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    13/02/2023

    StreetPress a eu accès au dossier de naturalisation de l’ex-policier argentin

    Comment la France a accordé la nationalité au tortionnaire Mario Sandoval

    Par Robin D'Angelo , Caroline Varon

    Après plus de trois ans de procédure, StreetPress a obtenu du tribunal administratif le droit de consulter le dossier de naturalisation de Mario Sandoval. L’homme pourrait être impliqué dans plus de 500 crimes commis pendant la dictature argentine.

    C’est l’une des nombreuses pièces manquantes de la trajectoire de Mario Sandoval en France. Condamné à 15 ans de prison le 21 décembre 2022 par la justice argentine pour l’enlèvement et la torture en 1976 de l’étudiant Hernan Abriata – à ce jour toujours porté disparu – cet ex-policier incorporé aux escadrons de la mort de la junte militaire, avait refait discrètement sa vie à Paris, avant d’être naturalisé français en 1997. Après plus de trois ans de procédure, StreetPress a obtenu du tribunal administratif le droit de consulter son dossier de naturalisation. Une épaisse liasse de documents qui dormaient aux Archives nationales et dont il est interdit de conserver des copies. Parmi la grosse centaine de pièces – principalement des fiches de paie, des relevés bancaires et des factures – figurent plusieurs notes des autorités. On y découvre que la nationalité française lui a été octroyée alors que son passé de policier pendant les sept années de dictature – de 1976 à 1983 – était connu de l’administration. En l’occurrence, le ministère de l’Intérieur ainsi que le ministère de l’Aménagement du territoire, de la Ville et l’Intégration, à l’époque en charge des naturalisations. Pour rappel, la junte militaire argentine fit plus de 30.000 morts et disparus parmi ses opposants, un crime contre l’Humanité exécuté clandestinement par sa police et son armée.

    Un flou entretenu sur son action

    À sa première demande de naturalisation, écrite de sa main en 1993, Mario Sandoval semble entretenir le flou sur son passé. Il se présente comme un ancien « fonctionnaire », sans préciser qu’il était policier. Mais après l’étude de son dossier par la sous-direction des naturalisations, il va finir par dévoiler son passé de policier. Chaque mois, il reçoit un virement de 12.000 francs de la Banque nationale d’Argentine. Une coquette somme, équivalant à deux fois le loyer mensuel de son T3 dans le quartier de Daumesnil (Paris 12e), qui intrigue les services de l’administration. Il s’en explique à la préfecture de police dans une seconde demande de naturalisation, déposée le 16 mars 1995. « Le postulant perçoit depuis 1985 une pension mensuelle de son pays au titre des services effectués (de 1967 à 1983) dans la Police Fédérale Nationale », indique l’agent qui lui fait passer l’entretien. Ce que Sandoval précisera dans un courrier en date du 18 octobre 1996 :

    « [Ma pension] est en provenance d’Argentine et correspond à ma mise en retraite obligatoire suite aux fonctions que j’ai exercées au ministère de l’Intérieur de ce pays pendant 16 années. De ce fait, elle est à vie. »

    Afin de corroborer ses dires, il verse un certificat de service, signé du chef du personnel de la police fédérale argentine, attestant qu’il a travaillé pour « l’institution du 1er octobre 1967 au 30 mai 1983, date à laquelle il a pris sa retraite obligatoire par décret ».

    Les services de renseignement ont étudié son dossier

    Ces indices auraient pu alerter l’administration française. Le 5 mars 1996, l’agent de la sous-direction des naturalisations, en charge de son dossier, propose d’ailleurs de « dder des RC (demander des renseignements complémentaires, ndlr) » au « MI (ministère de l’Intérieur, ndlr) vu l’ancienne activité professionnelle du postulant et les sommes encore versées par l’Argentine. » Le dossier du tortionnaire serait même passé entre les mains des services de renseignements. Le 11 avril 1996, un agent du ministère de l’Intérieur annote à la main la feuille d’instruction de sa demande de naturalisation. « Le DST aurait déjà fait une réponse favorable à la préfecture », écrit-il. Tout en déplorant « ne pas en trouver pas de trace dans le dossier ».

    À la décharge de l’administration française, les exactions commises par les tortionnaires issus des forces de sécurité ne sont pas à l’ordre du jour dans l’Argentine des années 1990, bien que déjà largement documentées. Dès 1986, Buenos Aires fait passer une série de lois amnistiante pour les policiers et militaires ayant commis des crimes pendant la dictature. Il faut attendre 2003 pour qu’elles soient déclarées caduques par le président Nestor Kircher. En 1990, Mario Sandoval obtient même un « certificat de bonne conduite », émis par le Consulat Général de la République Argentine à Paris, qu’il verse à son dossier de naturalisation. Le ministère de l’Intérieur français est plus inquiet par son instabilité professionnelle que par ses états de services dans la police. Après deux DEA en philosophie et sciences politiques, obtenus en 1989 et 1991 à la Sorbonne et Assas, il vivote comme professeur d’espagnol ou d’économie au sein de petits instituts de formation professionnelle, avec son épouse secrétaire et ses trois enfants à charge. Ses déclarations de revenus indiquent qu’il gagne moins que le SMIC au début des années 1990. Le 28 avril 1995, un mois après sa seconde demande de naturalisation, la préfecture de police « ajourne la requête conjointe des époux Sandoval jusqu’à ce que le couple stabilise sa situation professionnelle en France. » « [Ses] revenus sont, principalement, constitués d’une pension versée au requérant par le gouvernement de son pays d’origine », justifie-t-on.

    Hormis ses déboires financiers et une plainte contre lui déposée par American Express en 1988 pour « escroquerie » aux traveller’s chèques – il bénéficie d’un non-lieu du Tribunal de Créteil l’année suivante – la demande de naturalisation de Mario Sandoval passe inaperçue auprès de l’administration. Une note de la préfecture de police note que son attitude politique est « neutre ». Dans un « procès-verbal d’assimilation » du 17 mai 1994, il indique fréquenter « des Français », vivre dans « un milieu français » et « ne pas avoir aidé de compatriotes à venir s’installer en France ». La rupture avec son pays d’origine est consommée : il déclare ne pas retourner en Argentine pour les vacances, bien que ses parents et ses frères et sœurs y résident encore, et qu’il possède deux appartements sur place. Mais sa réponse aux agents de la préfecture de police qui lui demandent pourquoi il a choisi d’émigrer en France, lors d’un entretien le 16 mars 1995, est pour le moins floue… Le PV d’audition rapporte :

    « Aucun choix matériel n’a présidé à sa venue à Paris. Ce fut un choix personnel et éthique. Se sentant tout à fait identifié à la société française. Il veut fournir, comme il le dit, quelque chose à notre société, donner de sa personne. »

    Un départ précipité

    La chronologie de son arrivée en France, établie précisément grâce aux documents de son dossier de naturalisation, laisse entrevoir un départ précipité, si ce n’est une fuite, à la lumière des événements qui se déroulent en Argentine. La démocratie est rétablie à Buenos Aires en décembre 1983. Aussitôt, le président de centre-gauche Raul Alfonsin crée la Commission nationale sur la disparition de personnes (Conadep), chargée d’enquêter sur les crimes de la dictature. Le nom de Mario Sandoval apparaît dans les milliers de pages du compte-rendu, publié fin 1984. En avril 1985, un premier procès s’ouvre contre les dirigeants de la Junte, qui seront pour certains condamnés à la perpétuité. La question des poursuites contre les militaires et policiers de second rang n’est à ce moment pas encore tout à fait tranchée. Mario Sandoval, lui, arrive en juin 1985 à Paris, où il ne dispose d’aucune attache connue. Dans ses bagages, sa compagne enceinte de cinq mois qu’il a épousé peu avant son départ, leur premier fils en bas âge et sa fille de sept ans, issue d’une précédente union. La mère de cette dernière porte d’ailleurs plainte contre lui pour enlèvement, avant que l’affaire ne soit finalement résolue à l’amiable. Le 2 octobre 1985, quatre mois après son installation en France, son deuxième fils né à Ivry-sur-Seine (94). Ce dernier obtient automatiquement la nationalité française, au nom du droit du sol.

    Dans le PV d’audition des époux Sandoval du 16 mars 1995, sa compagne donne quelques précisions sur les raisons de sa demande de naturalisation. « Elle s’est dit, à un moment donné, qu’il ne serait pas judicieux, de par sa relation personnelle à la France, de conserver sa nationalité d’origine, et ce d’autant que son fils est devenu Français. » Mario Sandoval a-t-il profité du fait que son épouse accouche en France, pour pouvoir lui aussi bénéficier de la nationalité à son tour ? Ce sera en tout cas chose faite. Le 21 janvier 1997, un courrier du sous-directeur des naturalisations, notifie les époux Sandoval de « la suite favorable » donnée à leur demande de naturalisation.

    Mais sa nationalité française ne le protégera pas contre la demande d’extradition de l’Etat argentin. Au contraire. Le 21 avril 2008, soit un mois à peine après que la presse argentine a révélé son passé, Mario Sandoval écrit à la sous-direction des naturalisations, visiblement inquiet de ce qu’il pourrait se trouver dans son dossier. « Je souhaiterais disposer d’une copie de mon dossier de naturalisation, avec les documents présentés à l’occasion, en provenance de l’Argentine », demande-t-il. Sans doute pense-t-il à son certificat de service de la police fédérale, qui mettrait à mal sa ligne de défense, le tortionnaire plaidant l’homonymie. Il sera finalement extradé le 16 décembre 2019, après sept ans de procédure. En attendant peut-être un nouveau procès à Buenos Aires. Mario Sandoval pourrait être impliqué dans plus de 500 crimes commis pendant la dictature argentine.

    Illustration de Une par Caroline Varon

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