Mairie de Saint-Avold (57) – C’est l’histoire d’un agent de surveillance de la voie publique qui rencontre son maire. Le premier, Isaac (1), voudrait devenir policier. Il s’occupe alors des amendes de stationnement et de patrouiller. Le second, René Steiner (LR), fraîchement élu, voudrait dépoussiérer sa mairie et mettre à mal la corruption dans leur petite ville de Moselle, Saint-Avold, 15.000 habitants. Il succède à l’ancien député et baron local André Wojciechowski (LR), édile pendant 19 longues années. Plusieurs plaintes ont été déposées contre ce dernier pour des prises illégales d’intérêt, détournement de fonds publics, abus de confiance et délit de favoritisme. Le nouveau maire l’a promis en grande pompe : les magouilles c’est terminé, place à la probité.
René Steiner confie à Isaac la mission d’effectuer un rapport inédit. Entre décembre 2020 et mars 2021, il est chargé d’enquêter sur des faits pouvant constituer de l’abus de confiance et du détournement de fonds publics au sein du parc automobile de la commune. Leurs réunions se font dans la plus grande discrétion. Au fil de ses investigations, Isaac aurait découvert, stupéfait, un usage abusif de fonds et de moyens publics. Au moment de ces potentiels abus de confiance, René Steiner est adjoint aux finances du précédent maire. En 2021, auprès de la presse locale, il se défendait d’avoir eu connaissance de ce système :
« Tout passait systématiquement par un circuit parallèle avec l’ancien maire et son directeur de cabinet. J’étais systématiquement court-circuité. »
Pourtant, les conclusions du rapport d’Isaac n’ont pas été rendues publiques. Au dernier moment, sur instruction de René Steiner, le rapport n’a jamais été envoyé au parquet. Et l’enquête est passée aux oubliettes. Quant à Isaac, il a été blacklisté. Lui, qui a passé sa formation de policier municipal avec succès et a obtenu l’habilitation par le préfet de la Moselle et le procureur du tribunal de Sarreguemines, n’aura jamais d’arrêté du maire de Saint-Avold pour le titulariser.
Le courrier au procureur qu'Isaac n'a jamais pu envoyer. L’objet est sans appel : un signalement sur la base de l’article 40 du code de procédure pénal pour des suspicions d’abus de confiance et de détournement de fonds publics. / Crédits : DR
Des utilisations indues
« Dès son élection, le maire René Steiner m’a mandaté pour rédiger un rapport d’enquête sur l’utilisation du parc automobile de la commune », explique Isaac, qui est à l’époque agent de surveillance de la voie publique (ASVP). Le travail de l’agent public est notamment de constater et de verbaliser les infractions à différents codes, à commencer par le code de la route. Cette nouvelle mission est assez exceptionnelle :
« Il voulait faire le ménage. J’étais séduit et j’ai commencé à procéder à l’enquête interne. »
Pendant la rédaction de ce rapport, Isaac est dans les petits papiers du maire. Des réunions ont lieu une fois par semaine entre l’agent, René Steiner, le directeur de cabinet du maire de Saint-Avold, ainsi qu’un de ses avocats, maître Étienne Couronne. L’édile n’hésite pas à traiter Isaac comme un confident et lui faire part d’autres « sujets à exploiter » ou d’autres dossiers qui pourraient être des « bombes ».
Pour son enquête, Isaac auditionne des agents de la commune et met son nez dans l’utilisation du parc automobile de ce chef-lieu de canton. Il découvre que certains agents prennent des libertés avec les véhicules de service. Des « personnels ainsi que l’ancien maire » se sont appropriés « de manière permanente, des véhicules de service sans autorisation ni ordre de mission ». Il note notamment des coûts de carburant qui semblent exorbitants pour une ville comme Saint-Avold, plus de 30.000 habitants avec l’agglomération, avec des frais à 79.500 euros en 2018 ou 78.000 euros en 2019. Les coûts tomberaient ensuite à 40.800 euros en 2020, l’année de l’élection du nouveau maire. La fin de l’abondance ?
Isaac est certain de ses conclusions : les véhicules de service ont servi à des fins extra-professionnelles. Ce n’est théoriquement pas illégal pour une commune de permettre cette pratique à ses employés ou à ses élus, à condition que ce soit déclaré comme avantage en nature auprès de l’Urssaf. Or, dans ce cas précis, l’administration fiscale n’a reçu aucune demande de ce type. Cela aurait donné lieu à des impositions et des cotisations sociales.
Dans son enquête, Isaac fait des constatations problématiques, comme cette subvention de presque 25.000 euros en 2019 pour un club lorrain, qui n'est jamais arrivé à l'asso mais à une autre société. Le tout avec l’accord apparent de l’ancien maire André Wojciechowski. / Crédits : DR
Des ressources municipales aux destinations questionnables
Isaac fait d’autres découvertes. Certaines sont loufoques. Comme cet employé qui aurait changé 14 fois de pneus de voiture en trois ans pour plus de 2.400 euros. Ou ces salariés communaux qui auraient remplacé leurs pneumatiques avec des dimensions bien différentes de ceux d’origine… Mais il y a des constatations plus problématiques. Comme cette subvention en 2019 pour l’association CLVMA, un club lorrain qui restaure des véhicules de la guerre. La mairie aurait octroyé presque 25.000 euros pour la réparation d’un gros véhicule tout-terrain militaire. Jusque-là, pas de problème pour Isaac. Sauf que le versement de cette subvention ne serait jamais arrivé à l’asso. C’est une autre société, dont le président était à l’époque celui de CLVMA, qui aurait perçu la somme. Le tout avec l’accord de l’ancien maire André Wojciechowski, assure Isaac.
L’agent se rend également compte que l’ancien maire – conseiller départemental entre 2015 et 2021 avec une indemnité de 2.780 euros par mois – aurait utilisé le parc automobile de la commune pour se rendre aux réunions du département à Metz. Pour la ville de Saint-Avold, l’ensemble de ces réunions pendant six ans a coûté plus de 285.000 euros. « Il y a environ une vingtaine de réunions au conseil départemental chaque année. Cela représente presque 2.300 euros de dépensé à chaque réunion. Mais où va l’argent ? », cingle Isaac.
En 2017, une association naborienne dépose plusieurs plaintes et s’étonne notamment que le maire André Wojciechowski fasse supporter uniquement par la mairie le financement de ses chauffeurs et véhicules de fonction – car il n’a pas le permis. Le procureur de Sarreguemines de l’époque la classera sans suite au motif d’infraction insuffisamment caractérisée. À ce propos, Isaac détaille :
« L’ancien directeur général des services de la ville a mis à disposition du maire des agents pour qu’ils fassent son chauffeur. Le contribuable paye des impôts, et on ne peut pas être fonctionnaire de mairie et chauffeur du maire – qui est une mission de service privé. »
Selon l’agent public enquêteur, l’ancienne administration aurait profité d’une faille et n’a pas régularisé la situation. « Ils l’ont même perpétué jusqu’en 2020, quand l’ancien maire a été battu aux élections », explique Isaac.
L’enquête enterrée
356.000 euros depuis avril 2015. C’est la somme totale découverte par Isaac qui aurait été dépensée dans l’utilisation frauduleuse des véhicules de la flotte communale ainsi que des personnels rétribués par la ville de Saint-Avold. Le tout selon un cadre légal très flou et avec un manque de transparence conséquent : cinq services de la ville n’ont par exemple pas répondu à l’enquêteur pourtant missionné par le maire.
C'est le maire René Steiner lui-même qui a intimé à Isaac de ne pas informer le procureur. / Crédits : DR
Une fois l’enquête bouclée, le 10 mars 2021, Isaac s’apprête à envoyer le rapport au procureur de la République via une lettre recommandée. L’objet est sans appel : un signalement sur la base de l’article 40 du code de procédure pénale pour des suspicions d’abus de confiance, détournement de fonds publics et témoignage mensonger devant un officier de police judiciaire. Mais soudain, tout s’arrête. Dans un échange de SMS, le maire René Steiner demande à Isaac de « ne rien transmettre au procureur sur le dossier des véhicules ». Il ne donne que ce commentaire lapidaire :
« On a défini ensemble la stratégie. »
« J’ai obéi, je craignais pour la suite de ma carrière », confie aujourd’hui Isaac, qui suivait alors sa formation de policier municipal et souhaitait travailler au sein de la commune de Saint-Avold. Pour un proche du cabinet du maire, René Steiner « voulait tenir éloigné du dispositif pénal les agents qui figuraient dans le rapport ». Maître Ralph Blindauer, son avocat, a une autre lecture de la situation :
« Mon client a fait son enquête interne et le maire – pensant sa responsabilité potentiellement engagée si une enquête judiciaire était ouverte – a préféré tout faire pour éviter que le rapport sorte. Quitte à discriminer mon client. »
Répression syndicale
Isaac ne fait pas de vague pendant un an, le temps qu’il valide définitivement sa formation de policier. Dans la foulée, l’agent annonce au maire lors d’un entretien qu’il va déposer une liste CGT pour les élections professionnelles fin 2022 au sein de la mairie de Saint-Avold. À partir de là, les relations s’enveniment.
Selon Isaac, la directrice des ressources humaines de la mairie a commencé à cibler spécifiquement les agents étiquetés CGT avec des « inégalités de traitement ». « Par exemple, une collègue a demandé l’avancement de grade. On lui a refusé sans raison, tout en reconnaissant par écrit qu’elle remplissait toutes les conditions », explique le cégétiste. Alors qu’il s’en est ému auprès du maire, celui-ci le reçoit pour un entretien mi-mai en compagnie de ladite DRH et d’un subordonné.
La réunion se passe très mal. Isaac dit avoir été provoqué par la DRH, qui l’aurait traité de menteur. René Steiner lui aurait crié dessus. Une « humiliation », souffle-t-il. Il raconte avoir fait un malaise en voulant quitter la réunion. Les pompiers seraient intervenus. L’épisode le chamboule au point qu’il déclare un accident de service, l’équivalent d’un accident de travail dans le privé. « Je voyais flou, j’étais en stress. Ce jour-là, ils sont allés particulièrement loin, ils m’ont agressé, il fallait que ça cesse », se souvient Isaac. L’hôpital de Saint-Avold, son médecin traitant et le médecin mandaté par la collectivité vont même reconnaître son « imputabilité au service ».
Après qu'il ait informer le maire de sa volonté de déposer une liste CGT aux élections professionnelles, Isaac aurait subi de la répression syndicale et aurait été placardisé. Le 13 juillet 2022, un courrier l'informe que ce policier municipal est muté au service déménagement de la ville. / Crédits : DR
Lors de sa réunion qui s'est très mal passé, Isaac a fait un accident de service, l’équivalent d’un accident de travail dans le privé. / Crédits : DR
En juillet, il est informé par une lettre recommandée que la mairie refuse de le titulariser comme policier municipal. René Steiner décide également de le muter dans son emploi d’origine aux services techniques, invoquant un dossier administratif chargé d’une faute grave. Isaac enrage :
« J’ai demandé mon dossier administratif et la faute grave qu’ils me reprochent n’y figure même pas ! »
Des plaintes
L’agent a déposé, par l’intermédiaire de l’avocate Cécile Cabaillot, une plainte devant le tribunal administratif de Strasbourg pour harcèlement moral. Il a également déposé un recours contre l’arrêté du maire qui l’a muté au service déménagement. L’homme a aussi chargé son autre avocat, Ralph Blindauer de faire une citation directe devant le tribunal de Sarreguemines contre le maire René Steiner pour « discrimination syndicale ».
Aujourd’hui, Isaac et maître Ralph Blindauer en sont persuadés : conduire ce rapport a amené le maire à le discriminer. Selon l’agent, s’il avait pu se présenter aux élections professionnelles (où la CGT Moselle a fait un flop), être élu et devenir ainsi un agent protégé, l’édile René Steiner « n’aurait pas supporté » que le rapport de force s’égalise entre eux, « compte tenu de ce que j’avais découvert lors de l’enquête interne », estime-t-il. Isaac assure :
« Il est évident que si j’avais été agent protégé, j’aurais moi-même transmis le rapport au procureur, sans crainte de représailles cette fois. »
(1) Le prénom a été modifié.
Contactés, le maire René Steiner, son directeur de cabinet, son avocat Etienne Couronne, l’actuel et l’ancien directeur général des services de Saint-Avold et la directrice des ressources humaines n’ont répondu à nos questions.
Contacté, l’ancien maire et député André Wojciechowski n’a pas non plus répondu à nos questions. Il avait demandé à prendre connaissance du rapport d’Isaac afin d’y répondre. Nos questions étant suffisamment précises, nous avons refusé.
Ilustration de Une par Caroline Varon et Nayely Remusat.
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