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    15/12/2022

    « C’est la démonstration de l’impunité. Rien d’autre »

    Le policier qui a éborgné Laurent Theron acquitté

    Par Christophe-Cécil Garnier , Ana Pich'

    Le policier Alexandre M. a été acquitté par la cour d’assises. Il était jugé pour la grenade de désencerclement qui a éborgné Laurent Theron lors d’une manifestation en 2016. La cour a invoqué la légitime défense, malgré des vidéos contraires.

    Cour d’assises de Paris sur l’île de la Cité – Il est plus de 20 heures ce mercredi 14 décembre quand le verdict tombe : « Acquitté. » Le brigadier-chef Alexandre M., jugé depuis trois jours pour avoir éborgné le syndicaliste Laurent Theron en 2016, repart libre de la cour d’assises. Alors que l’avocat général avait demandé « deux à trois ans » de prison avec sursis et une interdiction de port d’armes pendant cinq ans, ou que la partie civile ne voulait pas de prison mais une « révocation » du policier, la cour a estimé qu’Alexandre M. avait agi en état de légitime défense. Tout de suite, des soutiens du mutilé dans le public crient et commencent à chanter :

    « Police partout, justice nulle part. »

    « Vous détruisez des vies », « Grâce à vous, ils vont continuer », lancent-ils à l’égard de la cour qui plie bagage rapidement. Comme Alexandre M., qui s’efface via une porte dérobée. Une vingtaine de gendarmes se placent au milieu du public, répartis entre les pro-Laurent et les policiers. Les agents partent en premier pendant que les autres continuent de chanter. Certains pleurent. « C’est la démonstration de l’impunité. Rien d’autre », lance à une justice qui a quitté les lieux Cédric D., membre du collectif contre les violences d’État Désarmons-les.

    À côté, Laurent Theron est dépité. « On y a cru, on a cru au Père Noël au final », souffle-t-il à son avocate, maître Lucie Simon. Face aux autres, il ne sait « pas quoi dire ». Avant l’audience, il avait déclaré à StreetPress qu’envoyer « un policier aux assises, c’est déjà une victoire », vu le peu de fois où c’est arrivé. Ce sentiment n’existe plus quand il quitte le tribunal de l’île de la Cité.

    À LIRE AUSSI : Laurent Théron, éborgné : « Envoyer un policier aux assises, c’est déjà une victoire »

    Une vidéo combattue

    Dans cette affaire, outre le fait qu’Alexandre M. n’était pas habilité au lancement de la grenade de désencerclement (GMD) et qu’il n’avait pas été formé au maintien de l’ordre, comme StreetPress le racontait avant le procès, l’IGPN a surtout noté qu’« aucun groupe hostile ni danger imminent n’était perceptible » lors du lancement de la grenade. L’inspection s’est basée sur des vidéos au moment où Laurent Theron a été éborgné (dont celle ci-dessous, projetée à l’audience). Une version que maître Laurent-Franck Liénard – l’avocat favori de la police – s’est attelé à démolir au bazooka verbal durant trois jours. Face au premier enquêteur de l’IGPN, il attaque :

    « Vous dites qu’il n’y a pas d’individus hostiles au moment où le policier lance sa grenade. Est-ce que vous les avez cherchés ? »

    Face au deuxième, il est encore plus direct :

    « Vous avez le sentiment de bien avoir fait votre boulot ? »

    À un expert en balistique qui avait eu le malheur de dire qu’il n’y avait pas beaucoup de monde en face d’Alexandre M. lors de son lancer, l’avocat s’énerve :

    « Vous n’y étiez pas, vous voyez ce qu’on vous a montré dans une vidéo de quatre secondes. »

    Un amoncellement de témoignages policiers

    Ses remarques provoquent l’acquiescement des dizaines de policiers présents derrière lui. Parmi eux, il y a le secrétaire général d’Alliance, Fabien Vanhemelryck, ou celui d’Unité SGP Police Grégory Joron, qui est venu bavarder avec le prévenu. Linda Kebbab, la déléguée nationale de ce syndicat, a aussi squatté les bancs. D’anciens collègues du prévenu sont également là. Dès le premier jour, certains tombent dans l’injure. Lorsque l’enquêteur de l’IGPN passe devant la cour, plusieurs témoins auraient entendu des policiers chuchoter :

    « Lui, ce n’est pas un collègue, c’est un bâtard. »

    Quelques-uns auraient également traité maître Lucie Simon, l’avocate de Laurent Theron, de « conne ». « Qu’elle ferme sa gueule », auraient soufflé des agents.

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    Laurent Theron a été éborgné par une grenade de désencerclement lancée par Alexandre M. le 15 septembre 2016, lors d'une manifestation contre la Loi Travail. Il a été jugé devant la cour d'assises pour cette mutilation. / Crédits : Anaële Pichot

    Le deuxième jour, six policiers sont entendus tour à tour. Loin de ne parler que du moment où la grenade a été jetée, à 16h53, ils reviennent sur l’ensemble de la manifestation, marquée par des affrontements entre les forces de l’ordre et certains groupes. Deux pandores ont été touchés par un jet de cocktails Molotov. Le commissaire Alexis M. parle lui d’une « nuée » de ces engins incendiaires. « C’était destiné à nous tuer », assure Sébastien C., supérieur du brigadier-chef Alexandre M. « J’ai vu des collègues brûler. On était plus dans un climat de peur », soutient Jérôme P. Le commandant Léon R. décrit d’une « journée violente du début à la fin ». Un autre commissaire évoque des « nébuleuses violentes ». En face, maître Liénard demande rhétoriquement à un policier :

    « Vous pensez que vous méritez de mourir pour avoir défendu l’ordre public ? »

    « Condamner mon client, c’est castrer tous les CRS. »

    Et lorsqu’on aborde la question du lancer de la grenade d’Alexandre M. à 16h53, la situation ne serait pas différente. « Pour moi, la menace est toujours présente », dit le second du commandant. « C’est toujours hostile », indique son supérieur, tandis qu’un CRS de la compagnie estime qu’ils sont « pris à partie de manière éloignée ». Le commissaire Alexis M. va même jusqu’à justifier la grenade par des lancers de pavés. « Menteur », crie-t-on dans la salle. Le gradé réitère quand on revoit la vidéo des faits, où les projectiles sont invisibles. Face à ces propos, maître Lucie Simon est « stupéfaite » :

    « Alors que vous n’étiez pas là et que vous n’avez jamais dit ça avant, vous nous dites de manière très certaine que les bonds offensifs de la CRS 07 sont justifiés par des jets de pavés. »

    Dans sa plaidoirie, Lucie Simon annonce qu’elle va « gêner une partie de la salle ». « Policier, c’est une profession qui est dure, qui est extrêmement solidaire, qui se protège. Et c’est pour ça que vous entendez parler d’impunité policière dans la presse. Je vous demande de prendre avec recul le témoignage de tous ces policiers », déclare-t-elle.

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    Le brigadier-chef a formulé des excuses envers Laurent Theron. Il a aussi décrit son parcours de policier : 20 ans dans la brigade de nuit d'un commissariat. Il est devenu CRS deux semaines avant d'éborgner Laurent Theron / Crédits : Anaële Pichot

    En face, maître Liénard en rajoute une couche dans son plaidoyer. « Lors de la manifestation, Alexandre M. sait qu’on lui en veut, simplement parce qu’il est en bleu. » Pour lui, « la société a tout à perdre de la condamnation d’Alexandre M. ». Il argue qu’elle est mise à mal par des « groupuscules » qui en 2016 « voulaient détruire la société, le capitalisme, l’État et ses agents ». Et attention, si Alexandre M. est jugé coupable, les forces de l’ordre ne voudront plus utiliser des grenades :

    « Condamner mon client, c’est castrer tous les CRS. »

    Il conclut par un scénario-catastrophe : « Quand Paris sera à feu et à sang, les CRS croiseront les bras et ils auront raison. » Au contraire, si le jury acquitte son client, « les CRS » sauront qu’ils ne peuvent pas faire n’importe quoi. Une logique particulière.

    Un courrier et un pardon

    Devant la cour, Laurent Theron lance que sa vie « a totalement basculé ». Le quinqua évoque les cinq opérations en cinq ans et demi, les accidents de voiture qu’il a eus car il n’a plus la même vision. Sa gestion des reliefs avec un œil n’est plus pareille : certaines activités familiales, comme le ping-pong, ne sont plus possibles. Laurent était aussi entraîneur de football américain, il a dû abandonner.

    Il aborde également une lettre que lui a envoyée Alexandre M. deux ans après les faits. « Le contenu ne m’a pas plu. Vous dites que rien ne s’est passé normalement. Qu’est-ce que je devrais dire », lance-t-il en tendant les bras à la barre. Le syndicaliste éborgné a trouvé son courrier « maladroit ». « De quelqu’un qui se cherche des excuses », juge-t-il. Pourtant, il assure avoir la volonté de le pardonner :

    « Mais pas pour vous, pour moi. Pour me reconstruire. Peut-être que la justice aidera. »

    Au début de l’audience, Alexandre M. a tenu à présenter des excuses envers sa victime. « Je suis sincèrement navrée de la blessure gravissime que j’ai causée. Je suis vraiment consterné. Je vous demande pardon », déclare cet homme imposant, aux yeux tombants et au crâne dégarni, en regardant Laurent à la fin de sa phrase. Depuis son incrimination, le pandore était sous contrôle judiciaire. Pendant cinq ans et demi, il n’a pas pu opérer sur la voie publique et n’a pas eu le droit de porter une arme. Au sein de sa compagnie, il a été relégué au service de logistique et de maintenance.

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    Devant la cour, Laurent Theron lance que sa vie « a totalement basculé ». Il a aussi récusé les excuses par courrier d'Alexandre M., envoyé il y a plusieurs années. / Crédits : Anaële Pichot

    « J’ai du mal à voir vos regrets »

    Une experte est venue confirmer la sincérité des regrets du policier : « C’est l’échec de sa vie. » Mais lors d’un nouveau passage à la barre le soir du deuxième jour, le policier soutient qu’il n’a « rien fait de mal » et qu’il ne voulait que « protéger ses hommes ». Il évoque ce déchaînement de haine continuel déjà bien raconté par ses collègues lors de cette manifestation-là et assure que ce qu’il appelle « les black blocs » ont tenté « de tuer des policiers ». Ce lancer de grenade, il ne s’en excuse donc pas :

    « Il fallait absolument le faire. »

    De cette personne qui semblait abattue en début d’audience se dessine un autre versant rarement décrit, celui d’un homme plus rigide. De quoi amener la présidente à souligner qu’elle a « du mal à voir [ses] regrets ». « Vous vous dites : “J’ai agi au mieux”. Est-ce que vous vous êtes trompés ? », demande-t-elle. Le prévenu répond : « Non ». Plutôt que son geste, il critique une GMD qui s’est « malheureusement levée ». Il visait un groupe à droite, il se retrouve à lancer la grenade droit devant lui, vers Laurent qui est isolé selon les vidéos.

    À la fin de son témoignage, son avocat lui demande s’il referait la même chose avec la présence de Laurent Theron, en connaissant la finalité de la blessure : « Non évidemment. » Par contre, sans la présence de Laurent Theron, Alexandre M. répond directement : « Oui. » Et tant pis si, quelques minutes plus tôt, il assurait avoir remis en question cette arme et disait « avoir découvert la dangerosité » de la GMD avec la blessure du syndicaliste.

    « On ne parle plus de légitime défense mais de légitime violence »

    Un tel discours inquiète maître Lucie Simon. Dans sa plaidoirie, elle souligne qu’on « ne parle plus de légitime défense mais de légitime violence. » Elle revient sur ce qu’a vécu Laurent Theron depuis le début de sa mutilation, en commençant par le SMS que son père – ancien pandore – lui a envoyé après avoir été éborgné : « Mais qu’est-ce que t’es allé foutre là-bas bordel ? ». Pause. Elle reprend :

    « Ça dit quelque chose car, quand on est victime de violences policières, on est toujours un peu vu comme coupable. On est la représentation d’une faillite individuelle, celle du policier, mais aussi collective, celle du maintien de l’ordre. »

    Sa voix se fait plus basse quand elle parle de Laurent Theron. « J’ai fait une plaidoirie juridique car je suis incapable d’être à la hauteur de mon client. Il faut saluer la générosité de cet homme. Son courage, sa force. Quelqu’un qui a transformé le traumatisme, la douleur, en aventure collective. »

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    Dans une émouvante plaidoirie, maître Lucie Simon, l'avocate de Laurent Theron, est revenue sur les violences policières et l'impunité. / Crédits : Anaële Pichot

    Un court débat sur les violences policières

    Un des objectifs de Laurent Theron était d’ouvrir le débat devant la cour sur les violences policières et de tous ces cas dont le syndicaliste a pris connaissance après avoir été mutilé. Trois témoins interviennent. Cédric D. de Désarmons-les parle des blessés qui portent « un traumatisme collectif dans l’histoire ». Pierre Douillard-Lefèvre, doctorant et spécialiste des armes de la police, fait lui un éclairage historique sur la doctrine du maintien de l’ordre. « On frappe les corps », professe celui qui a perdu une partie de sa vision en 2007 à 16 ans après un tir de LBD. Quant à l’enseignante Roxane T., elle a eu la jambe atrophiée par une GMD qui s’est explosée sur sa jambe dans une manifestation en 2016. Elle affirme d’une petite voix :

    « Pour un blessé qui parle devant vous, neuf ne seront jamais devant un tribunal. On a tous été condamné à la mutilation à perpétuité. »

    Dans la salle, ils sont nombreux à le côtoyer depuis des années. Il y a des familles de tués de la police, des militants de l’Assemblée des blessés ainsi que des Gilets jaunes des Mutilés pour l’exemple, comme Vanessa Langard ou Mélanie N’goye Gaham. Cette dernière viendra enlacer longuement Laurent Theron le dernier jour. Certains se sont opposés oralement à maître Liénard. L’avocat favori des policiers a semblé s’en nourrir. « La salle veut faire la loi, madame la présidente », a-t-il souri après une remarque dans le public.

    Un appel ?

    Après l’audience, maître Liénard s’est félicité. « Ce verdict est un vrai soulagement pour notre client qui était poursuivi depuis six longues années. C’est une décision juste et conforme au droit », a-t-il réagi auprès de l’AFP.

    Y aura-t-il un appel ? Seul le parquet est compétent pour cela, étant donné que Laurent Theron est partie civile. Sonnée à la fin du procès, maître Lucie Simon soupire et décrit « une décision de pure émotion » :

    « On n’est pas allé du côté du droit, on est allé du côté de la peur, du sensationnalisme. »

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