Pour Ilan, ça ne fait aucun doute : les policiers les ont percutés volontairement. Dans une note vocale envoyée à StreetPress et Mediapart avec l’accord de sa famille, l’adolescent de 14 ans rembobine la scène :
« Ils nous ont tamponnés avec l’avant de leur voiture. Ils ont mis un coup de volant pour nous tamponner le scooter et nous faire un accident. »
L’un des autres occupants du scooter – ils étaient trois sur le deux-roues – et trois témoins directs de la scène confirment cette version. Avant de répondre à nos questions, ces témoins ont livré leur déposition au Service du traitement judiciaire des accidents (STJA).
L’affaire est d’une extrême gravité. Safyatou, la conductrice du scooter âgée de 17 ans, est toujours hospitalisée dans un état critique. Elle a été placée en coma artificiel avec un pronostic vital engagé. Elle a également subi plusieurs interventions chirurgicales. Son petit frère de 13 ans, Salif, également hospitalisé, est blessé au foie mais son état est jugé encourageant par les médecins. Ils portaient tous les deux un casque. Ce n’est pas le cas du troisième passager, Ilan, 14 ans. Sa mère, Amanda, souffle qu’il « s’en sort bien » : il n’est que légèrement blessé à la jambe.
Lundi 17 avril, les familles de ces mineurs sont allées porter plainte à l’IGPN pour « tentative d’assassinat », accompagnées de leur avocat, Arié Alimi.
Contactée, la préfecture de police de Paris indique que « le conducteur a refusé de s’arrêter et pour échapper au contrôle a emprunté une rue à contresens avant de perdre la maîtrise de son scooter dans des circonstances qui restent à établir ». De son côté, le parquet de Paris indique qu’« un choc a été évoqué par plusieurs personnes entre le véhicule de police et le scooter » et qu’en parallèle de l’enquête sur le refus d’obtempérer, une autre a été confiée à l’IGPN.
Deux vidéos, que Mediapart et StreetPress se sont procurées, montrent les policiers porter les premiers secours aux blessés avant l’arrivée des pompiers. À l’angle de la rue de Bagnolet et de la rue de Lesseps, le scooter gît sur le trottoir, devant la porte close du restaurant Lou Tiap. Un véhicule blanc siglé « police » est garé le long de la chaussée, gyrophare et deux-tons allumés, avant qu’une policière aille éteindre la sirène. Six policiers s’affairent autour de trois silhouettes au sol : les passagers du deux-roues, éjectés.
Une course poursuite
Que s’est-il passé lors de cette course-poursuite ? Grâce aux témoignages de cinq témoins, de deux des victimes et de membres de leurs familles, StreetPress et Mediapart sont en mesure de retracer le fil de cette soirée infernale. Jeudi 13 avril au soir, les trois adolescents se sont rendus ensemble, avec le feu vert de leurs parents, dans une mosquée du 20e arrondissement de Paris. Ilan et Salif sont copains de classe. Safyatou est la grande sœur de Salif. Avec l’accord de leurs familles, StreetPress et Mediapart ont pu échanger avec les deux garçons.
Il est bientôt 23h45 quand ils enfourchent un scooter en libre-service de la marque Cityscoot. Ils sont trop nombreux sur le deux-roues et l’un d’entre eux ne porte pas de casque. Ça, nul ne le conteste. Safyatou conduisait pour rentrer, son frère derrière elle, et Ilan – sans casque – encore derrière.
Une patrouille de police qui les croise entreprend de les contrôler. Dans sa note vocale, Ilan reconnaît que quand la voiture de police a commencé à les suivre, la conductrice a pris peur et accéléré. « Dès que je vois ça, je lui dis de s’arrêter, mais elle ne m’a clairement pas entendu », raconte l’adolescent. Après ce refus d’obtempérer, la voiture met son gyrophare et se lance à leur poursuite.
Un coup de volant pour « les percuter volontairement »
Méline, 37 ans, les aperçoit. Elle descend la rue des Pyrénées depuis la place Gambetta à bord de sa Twingo. Arrêtée à un feu rouge, elle voit le scooter « suivi de près par une voiture de police » remonter en sens inverse et tourner à gauche dans la rue de Bagnolet. « Quand je les vois de profil, je me rends compte qu’ils sont trois et que ce sont des enfants, ils ont de tout petits corps », se souvient cette livreuse et chauffeuse routière. Elle s’engage juste derrière la voiture de police, dans la rue de Bagnolet.
« Le scooter des petits roule droit, il ne fait pas de zigzags, la route n’est pas mouillée », affirme Méline, encore « sidérée » parce qu’elle voit ensuite :
« La voiture de police se met sur la gauche du scooter et ouvre une portière côté droit, tout en roulant, pour essayer de les déséquilibrer. Ça ne marche pas. Quelques secondes après, ils mettent un coup de volant sur la droite pour les percuter volontairement. Ils tapent entre l’aile droite et la portière avant droite. Les passagers sont projetés du scooter et tombent sur le trottoir. »
Menacés avec un pistolet
Dans sa note vocale, Ilan se rappelle que le véhicule de police leur a d’abord mis « un coup de pression » en se plaçant juste derrière le scooter. « On ne peut vraiment pas freiner, sinon on se fait tamponner par la voiture. » Il se souvient que la voiture se positionne ensuite sur la gauche du scooter. « La policière qui était à l’arrière, porte droite, nous a menacés avec un pistolet, je crois. Ensuite, ils reviennent derrière nous très peu de temps, et se remettent à côté. J’entends un bruit de portière. Je crois qu’ils ont ouvert leur portière, qu’ils l’ont fermée et qu’une seconde après ils nous ont tamponnés avec l’avant de leur voiture. Ils ont mis un coup de volant pour nous tamponner le scooter. » Ilan fait « un vol plané » et tombe. Sa jambe droite lui fait mal.
Dans une autre note vocale envoyée depuis sa chambre d’hôpital, Salif, le blessé de 13 ans, raconte ce qu’il a retenu de la course-poursuite. Selon lui, dans la rue de Bagnolet :
« Une policière baisse la vitre de la voiture, elle nous menace avec son pistolet. À ce moment-là, la voiture de police se met à notre hauteur et ils nous percutent. »
StreetPress a reconstitué la scène. / Crédits : Caroline Varon
Tous les témoins confirment
Un deuxième témoin assiste à la scène. Camille, 35 ans, est la plus proche du choc : quatre à cinq mètres tout au plus. Elle rentre à vélo d’un dîner avec son mari. Alors qu’elle arrive à l’angle de la rue de Lesseps et de la rue de Bagnolet, Camille entend des gyrophares puis voit la voiture de police, à gauche du scooter. Par la fenêtre ouverte, elle entend crier « arrêtez-vous, arrêtez-vous ». Puis elle voit, très clairement, dit-elle, « la voiture de police dévier légèrement sur la droite pour les taper, pour qu’ils s’arrêtent » :
« Il y a eu un choc. Je l’ai vu et entendu. Je pense que ça a tapé à l’avant de la voiture, j’ai vu le rétro du scooter voler. Ils les ont cognés, ça ne fait pas de doute. Le scooter s’éclate et les enfants s’écrasent. »
Un troisième homme voit la scène. Almamy, 30 ans, arrive en sens inverse. Ce livreur à vélo sort d’un magasin (1) situé au 71 rue de Bagnolet, juste en dessous de la rue de Lesseps. Il vient de commencer une course quand il entend la sirène de police. Il aperçoit d’abord la voiture qui se rapproche de lui, puis le scooter. « Je vois la voiture de police qui fait un mouvement à droite et cogne le scooter. Ça a fait un bruit, “cong”, et après le scooter tombe. » Almamy insiste à plusieurs reprises :
« Je n’ai rien contre la police, je témoigne pour dire la vérité. »
Un homme attablé à la terrasse d’un café, l’Abribus, dit lui aussi avoir aperçu l’accident. Et une voisine qui vit juste au-dessus des lieux, a quant à elle « entendu un choc et ensuite un scooter qui tombe ». Le bruit l’a attiré à la fenêtre, comme « cinq ou six personnes de [son] immeuble ». Elle sort ensuite dans la rue.
Des blessés graves
Juste après l’accident, selon les récits de tous ces témoins, les trois policiers descendent de leur voiture. Méline décrit « un policier black, un Européen et une femme » qui se penchent sur Safyatou et Salif, pendant qu’Ilan « sautillait parce qu’il avait mal à la jambe ». Un autre équipage, également composé de trois policiers, arrive presque aussitôt en renfort. Ilan est menotté.
Les vidéos tournées par les témoins commencent à cet instant. Sur l’une d’entre elles, on entend Méline s’adresser directement aux six policiers présents : « Ils les ont percutés volontairement ! Appelez les pompiers, n’enlevez pas le casque, ne les mettez pas plus en danger, c’est pas normal ce qui se passe. C’est des enfants ! » Sur une autre, c’est Almamy qui dit « les policiers, ils les ont fait tomber. (…) Ils les ont percutés de ouf. Oui oui, j’ai vu ça, oui oui. »
Méline, Almamy, Camille et son mari Alban demandent aux policiers de faire attention à leurs gestes sur les blessés et d’attendre les pompiers. Tous tiennent à rester sur place pour pouvoir apporter leur témoignage. Ils affirment en avoir été dissuadés par les policiers, qui leur ont demandé de s’écarter et de circuler, sans prendre leurs coordonnées.
Ils laissent les témoins partir
Après avoir échangé leurs numéros entre eux, les témoins finissent par progressivement quitter les lieux, à l’exception de Méline. Celle-ci assiste à l’évacuation des blessés par les pompiers, qui emmènent d’abord Ilan (démenotté entre-temps) sur une chaise roulante, puis Salif et Safyatou sur des civières gonflables.
Méline continue à filmer une partie de ses échanges avec les policiers, insistant toujours sur ce qui lui semble crucial : le scooter a été « tamponné volontairement ». « Si le collègue fait de la merde, je dirai qu’il fait de la merde, mais là je n’étais pas là », lui répond l’un des agents venus en renfort, alors que Méline lui montre l’avant de la voiture de police et soutient que le choc a laissé des traces sur la carrosserie. Sur les images, il semble la contredire. « Des policiers qui n’ont même pas vu me disent que ça ne s’est pas passé comme ça », s’indigne Méline, trois jours plus tard.
Vers 1h30 du matin, des policiers du service de traitement judiciaire des accidents arrivent. Méline a téléphoné à Almamy, le livreur à vélo, pour qu’il revienne. Après avoir laissé entendre qu’il faudrait se rendre au commissariat du 20e arrondissement, les policiers prennent leur première déposition sur place et notent leurs coordonnées, pour pouvoir les convoquer. L’un des fonctionnaires sur place aurait, selon Almamy, affirmé que leur témoignage était « diamétralement opposé » à ceux des policiers. Méline confirme : les policiers ont dit qu’ils n’avaient pas touché le scooter.
La mère d’Ilan dit avoir été manipulée
Pendant ce temps, Ilan a été placé en garde à vue à l’hôpital Trousseau. Sa mère, Amanda, n’est pas autorisée à le voir et ne connaît pas les circonstances exactes du refus d’obtempérer qui lui est reproché. Elle est, à ce moment-là, dit-elle « très en colère » contre lui. Elle prévient une avocate qui assistera Ilan lors de son audition.
Amanda n’entend le récit détaillé de son fils que le vendredi en fin d’après-midi, lorsque celui-ci évoque le « coup de volant » des policiers et le « choc » de l’accident. « Je débarque complet », explique-t-elle. « Je n’arrive pas à accepter que les policiers m’aient traité de la sorte, qu’ils m’aient menti alors qu’on m’a appris à leur faire confiance. » La mère d’Ilan estime avoir été, notamment par manque d’information, poussée par les policiers à déposer plainte contre la conductrice du scooter. Ce qu’elle a fait pendant la garde à vue de son fils. Elle souhaite désormais la retirer.
Amanda se dit aussi choquée par la phrase d’une policière, qu’elle rapporte ainsi : « Je ne cautionne pas ce que mes collègues ont fait, mais madame, il faut que vous compreniez. Aujourd’hui, on a des terroristes de 12 ans. » Elle veut désormais obtenir justice :
« D’après ce que je comprends, ils les ont percutés volontairement. Est-ce que c’est leur rôle, est-ce qu’ils ont le droit de le faire ? Comment je peux expliquer à mon enfant qu’il doit respecter la police, quand pour lui, la police, c’est ceux qui ont attenté à sa vie ? Je veux lui montrer que la justice s’intéresse aux faits, pour rétablir la vérité. »
Vendredi, samedi et dimanche, le service du traitement judiciaire des accidents a auditionné Méline, Almamy et Camille dans le 15e arrondissement. Méline a transmis aux enquêteurs les vidéos qu’elle a tournées. La livreuse raconte qu’à l’issue de son audition, la policière qui l’avait convoquée est entrée dans la pièce pour lui ordonner d’effacer les vidéos de son téléphone, ce qu’elle a refusé de faire. La policière l’aurait alors menacé de « finir en garde à vue » si elle ne s’exécutait pas. Sans succès.
Contacté par StreetPress et Médiapart, la préfecture de police a déclaré : « Jeudi 13 avril 2023 vers 23h50 à Paris 20, les policiers ont voulu procéder au contrôle d’un véhicule deux-roues qui était monté par trois personnes. Le conducteur a refusé de s’arrêter et pour échapper au contrôle a emprunté une rue à contresens avant de perdre la maîtrise de son scooter dans des circonstances qui restent à établir. Les trois personnes ont été transportées en milieu hospitalier. L’une d’elles ne portait pas de casque. Une enquête a été ouverte, confiée par le parquet au service de traitement judiciaire des accidents. Dans ce cadre, l’ensemble des actes nécessaires à la manifestation de la vérité ont été initiés et/ou effectués. L’enquête se poursuit sous l’autorité d’un magistrat. »
Contacté par StreetPress et Médiapart, le parquet de Paris a déclaré : « En réponse à votre question concernant un accident de voiture ayant impliqué un véhicule de police et un scooter monté par des mineurs le 13 avril dans le 20e arrondissement : un véhicule de police a poursuivi un scooter monté par trois mineurs dont un n’était pas casqué. Le scooter a chuté, sa conductrice voit son pronostic vital engagé, les deux autres passagers sont blessés. Un choc a été évoqué par plusieurs personnes entre le véhicule de police et le scooter. Une enquête sur le refus d’obtempérer est en cours. Parallèlement, une enquête est confiée à l’IGPN sur les conditions dans lesquelles ce choc serait intervenu. »
(1) Edit le 20/03/23 : nous avons, à la demande du livreur, supprimé le nom de son employeur.
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