Jeremy (1) rêve de manger. « Une côte de bœuf », « un plateau de fruits de mer », « le lapin de chez ma mère », détaille-t-il au compte-goutte. Impossible pour l’instant. Incarcéré depuis 17 années, il lui reste encore sept ans à tirer. Alors l’homme de 39 ans, musulman, fait le ramadan depuis sa cellule. La journée, il jeûne et refuse les plateaux-repas distribués par le centre de détention. Le soir, il se fait à manger avec ce qu’il a pu « cantiner » – acheter au magasin interne de la prison. Mais chaque soir après l’iftar – le repas au coucher du soleil pendant le ramadan – il a encore faim. Son seul repas de la journée n’a pas le goût de fête escompté :
« Je me contente de trucs vite faits, des pâtes avec du gruyère, des cordons-bleus. »
En prison, les choix alimentaires sont restreints. Il y a la gamelle, distribuée deux fois par jour. Les détenus musulmans qui font le ramadan peuvent garder celle distribuée entre 16h et 17h et la faire réchauffer pour leur repas du soir. Mais souvent, elle ne suffit pas à remplir les ventres. Pour compléter, les détenus peuvent cantiner. Encore faut-il en avoir les moyens.
La gamelle ne suffit pas pour tenir en jeûnant
Jeremy travaille à l’atelier du centre de détention. Il touche environ 200 euros par mois, auquel il faut retirer la somme qui va aux parties civiles, la location du frigo et de la télé, et les virements qu’il fait à sa femme pour l’aider avec ses factures. Il ne lui reste pas grand-chose à la fin.
Pendant la période du ramadan, qui se déroule cette année du mercredi 22 mars à la soirée vendredi 21 avril, la prison, via ses aumôniers, fournit à Jeremy un petit « sachet » tous les matins. Dedans, il y trouve une salade de riz, un sachet de bouillon pour faire cuire des pâtes et une brique de jus ou de lait, en plus de dates, de raisins, ou encore d’abricots. « Il faut avoir de l’argent pour cantiner à côté, sinon ce n’est pas suffisant », insiste le Nordiste. Sophie (1), sa femme, essaye de lui faire des virements. Son mari a perdu une quinzaine de kilos en un an. Inquiète, elle est déjà montée jusqu’à 500 euros.
L’administration pénitentiaire précise que pour les personnes détenues « inscrites au dispositif du ramadan », leur repas du midi est remplacé par une « collation ». Le grammage pour le repas du soir est aussi augmenté de « minimum 50 g sur les féculents ». Au moment du déjeuner, les détenus se voient distribuer des « aliments stockables » qui leur permettent de compléter leurs repas.
Distribution des repas dans une maison d'arrêt. / Crédits : JC Hanché pour le CGLPL
Arrivants et mitard
Par manque de moyens, Taiki (1), 23 ans, n’a pas pu jeûner pendant 15 jours. C’était lors de sa première incarcération en 2018. Il est arrivé à la prison de Nanterre (92) au tout début du ramadan. Les virements faits par sa famille sur son compte bancaire en prison mettent du temps à arriver. Sans ressources pour cantiner, il savait que la gamelle du soir ne suffirait pas. « Et puis si tu prends la gamelle et que tu veux la garder pour le soir, il faut payer le frigo ». Il résume :
« Je n’avais pas d’argent, et je ne voulais pas prendre dans la bouffe de mes codétenus. »
Pendant 15 jours, il ne fait pas le ramadan et retarde ses jours de jeûne. Une situation qu’il confie avoir mal vécue. « Je le fais depuis mes 12 ans, où que je sois. J’ai pris ça comme une trahison. »
Madi (1) a 33 ans. Incarcéré à Meaux (77) depuis 2019, il n’a pas pu faire non plus ses premiers jours de jeûne : lui était au quartier disciplinaire. Une cellule équipée au minimum, dans laquelle le détenu est placé à titre de sanction. Il n’a le droit qu’à la gamelle, souvent « dégueulasse ». « Même si tu ne gardes que le pain et le dessert, ça ne te permet pas de tenir la journée. Et ça joue énormément sur le moral. Dans les gens qui sont là-bas, personne ne fait le ramadan », affirme Madi. Taiki, lui, raconte que pour un « problème » survenu pendant le ramadan, la prison avait attendu la fin de la période de jeûne pour l’envoyer au mitard.
« Le ramadan en prison, c’est très, très difficile », constate Mohamed Boina M’Koubou, aumônier musulman à la prison de Fleury-Mérogis (91). Il travaille avec le Secours islamique et aide à identifier les personnes en difficulté. Cette année, 11.700 colis alimentaires ont été distribués dans différents centres pénitentiaires de l’Île-de-France, mais aussi dans le Nord, à Nantes (44) ou Bordeaux (33). Adrian Verdugo travaille pour l’association :
« Vu les prix des cantines et vu le processus pour y accéder, c’est vraiment galère. »
« Sans ressources, tu ne peux pas faire le ramadan dans de bonnes conditions en prison », assure Madi. Chaque année, le Secours Islamique délivre au début du ramadan des colis (2) avec des dattes, du chocolat, des biscuits, un flacon de musc, et des serviettes hygiéniques pour les femmes. Adrian Verdugo précise également que « tout le monde peut en bénéficier et pas uniquement les détenus musulmans ».
Distribution de repas en prison. / Crédits : T. Chantegret pour le CGLPL
Des tensions
Taiki a connu trois ramadans derrière les barreaux, en 2018, 2019 et 2020. Il se souvient de la chaleur, collés à cinq dans une pièce de neuf mètres carrés, et les tensions que cela peut engendrer. « J’étais avec deux personnes non-pratiquantes et qui fumaient, ça partait toujours en bagarre. » Il ajoute :
« Le ramadan, ça se fait en famille, ça se pratique avec ses frères et sœurs musulmans. Quand on se retrouve dans un endroit enfermé avec des gens qui ne le font pas, c’est très dur. »
Madi, lui, partage sa cellule avec un chrétien. « On cantine et on cuisine ensemble. Lui essaye de ne pas prendre de porc. Ça se passe bien. C’est plus une histoire de personnalité », tempère-t-il. Taiki explique aussi que l’administration pénitentiaire affiche les horaires des prières et propose plus de choix de viandes halal au catalogue de cantines.
« Pendant le ramadan, certaines prisons essayent de regrouper les personnes musulmanes ensemble pour favoriser l’organisation », explique Odile Macchi, responsable du pôle enquête à l’OIP. Mais la surpopulation chronique, surtout en maison d’arrêt, rend compliqués les changements de cellules. « Les détenus ont le droit d’avoir un Coran, un tapis de prière et ils peuvent faire une demande pour avoir d’autres objets religieux », explique quant à lui l’aumônier musulman.
L’administration pénitentiaire, elle, explique que « dans le cadre du principe de laïcité et de neutralité du service public pénitentiaire, le fait de prévoir autant que possible des organisations adaptées lors de célébrations cultuelles, est appliqué pour toutes les religions représentées en détention » (3).
Distribution de repas en cellule. / Crédits : T. Chantegret pour le CGLPL
Impossible de faire du stock
Madi alerte aussi sur les délais de livraison des cantines, qui ne permettent pas d’anticiper ou de faire du stock pour ses repas du soir. Ses denrées mettent une dizaine de jours à arriver. Jeremy parle d’une semaine à 15 jours. « Et quand on reçoit, parfois on n’a que la moitié, parce qu’il n’y avait plus tel ou tel produit disponible », soupire l’homme. Sa femme ajoute : « Dans ces moments, j’essaye de le rebooster. On essaye d’inventer des recettes avec ce qu’il a, mais ça touche le moral… » Elle lance, en colère :
« On ne peut pas laisser quelqu’un crever de faim. Ça me ronge. Quand le soir, je prépare à manger, ça me fait mal au cœur. Surtout quand il m’appelle et qu’il me dit : “Tu as mangé quoi ? ” Parfois, je préfère lui mentir. »
Dans un entretien à StreetPress à propos de son livre Surveiller et nourrir, la journaliste Lucie Inland racontait à StreetPress les inégalités d’accès à une nourriture de qualité et suffisante en prison et les disparités qu’il peut exister d’un centre pénitentiaire à l’autre. Taiki lui, s’énerve : « On reçoit aussi des aliments qui sont à cinq jours d’expiration. On ne peut pas garder du stock pendant longtemps. Des fois, tu perds ce que tu as commandé parce que ça a pourri. »
À LIRE AUSSI : En prison, les détenus ont faim et les inégalités persistent
Entraide
En cette période de fête, Madi essaye de partager, comme il peut, avec les autres. Il tente par exemple de donner un peu de nourriture aux « indigents », surnom qu’on donne aux personnes sans ressources et/ou isolées en prison. « On fait tous un peu à manger, et on leur fait passer via les surveillants. Comme ça, le soir, ils ont quelque chose de chaud. Sinon, on envoie un paquet de pâtes ou des nuggets, des cordons bleus… » Mais cela ne fonctionne pas toujours. « Certains surveillants refusent et disent que c’est pour faire passer un téléphone ou du shit, alors que c’est juste de la nourriture ! »
« Il y a beaucoup plus de personnes sans ressources qu’on ne croit », poursuit-il. Selon l’OIP, un détenu sur quatre serait sans ressources.En 2020, StreetPress racontait le calvaire que subissent les indigents en prison.
Distribution de repas en barquette. / Crédits : T. Chantegret pour le CGLPL
Jeremy, lui, même s’il galère, soutient ses voisins de cellule. « On va cuisiner des bricks, ou des pâtisseries, on va essayer d’en envoyer un peu à ses copains ».
À LIRE AUSSI : Faim, manque d’hygiène et chantage, le calvaire des pauvres en prison
Solitude
Pour tenir moralement, Taiki compte sur la visite de sa famille au parloir. « Ce qui me manque, c’est de ne pas être là pour faire prier mes proches, surtout mes petits frères. » Madi, lui confie d’une voix calme :
« Ça fait partie des moments spécifiques dans l’année où on ressent vraiment le manque de la famille. »
L’homme de 33 ans raconte avoir sa mère au téléphone chaque soir à l’heure de couper le jeûne. Son cauchemar : c’est qu’il ait faim. « On essaye de penser au côté spirituel. C’est aussi une question de foi », commence-t-il, avant d’ajouter à voix basse :
« La prison, c’est difficile pour les détenus, mais c’est très dur aussi pour la famille à l’extérieur. »
Jeremy, seul dans sa cellule pense souvent à sa femme. « On s’appelle tous les soirs, ça reste un mois sacré. On essaye de garder cette cohésion même à distance », raconte Sophie, qui vit à 900km de sa prison. Elle a pris ses billets de train pour voir son mari au parloir pour l’Aïd, la fête musulmane qui marque la rupture du jeûne du mois de ramadan, ce vendredi 21 avril. Elle a aussi réservé une Unité de vie familiale (UVF) [appartements de deux ou trois pièces dans lesquels la personne détenue peut recevoir sa famille et ses proches] et a réservé le repas :
« On n’a pas des goûts de luxe, ça sera poulet frites ! »
Image de Une : distribution de repas en prison par T. Chantegret et JC Hanché pour le CGLPL.
(1) Les prénoms ont été changés
(2) L’administration pénitentiaire précise à StreetPress par mail qu’à l’occasion du mois de ramadan, « les personnes détenues peuvent bénéficier de colis rituels dans la limite de cinq kilos, pouvant leur être remis par les aumôniers. Les familles et les associations peuvent contribuer, par des dons financiers ou en nature, à la composition de ces colis mais les noms des donateurs, comme celui des bénéficiaires, ne doivent pas apparaître. Ces colis peuvent par exemple contenir des denrées alimentaires qui se conservent à température ambiante, conditionnées dans des emballages en plastique transparents, des publications religieuses, ou un petit flacon de musc contenant entre 3 et 5ml de parfum. L’alcool ne doit pas être présent dans la composition de ce parfum. Par ailleurs, son emballage est soumis aux règles habituelles de conditionnement (ni verre, ni métal). Les colis sont placés sous la responsabilité de l’aumônier. »
(3) L’article R323-1 du code pénitentiaire dispose que « chaque personne détenue reçoit une alimentation variée, bien préparée et présentée, répondant tant en ce qui concerne la qualité que la quantité aux règles de la diététique et de l’hygiène, compte tenu de son âge, de son état de santé, de la nature de son travail et, dans toute la mesure du possible, de ses convictions philosophiques ou religieuses ».
Cet article est en accès libre, pour toutes et tous.
Mais sans les dons de ses lecteurs, StreetPress devra s’arrêter.
Je fais un don à partir de 1€Si vous voulez que StreetPress soit encore là l’an prochain, nous avons besoin de votre soutien.
Nous avons, en presque 15 ans, démontré notre utilité. StreetPress se bat pour construire un monde un peu plus juste. Nos articles ont de l’impact. Vous êtes des centaines de milliers à suivre chaque mois notre travail et à partager nos valeurs.
Aujourd’hui nous avons vraiment besoin de vous. Si vous n’êtes pas 6.000 à nous faire un don mensuel ou annuel, nous ne pourrons pas continuer.
Chaque don à partir de 1€ donne droit à une réduction fiscale de 66%. Vous pouvez stopper votre don à tout moment.
Je donne
NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER