Au Sud-Ouest de Genève, dans la zone industrielle de la Praille, un grand bâtiment se dresse entre une voie ferrée et une large route. De l’extérieur, personne ne peut se douter que ce hangar de 150.000m2 aux façades gris clair et blanc cassé cache des trésors estimés à 92 milliards d’euros : des œuvres d’art, des lingots d’or, des bouteilles de vin et même des voitures de luxe.
#DRAHILEAKS
Patrick Drahi est un homme d’affaires puissant. 11e fortune française bien que domicilié en Suisse, il est à la tête du groupe Altice. Un empire tentaculaire qui réunit notamment des entreprises de télécom (SFR, Cablevision…), des médias (BFM TV, RMC…) ou de commerce d’art (Sotheby’s)…
Courant août 2022, le groupe de hackers russes Hive a mis en ligne dans un recoin caché d’Internet des centaines de milliers de documents piratés à Altice après avoir échoué à faire chanter l’homme d’affaires. Reflets, Blast et StreetPress se sont associés pour explorer ces leaks.
Les documents mettent en lumière un groupe industriel complexe, implanté dans des pays très souples en matière fiscale et très endetté. Ils donnent incidemment à voir le train de vie faramineux d’une famille aussi discrète que riche. Bien loin de la fin de l’abondance annoncée par Emmanuel Macron.
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Cet entrepôt géant installé en zone franche permet aux ultra-riches de stocker leurs biens inestimables en bénéficiant d’avantages fiscaux. Il en existe plusieurs dans le monde. Le port franc de Genève est spécialisé dans la conservation des œuvres d’art. D’après les documents issus d’une fuite de données que les médias indépendants Reflets, StreetPress et Blast ont pu consulter, le milliardaire Patrick Drahi y laisse dormir dans des boîtes en bois environ un tiers de ses tableaux et sculptures (1). Certaines de ces œuvres (des trésors signés Picasso, Chagall, Giacometti ou Bacon) y sont depuis plusieurs années. Bienvenue au port franc de Genève.
Environ un tiers des œuvres de Patrick Drahi seraient stockées dans le port franc de Genève. / Crédits : Caroline Varon
Des trésors dans des boîtes en bois
De l’intérieur, le lieu ressemble plus à une prison – chaque porte est fermée à clé – qu’à une galerie d’art. Pourtant, ce serait « le plus grand musée du monde ». Environ un tiers de la collection Drahi, estimée à 750 millions d’euros selon le média suisse HeidiNews, serait déposée dans des ports francs, principalement dans celui de Genève. En avril 2021, plus de 60 œuvres y étaient stockées, sur un peu plus de 200 recensées par ses équipes. En juin 2021, un décompte consacré à un peu plus de 80 œuvres orientalistes constate que presque la moitié sont enfermées dans des caisses en bois. Un document de 2020 indiquait que certains tableaux dorment dans leur boîte depuis 2013. Le reste de la collection du milliardaire est accroché dans ses résidences, en Suisse ou dans ses autres villas à travers le monde.
Inventaire des oeuvres de P… by Garnier
À l’origine, les ports francs servaient pour le stockage temporaire de marchandises en transit (durant le week-end, par exemple). « Il y a eu un détournement des ports francs. Normalement, les œuvres ne restent pas. Là, il y a une dérive parce que les biens restent. Ça a été complètement perverti », souligne une pénaliste spécialisée dans l’art, qui souhaite rester anonyme.
Le monde des ports francs est particulièrement opaque. Nous avons demandé à visiter celui de Genève. Refus. Impossible également d’obtenir une simple interview, de son patron ou même d’un porte-parole. « L’agenda actuel est extrêmement dense », nous a-t-on répondus. Et de nombreux professionnels du monde de l’art, sollicités, ont refusé de s’exprimer sur le sujet – y compris des acteurs publics, comme des responsables de musées publics. Parfois sans donner d’explications, parfois par peur de l’influence de « Monsieur Drahi ».
Certains tableaux dorment dans leur boites en bois depuis des années. / Crédits : Caroline Varon
Stocker en sécurité sans payer de taxe
« Les ports francs permettent de stocker sans être imposable sur son bien », relève Marine Vazzoler, journaliste au Quotidien de l’art :
« Ceux qui placent leurs biens dans ces zones sont rassurés de les savoir en lieu sûr et confidentiel, et peut être qu’ils se disent que cela est plus risqué de les avoir dans leur salon. Mais ça peut être effectivement une manière de contourner certaines taxes. »
Pour une importation d’œuvres d’art en Suisse par exemple, la TVA qui s’applique est de 7,7% (de la valeur des œuvres). Alors, les milliardaires préfèrent les laisser dans une boîte.
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Le monde des ports francs est particulièrement opaque. / Crédits : Caroline Varon
Le port franc de Genève appartient à plus de 80% au canton de la ville. Pour héberger ses œuvres, Patrick Drahi fait appel à Rodolphe Haller SA. La société « spécialisée dans le transport et l’entreposage d’œuvres d’art » dispose de 18.000m2 de locaux et met à disposition des box de 8m2 à 200m2. Une partie des trésors du milliardaire sont stockés en zone sous-douane et une autre en zone hors-douane, où il est exonéré de taxes à l’importation pour ses biens qui arrivent de l’étranger. Dans les documents que nous avons consultés, on apprend par exemple qu’il paye un loyer annuel de 10.800 CHF pour un local de 18m2 en zone hors-douane. Un loyer majoré en début d’année de « 1,5% », selon ces mêmes documents.
Le port franc permet de négocier le prix de son assurance à la baisse. / Crédits : Caroline Varon
Autre avantage du port franc, il permet de négocier le prix de son assurance à la baisse. Un document issu du leak, rédigé par Artspec, courtier dédié à l’assurance des œuvres d’art, précise ces éléments : « Les pertes ou dommages résultant du terrorisme sont exclus concernant les biens situés à des lieux d’entreposage professionnel ou autres locaux commerciaux (nous pouvons demander une cotation relative à cette disposition). Par contre, les pertes ou dommages résultant du terrorisme sont maintenus concernant les biens situés aux adresses privées ou en cours de transport. »
Pendant qu’elles dorment à l’abri des regards, certaines œuvres continuent de prendre de la valeur. « Par exemple, si on achète un Picasso et qu’il est stocké en zone franche depuis une cinquantaine d’années, il aura pris de la valeur sans avoir été taxé », explique Marine Vazzoler :
« Et si on veut le faire sortir pour le vendre, on paiera à ce moment-là la taxe mais la valeur de l’œuvre aura été multipliée. »
Le port franc de Genève est aussi équipé d’une salle d’exposition. « Cela permet de faire des ventes sur place sans avoir besoin de bouger les œuvres », constate Alexis Fournol, avocat spécialisé dans le domaine de l’art. Ces ventes sont exonérées de droits de douane et de TVA. Les œuvres peuvent donc changer plusieurs fois de propriétaires, sans jamais quitter le port franc.
Les ports francs offrent toute une palette de services, concentrés en un seul endroit : stockages, sociétés de transports, fabrication des caisses de stockage, ventes et transactions, sociétés d’assurance… « Un service optimal pour les collectionneurs », apprécie maître Fournol.
Les œuvres de Patrick Drahi stockées dans le port franc de Genève selon un document de 2022. / Crédits : DrahiLeaks
Giacometti, Chagall, Picasso... / Crédits : DrahiLeaks
[Pour voir ce document en PDF, cliquez-ici.]
Un manque de transparence à l’origine de plusieurs scandales
Lorsque les camions arrivent sur le grand parking du port franc pour livrer de nouveaux trésors, impossible de deviner ce qu’ils transportent. Sur les boîtes en bois, un numéro remplace le nom de l’œuvre et un autre celui du propriétaire. Le port franc de Genève est désormais équipé d’un scanner qui permet d’analyser le contenu des caisses. Un dispositif mis en place après plusieurs scandales. Mais il n’est pas employé de manière systématique, comme l’a raconté le journal Le Monde. Et les informations sur la provenance sont minimales. Dans son rapport de gestion de 2021, David Hiler, le président du conseil d’administration, précisait pourtant que « les procédures de compliance [données de traçabilité, ndlr] sont bien appliquées et les objets archéologiques sont toujours soumis à un contrôle préalable avant d’être admis au port franc. »
Le système reste opaque. Il est régulièrement dénoncé. Le Groupe d’action financière (Gafi) affirme dans un rapport de 2010 que « les zones franches, y compris les ports francs, représentent une menace en ce qui concerne le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, en partie à cause de garanties inadéquates, d’une surveillance peu attentive et de contrôles insuffisants ». En 2014, le contrôle fédéral des finances suisses mettait en garde contre « l’usage impropre qui peut être fait des ports francs, à des fins d’optimisation fiscale ou pour contourner les lois sur “les biens culturels, le matériel de guerre, les médicaments ou le commerce de diamants bruts”. »
Le port franc de Genève a, lui, été au cœur de plusieurs scandales de trafic illicite de biens culturels. Plusieurs objets ont été saisis au fil des années comme des morceaux de bouddhas de Bamiyan d’Afghanistan saccagés par les Talibans, des momies égyptiennes issues de fouilles illégales, des morceaux d’un tableau du Titien censé avoir brûlé à Venise en 1967… L’affaire qui fera le plus de bruit concerne Yves Bouvier. Le « roi des ports francs » détenait la première société locataire de celui de Genève. Il est accusé d’escroquerie par le milliardaire russe et collectionneur Dmitri Rybolovlev (connu aussi pour avoir racheté l’AS Monaco). La procédure judiciaire est toujours en cours.
Une partie des trésors du milliardaire sont stockés dans le port franc de Genève. / Crédits : Caroline Varon
La justice désarmée
S’il est difficile pour la justice de se saisir de ce sujet, c’est aussi en raison d’un manque de moyens. « Ce sont des enquêtes longues et coûteuses, où il y a très peu de magistrats spécialisés. Il y a un office central de lutte contre le trafic de biens culturels à Nanterre, qui s’occupe de tout ce qui est trafic, vol et les faux, mais ils sont une trentaine », précise notre pénaliste spécialisée en art :
« Ils connaissent très mal le fonctionnement du marché. Et quand il y a quelque chose, une instruction est ouverte mais ça prend six ou sept ans. Donc, d’un point de vue pénal, c’est assez décevant. »
Après cette succession de scandales, mais aussi suite aux révélations des « LuxLeaks » en 2014 et des « SwissLeaks » en 2015, ou encore des « PanamaPapers » en 2016, de nouvelles législations suisses et européennes ont imposé plus de transparence. En janvier 2020, l’Union européenne a par exemple mis en place une directive pour renforcer les règles sur l’identification des clients.
Si les contrôles douaniers restent insuffisants, « depuis ces scandales, l’OCDE a mis en place plus de transparence », confirme Jean-Raphaël Pellas. Ce professeur à l’Institut supérieur du commerce de Paris (également co-pilote du groupe de recherche Fiscalité et prélèvements obligatoires de Fondafip) l’assure, « on sait maintenant ce qui transite et les entités et les personnes qui sont derrière, la seule zone d’ombre reste les trusts… » Patrick Drahi, lui, signe certains de ces contrats avec la société qui stocke ses œuvres en son nom mais il utilise aussi ses sociétés offshore, basées au Luxembourg ou à Saint-Vincent-les-Grenadines, détentrices des œuvres.
Maître Alexis Fournol se veut rassurant, pourtant :
« Les ports francs ne sont plus ce qu’ils étaient depuis la loi sur le trafic des biens culturels, on ne peut plus faire rentrer n’importe quoi. Je ne dis pas que c’est parfait mais il y a eu une évolution, c’est une évidence. »
Pour le grand public, ce système en vase-clos reste discutable. Mais aussi pour les amateurs d’art : « C’est un rapport à l’art très mercantile, raconte une amatrice. Ce sont des endroits assez essentiels dans le milieu mais ils disent beaucoup du fonctionnement et du milieu de l’art en général ». Il scelle en réalité une forme de confiscation. « Ce sont aussi autant d’œuvres qui ne sont pas visibles depuis une cinquantaine d’années et qui manquent aux collections publiques », cingle cette passionnée.
À la fin des années 70, le célèbre historien de l’art Nicos Hadjinicolaou avait défini ce qui constitue la valeur d’une œuvre :
« Une œuvre d’art existe en tant que telle à partir du moment où elle est regardée. »
Le port franc de Genève est spécialisé dans le stockage d'œuvres d'art. / Crédits : Caroline Varon
(1) Une estimation, qui varie selon les années et les décomptes réalisés par les équipes de Patrick Drahi.
(2) Chiffre indicatif, il a pu entre-temps les vendre ou en acheter d’autres.
Contacté, le port franc de Genève a refusé nos demandes de reportages et nos demandes d’interview et n’a pas répondu à nos questions à ce jour, tout comme Patrick Drahi
Enquête de Clara Monnoyeur. Illustration de Une de Caroline Varon.
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