c’était 1.600 euros… C’est des erreurs qui ont déjà pu arriver », se souvient la Toulousaine de 35 ans. L’éducatrice en CDI travaille dans une structure avec des personnes handicapées. Elle est elle-même née avec le syndrome de Usher, une maladie rare qui associe perte d’audition et troubles de la vue. Elle touche 900 euros d’allocation aux adultes handicapés (AAH) par mois. Quand Sarah se rend à l’agence de la Caf de sa ville pour comprendre ce qu’il lui arrive, un conseiller lui confirme qu’elle doit rembourser cette somme. Entre décembre 2019 et avril 2021, elle a fait un service civique de six mois en Israël puis un volontariat d’un an en République Tchèque. Selon l’administration, elle n’aurait pas dû toucher son AAH pendant ce temps à l’étranger :
« J’étais à deux doigts de me tirer une balle. Je ne vois pas comment je peux faire. Même en travaillant 40 heures par semaine, ce n’est pas possible ! »
Un phénomène massif
Sarah fait partie des millions de Français confrontés à ces trop-perçus de la Caf ou de Pôle emploi, également appelés « indus », qui font vivre l’enfer à des allocataires déjà précaires. Les organismes de protection sociale récupèrent alors ces sommes en prélevant tout ou une partie des prestations à venir ou en exigeant le remboursement.
En 2018, deux millions d’allocataires de la Caf ont dû rembourser un trop-perçu, soit un bénéficiaire sur cinq, d’après les données de la Caisse nationale d’allocations familiales (CNAF), qui précise que les cas de fraudes sont minoritaires. Quant aux allocations versées en trop aux inscrits au chômage, elles auraient atteint un milliard d’euros en 2017, selon Pôle emploi.
StreetPress s’est entretenu avec cinq bénéficiaires de minimas sociaux qui ont vécu ou vivent une telle situation, avec des montants allant de 400 à 21.500 euros, en raison d’une erreur de leur part ou de l’organisme. Tous l’ont découvert fortuitement, en se connectant sur leur espace en ligne.
Contactée par StreetPress, la Caf assure que le versement des prestations au juste droit est « un enjeu quotidien » pour ses 35.000 salariés et que plusieurs projets sont en cours pour « simplifier les relations avec les allocataires ». Pôle emploi n’a pas répondu à nos questions.
Du défaut d’information au soupçon de fraude
Dans le cas de Sarah, comme pour d’autres, c’est le manque d’information en amont qui a fait défaut. À l’époque, l’éducatrice enchaîne les CDD et veut compléter sa formation à l’étranger. Avant de partir, elle vérifie sur le site du gouvernement, qui indique qu’un service civique hors de la France est cumulable avec l’AAH. Elle appelle même un conseiller qui lui assure qu’elle peut s’envoler sans problème. « J’ai même actualisé ma situation sur le site en disant que je faisais du volontariat à l’international… Alors pourquoi ils mettent deux ans à se rendre compte que je n’avais finalement pas droit à mon allocation ? » Pour la militante Sarah, le pire reste d’être perçue comme une fraudeuse :
« Comme si je pouvais me permettre de tricher dans ma situation. Si on m’avait clairement dit que cet argent n’était pas pour moi, je ne l’aurais pas dépensé. »
La bénéficiaire de l’AAH a décidé de porter plainte pour contester sa dette. Le tribunal judiciaire de Toulouse l’a déboutée le 3 juin 2023, mais elle a fait appel de la décision.
Le réalisateur de documentaires de 54 ans, Pierre (1), est empêtré dans une galère similaire avec une autre institution : Pôle emploi. Un beau jour, en décembre 2021, le réal’ découvre qu’il doit plus de 21.500 euros. Pendant une dizaine d’années, l’intermittent du spectacle, qui réside officiellement dans sa maison en Charente-Maritime (17), a passé une partie de son temps libre chez sa petite amie, à Bruxelles, tout en continuant d’aller travailler dans une boîte de prod’, à Lille (59). Selon l’organisme qui complète ses revenus, il n’avait pas le droit. Un conseiller lui a expliqué qu’il n’aurait pas dû passer plus de 35 jours hors de France. L’intermittent s’exclame :
« Personne ne m’a prévenu de ça ! »
Depuis deux ans, c’est la descente aux enfers. Les médecins lui ont diagnostiqué une dépression avec tendance suicidaire. « C’est comme si j’avais une épée de Damoclès sur la tête », décrit celui qui a peur que les huissiers saisissent sa maison. Le quinquagénaire a également développé un toc : « J’ouvre ma boîte aux lettres en permanence pour être sûr de ne pas retrouver de courrier ». Il a fait un recours auprès du tribunal administratif de Poitiers (86) pour défaut d’information, droit à l’erreur, et harcèlement moral.
En dernier recours, Sarah et Pierre pourront se tourner vers la Cour européenne des droits de l’Homme. Dans un jugement de 2018, la juridiction internationale a rappelé que l’organisme qui ne porte pas à la connaissance de l’allocataire les réglementations sur lesquelles se fonde une décision de remboursement de sommes indues est en tort.
Payer les pots cassés de la Caf et de Pôle emploi
Dans de nombreux cas de trop-perçus surprises, c’est l’institution elle-même qui a fait l’erreur. C’est ce qui est arrivé à Sylvain, 50 ans, qui cumule les métiers de musicien intermittent du spectacle et de prof de musique dans une association en Bretagne. Comme l’a révélé Mediapart dans une enquête en 2018, les « cumulards » sont les plus susceptibles d’être victimes d’erreurs de la part de Pôle emploi. En août dernier, le papa de deux ados a dû annuler sa semaine de vacances en famille dans la Loire : sur son espace personnel, l’organisme lui réclame 1.500 euros. Le Breton raconte :
« On ne roule pas sur l’or. Quand j’ai vu ça, j’ai préféré économiser et m’en occuper. »
Sylvain appelle et envoie des mails, sans succès. Deux jours plus tard, un conseiller finit par décrocher et lui explique que des entreprises externes gèrent Pôle emploi l’été et font souvent des bourdes… Le problème n’étant toujours pas résolu, il se rend sur place. Le directeur de l’agence comprend que ses salaires ont été comptés en double et règle le micmac. Son trop-perçu est officiellement annulé deux mois plus tard :
« Je n’ai reçu aucune excuse de la part de Pôle emploi, rien ! »
De son côté, Adrien, 33 ans, serveur à mi-temps dans le Nord, a dû réduire ses dépenses de nourriture ces derniers mois : « J’essaie de me débrouiller pour manger des légumes, mais je mange beaucoup de pâtes ». La raison ? La Caf se sert dans son RSA pour rembourser un trop-perçu dont il n’est pourtant pas responsable. Son employeur le rémunère 1.000 euros par mois et son loyer lillois est de 475 euros. Sauf qu’en décembre 2022, le barman s’est réveillé avec 404 euros à rembourser. Son RSA de 150 euros par mois est tombé à 23 euros par mois. Selon la conseillère qu’il parvient à avoir au téléphone, il y a eu une erreur de calcul de leur part. Le serveur s’agace :
« C’est chiant d’être poursuivi pour des erreurs de la part d’un organisme qui est censé t’aider quand tu es précaire. »
Une Caf kafkaïenne
Céliane, 24 ans, est salariée dans une agence de communication à La Rochelle (17) après avoir fait des études à Lyon (69) et à Paris. Au début de l’année 2021, elle est encore étudiante quand elle réalise avec stupeur que la Caf lui demande 2.400 euros d’indus d’APL. Son chemin de croix commence. « Je contacte la Caf de La Rochelle, de Paris et de Lyon qui m’ont toutes trimballées à droite à gauche. À chaque fois, je tombais sur un interlocuteur qui n’était pas spécialiste des dettes. » Entre-temps, ses APL lui sont retirées. « Au bout de six mois d’appels et de mails sans relâche, parfois jusqu’à quatre messages par jour, j’ai réussi à avoir quelqu’un de compétent ! » Elle est finalement intégralement remboursée le 9 janvier 2023. « On nous dit que c’est des aides et au final ça nous met plus dans la merde qu’autre chose », juge la jeune femme, traumatisée par son expérience kafkaïenne :
« Maintenant, à chaque fois que je vais changer de logement ou de statut pro, je vais angoisser. »
Celiane a sans doute été victime de la réforme du calcul des allocations logement de 2021, censée moderniser le système mais qui a provoqué des bugs en série. Selon un article de Mediapart, environ 150.000 personnes – soit 2% des allocataires – ont été impactés par des indus injustifiés. À tel point que des agents de Caf partout en France, de la Meurthe-et-Moselle (54) aux Landes (40), se sont mis en grève pour dénoncer des conditions de travail détériorées.
Pour la juriste spécialisée dans l’accès aux droits sociaux Julie Clauzier, le hic dans la prise en charge des bugs vient du manque de temps des conseillers et de leur méconnaissance d’une partie du cadre de la loi. « Il y a à la fois plus de réglementation et une réduction des effectifs pour des raisons budgétaires. Les agents ont donc moins de temps à passer sur des dossiers de plus en plus compliqués », estime la juriste. Le traitement automatisé des prestations qui reposent sur des algorithmes opaques est aussi en cause :
« Plus personne n’a la main sur les bugs. »
De nombreuses victimes démunies
Si tous les témoins interrogés par StreetPress ont fait des démarches pour comprendre ce qui leur tombait dessus, c’est loin d’être le cas pour toutes les victimes. Julie Clauzier aide des allocataires isolés et éloignés du droit. « La plupart des gens vont prendre pour acquis ce que leur dit l’institution. Quand ils voient un trop-perçu, ils vont tout de suite se mettre à paniquer pour savoir comment ils vont payer sans jamais remettre en cause le bien-fondé de la dette, qui peut parfois être illégale. » La juriste conseille toujours de ne pas demander une « annulation de dette », car cela revient à la reconnaître juridiquement, mais plutôt de d’abord vérifier si elle est contestable.
Depuis qu’elle a vécu sa mésaventure avec la Caf, la communicante Céliane est révoltée. « Si je n’avais rien dit, ils m’auraient prélevé ces 2.400 euros. Et encore, moi j’ai de la chance, mes parents m’ont aidée financièrement pendant cette période. » La pétillante Sarah, en bataille judiciaire pour contester les 16.274 euros d’AAH que la Caf lui réclame, a le même sentiment :
« Je travaille dans le médico-social et j’ai la tchatche, donc je peux trouver de l’aide. Mais quand je pense à toutes les personnes qui n’ont pas la possibilité de se défendre, ça me rend malade ! »
(1) Le prénom à été modifié.
Illustration de Une de Marine Joumard.
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