Chilly-Mazarin (91) – « J’espère me réveiller et que mon œil remarche. Je ne sais pas, par miracle. Même si je sais que ce n’est pas possible. » Jalil M., 15 ans au moment des faits, « pensait que ça n’arrivait qu’aux autres ». Dans la soirée du 1er au 2 juillet 2023, alors que les nuits de révoltes s’enchaînent depuis la mort de Nahel, 17 ans, tué lors d’un contrôle de police, Jalil a été éborgné dans sa ville de Chilly-Mazarin. Il a d’abord cru avoir été touché par à un tir de mortier, c’est ce qu’auraient dit les forces de l’ordre aux secouristes. Lui était sonné et en sang. « Mais à l’hôpital, les médecins m’ont dit que c’était à cause d’un tir de flashball. » Il est aujourd’hui persuadé que c’est une arme des policiers qui l’a éborgné. Lui et sa famille, très choqués, ont porté plainte à l’IGPN, la police des polices.
« Ça a touché le cerveau. À deux centimètres près, j’aurais pu perdre la vie », poursuit le jeune homme, tête baissée. La lumière lui fait mal : son œil droit est fragilisé par ses fractures au crâne. Au gauche, un hématome encore violacé s’additionne aux cernes creusés. « Je n’ai jamais eu la haine contre la police », raconte-t-il. « C’est plus le policier qui m’a tiré dessus contre qui j’ai la haine. » Il a croisé une voiture de police à la sortie de l’hôpital, « j’ai eu une boule dans le ventre, je me suis dis qu’il allait m’arriver quelque chose d’autre » :
« Déjà que j’ai perdu un œil, si je perds l’autre, c’est la fin. C’est comme si j’avais perdu une chance, qu’il ne m’en restait qu’une. »
Samedi 1er juillet
« Ils l’ont cassé », répète son père, Mohammed M., impuissant. Dans son salon, également entouré de sa belle-mère et de sa petite sœur, Jalil M. refait le fil de sa soirée du 1er juillet 2023. « Il n’avait pas le droit de sortir », contextualise le père. Depuis deux nuits, des révoltes avaient éclaté à Chilly-Mazarin, comme dans différentes villes de France. Des voitures ont été incendiées et des magasins dégradés ou pillés. Dans un communiqué, la maire de la ville, Rafika Rezgui (DVG), explique : « Dans l’immédiat et en conséquence des événements des deux dernières nuits, j’ai décidé d’instaurer un couvre-feu dès 21h ».
Après deux soirées à la maison, selon son récit, Jalil sort rejoindre un ami cette troisième nuit, place de la Libération, aux alentours de 22h30. « Je n’avais aucune envie de casser quoi que ce soit, on a juste l’habitude de se retrouver là avec mes potes », promet-il. C’est aussi l’endroit où tournent les camions de police. Plus tôt dans la soirée, une altercation a déjà eu lieu avec des parents, qui auraient tenté de faire tampon entre des jeunes et les forces de l’ordre. « On était une dizaine, on était comme en ligne. Un plus grand que moi allume un mortier et commence à viser les CRS. J’étais à côté et en une seconde, je me rends compte que je suis tout seul sur cette ligne. » Tout va très vite :
« Ça s’est passé comme dans les films : j’ai entendu un boum. »
Ses souvenirs sont troubles. Il se souvient s’être retourné : ses amis avaient déjà couru à plusieurs mètres. « J’ai des flashs, comme si j’avais perdu connaissance et que je me réveillais 20 mètres plus loin en train de courir. Je ne sentais plus rien. » Il déambule entre les voitures, « pour que les CRS ne puissent pas me tirer dessus. » Il titube, vacille, tombe, se relève, « comme si j’étais bourré, dans les vapes ». Il aurait été poursuivi par les forces de l’ordre, qui lui auraient crié à plusieurs reprises : « Arrête-toi, je vais te tuer ». Il finit par s’effondrer :
« À un moment, j’ai perdu toutes mes forces et je ne me suis pas relevé. »
Un des agents l’allonge en position latérale de sécurité et demande au garçon d’empoigner son épaule et de la serrer fort. Aujourd’hui, assis dans son salon, Jalil assure qu’il s’agit du policier qui lui aurait tiré dessus. Il poursuit son récit : « Je sens ma main tomber. Je le regarde et je lui dis “je vais mourir” ».
« J’avais plein de sang dans le cerveau »
Jalil s’évanouit. Il se souvient d’avoir vomir du sang à plusieurs reprises. « Dans le camion des secours, j’étais conscient sans être conscient. Mon cerveau était en état de choc. » Il ne comprend pas ce qui lui arrive : ni ce qui l’a blessé, ni ses blessures. Sur un des documents délivrés par l’hôpital de Villeneuve-Saint-Georges (94), le premier bilan aux urgences explique : « Amené par les pompiers pour traumatisme crânien et maxillo-facial suite à des tirs de mortiers (reçus au visage) des CRS ». C’est ce qu’auraient expliqué les agents. Jalil est ensuite transféré à Paris, à l’Hôpital Rothschild, en service de neurochirurgie pédiatrique, plus apte à prendre en charge ses blessures à l’œil.
Jalil s'est évanoui et se souvient vomir du sang à plusieurs reprises. Il est amené à l'hôpital par les pompiers pour « traumatisme crânien et maxillo-facial » . / Crédits : DR
Son père Mohammed tend son téléphone avec une vidéo de Jalil en sang, sur un brancard. « Il est dans un couloir tout seul. Il n’a que 15 ans. À ce moment-là, ça fait plus de 8h que ça s’est passé ! » Il est alerté autour de 2h qu’il est arrivé un accident à son fils mineur. Il raconte qu’avant ça, il a retourné tout le quartier pour le retrouver, en vain. Sans véhicule, sans bus de nuit, il attend 6h pour réveiller un voisin, qui l’emmène à l’hôpital. À 13h, Jalil entre au bloc pour son opération. Le garçon n’a jamais mis les pieds dans un hôpital, « même pas pour un petit doigt ». Plusieurs fois, le mineur a repoussé les soignants. « Je ne voulais pas qu’il me touche ! » Un document du service de neurologie pour enfant le décrit : « un jeune garçon en état de choc psychologique, alternant avec des périodes d’agressivité, de pleurs et de colère ».
Jalil sort du bloc à 19h, six heures plus tard. Son orbite droite, la cavité du crâne où se trouve son œil, est fracturée à différents endroits ; l’os entre sa fosse nasale et des cavités orbitaires est également fracturé ; son oeil droit est gravement endommagé et la rétine est totalement décollée ; il souffre également d’une hémorragie dans le crâne. « Ils m’ont expliqué que j’avais plein de sang dans le cerveau, que mon œil avait explosé. » Il ajoute :
« J’ai perdu la vue de mon œil droit. »
Le chirurgien aurait également expliqué à Jalil et son père que ses blessures n’étaient pas dues à un tir de mortier, pointant les différentes fractures. Les certificats médicaux que StreetPress a pu consulter ne mentionnent aucune trace de brûlures. « Les médecins nous ont dit que c’était un flashball. » L’IGPN est venue prendre sa déposition le 6 juillet 2023, quand le jeune homme est encore en service réanimation et de soins continus :
« – Les policiers ont déclaré, ainsi qu’un témoin, que vous étiez en train d’allumer un mortier dans leur direction. Qu’en est-il ?
– C’était mon copain. »
Dans ce procès-verbal, le mineur explique également qu’il serait capable de reconnaître le ou les auteurs du tir. Lui et son père acceptent également la confrontation avec les fonctionnaires, si elle devait arriver. Ils ajoutent : « Une personne de la ville qui travaille à la mosquée a récupéré la cartouche remplie de sang, à l’endroit où ils m’ont tiré dessus ». Ils n’ont, pour le moment, pas réussi à la récupérer.
« Il ne me reste qu’une chance »
Après plus d’une semaine à l’hôpital, Jalil a pu rentrer chez lui. « J’ai dit au chirurgien : “Prenez mon œil et donnez-lui”. Il m’a répondu que ça ne marchait pas comme ça », regrette le père en aparté. « J’étais sérieux, j’aurais préféré que ça m’arrive à moi plutôt qu’à lui. » Toute la famille est touchée par le nouveau handicap de Jalil. Son grand frère d’un an son aîné est prostré dans sa chambre. La belle-mère fait de son mieux pour dispenser les soins nécessaires au garçon : il est sous antibiotiques et un infirmier vient deux fois par jour pour changer son pansement et désinfecter la plaie. Le soignant doit ouvrir les paupières encore fermées, enflées et violacées du garçon, pour être sûr que l’espace qui n’est plus occupé par son œil droit, retiré, ne s’infecte pas. Au risque d’endommager le gauche, pour le moment épargné. En septembre, les docteurs devraient lui mettre une prothèse oculaire. « La petite de trois ans aussi a bien compris que quelque chose n’allait pas », poursuit Mohammed. Lui a perdu du poids. La voix chevrotante, il explique tout ce qui a changé depuis cette nuit du 1er juillet : Jalil n’est plus le fils qu’il connaissait, pétillant et joyeux. L’ado s’énerve, explose, s’excuse. « Ils l’ont cassé. Ils m’ont cassé. La moitié de moi est partie. »
« J’ai des migraines tout le temps. Je n’arrive plus à dormir le soir. » Jalil grimace en racontant, péniblement, son quotidien. Les fractures encore fraîches sont douloureuses, tourner la tête lui fait mal, la lumière aussi. Difficile d’oublier la douleur quand plus aucune de ses habitudes ne lui sont accessibles. « Jouer au foot, je ne peux plus. Même jouer aux jeux vidéo. Je joue comme ça maintenant. » Dépité, il mime une manette de console et tourne son visage à droite, seul son œil gauche voit la télé. Amer, il ajoute :
« Je me suis dit, c’est un beau cadeau d’anniversaire dix jours en avance : avoir un œil en moins. »
Son père montre une nouvelle vidéo, où ses amis lui font une surprise et arrivent avec des ballons pour ses 16 ans. « Heureusement qu’il y avait mes potes. Ils sont tous venus me voir à l’hôpital. Sinon j’aurais perdu la tête… », raconte le jeune homme, toujours tête baissée. Il a du mal à se projeter et à envisager l’avenir. Jalil est déscolarisé depuis presque un an. Après avoir été renvoyé de son établissement, personne n’a voulu le reprendre. Grande nouvelle, un lycée professionnel l’a accepté en CAP pour la rentrée. Son père, enthousiaste, tente de lui trouver un patron boulanger, qui accepterait de l’accompagner dans sa formation, seule condition pour être accepté en septembre. Mais Jalil, renfrogné, ne veut plus en parler. « Ma vie a changé en une seconde. Et c’est comme si rien n’avait changé autour. » Mohammed garde espoir pour son fils, patient. « Il va guérir. Je prie pour lui. » Il lui rappelle les biscuits qu’il faisait à la maison, comment il aimait faire le pain. C’était son projet professionnel. « Il va guérir. »
Contactée, la préfecture de l’Essonne n’a pas donné suite à nos demandes. La communication de la police nationale nous assure que nos questions sont « en cours de traitement ».
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