En ce moment

    24/02/2022

    Elle est qualifiée de singe et comparée à une esclave

    À l’hôpital Américain, une infirmière victime de racisme tente de se suicider

    Par Fanta Kébé

    Pendant des mois, Aïssata est harcelée, moquée et insultée par une collègue qui la traite de singe ou la compare à une esclave. Son supérieur, alerté, n’aurait rien fait. Un soir la jeune femme tente de mettre fin à ses jours.

    Paris 17 – « Ce jour-là, je voulais mourir », dit Aïssata (1). Assise sur son canapé clic-clac, l’infirmière aux cheveux courts et aux ongles soignés à la voix qui tremble. En 2020, elle est victime d’un harcèlement raciste répété. Au fil des mois, son moral s’effrite. Jusqu’à ce soir de mars 2021 où, seule chez elle, elle avale des cachets :

    « Elle me harcelait tous les jours. Elle me pourrissait la vie. Je ne savais plus quoi faire pour l’arrêter. Je voulais que ça s’arrête une bonne fois pour toutes. »

    Elle n’est pas la seule. Au moins cinq infirmières et ambulanciers racisés auraient été la cible de propos racistes, d’humiliations répétées et racistes par la même infirmière de l’hôpital américain de Neuilly-sur-Seine (92). Son supérieur qui a été alerté n’aurait pas réagi. StreetPress a recueilli le témoignage de soignants et de patients victimes et témoins de ces discriminations. Nous avons aussi cherché à entendre la parole des mis en cause, mais aucun d’eux n’a accepté de répondre.

    Il y a deux ans, Aïssata, infirmière depuis plus d’une décennie, débute un nouveau job dans le prestigieux hôpital des Hauts-de-Seine. « J’ai toujours voulu travailler en dialyse. Suivre un patient sur le long terme, créer un lien de confiance avec lui et perfectionner ma technique de soins, c’est ce qui me plaisais dans ce service », sourit timidement la jeune femme. Dès son arrivée, elle fait la connaissance de celle qui deviendra son bourreau, madame N., une petite quadragénaire aux cheveux rouges mal taillés. D’après Aïssata, madame N. était mécontente de voir arriver une soignante noire. Très rapidement, des tensions se font sentir au sein de l’équipe. « À chaque fois que j’étais avec un patient, elle s’immisçait dans notre conversation. » La nouvelle a le sentiment d’être dépréciée en permanence par sa collègue :

    « Elle disait tout le temps à mes patients que je ne connaissais pas mon métier parce que de là où je venais, les soins laissaient à désirer. »

    Au départ, les pressions sont insidieuses. Aïssata poursuit en levant les yeux au ciel :

    « Je voyais clair dans son jeu. Pour moi, elle me testait. Je me disais qu’elle se fatiguerait si je ne répondais pas à ses provocations. »

    Des propos racistes

    Au fil des semaines, l’affaire se corse. Un jour Madame N. aurait hurlé sans raison sur deux ambulanciers venus accompagner un patient à l’hôpital. Aïssata, gênée par le comportement de sa collègue, s’excuse immédiatement. Le ton monte entre les deux femmes. « Ça l’a énervé. Pour se venger, elle m’a appelé “le petit singe d’Afrique” devant tout le monde », raconte-t-elle. Stéphane (1), 36 ans, un des deux ambulanciers noirs présents ce jour-là, confirme les propos d’Aïssata. « Aïssata a fait preuve d’un grand sang-froid. Madame N. est raciste. Elle nous manque de respect tout le temps », explique-t-il avant de poursuivre :

    « Elle a un surnom pour chacun des ambulanciers noirs ou arabes. Moi, c’est l’esclave par exemple. »

    Mourad (1), un homme robuste, également ambulancier, coupe la parole à son collègue et poursuit le récit, indigné :

    « Moi, c’est Aladin. On ne répond pas, pas parce qu’on a peur, mais parce qu’on est des prestataires extérieurs et qu’à tout moment elle peut nous faire sauter en passant un simple appel à notre chef. »

    À l’issue de sa vacation de 11 heures, Aïssata dit s’être rendue dans le bureau de Monsieur D., le responsable d’équipe, pour dénoncer les faits. D’après la victime, le cadre lui aurait dit de régler ce problème toute seule :

    « Plusieurs fois, j’ai demandé un entretien avec lui pour lui parler du comportement de Madame N, mais il a toujours refusé. »

    D’autres témoins racontent le comportement raciste de la soignante. « Elle a effectivement un problème avec les noirs », raconte Mathilde (1), ancienne infirmière du service de dialyse. Et de raconter en guise d’exemple, une scène ahurissante : « Une de nos collègues d’origine africaine lui a un jour demandé l’autorisation de s’absenter quelques minutes », Madame N. lui aurait répondu :

    « Est-ce que tu demanderais à ton maître de ne pas te vendre ? »

    L’infirmière discriminée qui ne travaille plus à l’hôpital américain de Neuilly-sur-Seine confirme le témoignage de Mathilde. Mais elle n’a pas souhaité s’étaler sur son expérience dans l’établissement privé qu’elle qualifie de « douloureuse ». Vaidehi (1), une ancienne patiente de l’hôpital âgée de 57 ans, dit elle aussi avoir subi le racisme de Madame N. :

    « Je suis indienne, et un jour elle m’a dit de rentrer dans mon pays si je n’étais pas contente, parce que je lui ai reproché de m’avoir piqué brusquement avec une aiguille sans me prévenir. »

    Seule

    Aïssata, démunie, voit son quotidien se dégrader de jour en jour jusqu’à devenir invivable. « Madame N. imitait le cri du singe à chaque fois qu’on se croisait dans les couloirs », soupire la soignante aux ongles soignés. Émue, elle continue son récit :

    « Elle disait que je sentais mauvais. Que les noirs se lavaient dans des fosses à merde et qu’elle regrettait l’époque où ils étaient fouettés quand ils ne faisaient pas bien leur travail. Je n’en pouvais plus ! »

    L’infirmière ne se sent pas épaulée par sa hiérarchie qu’elle alerte à plusieurs reprises. Ce que confirme Nora (1), l’une de ses collègues (et amie). Monsieur D., le responsable d’équipe aurait même explicitement pris la défense de Madame N., rapporte Aïssata :

    « Je lui ai demandé pourquoi elle avait un problème avec mon apparence physique, il m’a dit : “c’est une ancienne, elle peut se permettre.” »

    Février 2021, soit cinq mois après les premières injures racistes, Monsieur D. reçoit finalement en présence de Madame N, Aïssata en entretien dans son bureau. Cette dernière vide son sac : « Je lui ai dit qu’elle m’avait appelé “le petit singe d’Afrique” devant les gens. » Son responsable aurait pris l’affaire à la rigolade :

    « Il m’a dit de ne pas tout prendre au premier degré. Juste après, il a regardé Madame N. en lui demandant ironiquement si elle était raciste. Elle a dit non et ils sont partis en fous rires. »

    Fin mars 2021, un soir de printemps, dépassée par son quotidien à l’hôpital, Aïssata tente de se suicider dans son domicile de fonction. Elle fond en larmes en revenant sur cet épisode sombre de sa vie :

    « J’étais seule chez moi. Je me demandais ce que j’avais fait pour mériter un tel mépris. Je me demandais comment des êtres humains pouvaient me faire autant de mal. Peut-être que c’était ma faute ? Je me posais dix mille questions. »

    Pour « ne plus rien ressentir », elle prend une trentaine de comprimés d’un antihistaminique préconisé contre l’anxiété chez l’adulte et qui en cas de surdosage peut déclencher une détresse respiratoire, voire un coma.

    « Je voulais mourir, dormir jusqu’à ne plus me réveiller ! »

    Aïssata est licenciée

    En avril 2021, à la suite de cette tentative de suicide, la soignante est reçue par la Directrice des soins de l’hôpital Américain. Elle raconte ses huit mois de calvaire. « Elle m’a écouté. Pour la première fois, j’avais un petit espoir que justice soit rendue. » Mais l’affaire ne prendra pas la tournure espérée.

    À son retour dans le service, en mai, le harcèlement aurait repris. Le 27 mai 2021, Aïssata écrit par mail à la médecine du travail. La soignante est reçue dans l’après-midi. Durant leur entretien, le praticien l’aurait informé que la Directrice des soins tenterait de monter un dossier contre elle. Constatant son état de détresse, le médecin a mis Aïssata en arrêt de travail pendant deux mois. Le 7 juillet 2021, alors que l’infirmière est en arrêt de travail, elle reçoit un courrier de la direction de l’hôpital, à son domicile. C’était une lettre de licenciement pour faute grave. Il lui est reproché son manque d’engagement sur certaines tâches et de ponctuellement ne pas avoir respecté certaines procédures. Mais l’essentiel des reproches concernent des « problèmes de communications » qui contribueraient à créer « une mauvaise ambiance au sein du service ». Les accusations de Aïssata contre Madame N. sont elles aussi évoquées mais d’une manière pour le moins surprenante :

    « Vous avez exprimé des difficultés de communication avec l’une de vos collègues, Mme N. Vous considériez certains de ses comportements comme humiliants et liés à vos origines et à votre religion. Malgré une tentative de réconciliation le 18 février 2021 par Mr D., la situation ne s’est pas améliorée et s’est même détériorée. »

    La réconciliation entre l’infirmière harceleuse et sa collègue harcelée ayant échoué, cette dernière est licenciée. Aïssata n’a pas contesté la procédure. Elle a préféré se reconstruire, dit-elle. Aujourd’hui, elle va mieux. Elle exerce dans un autre service hospitalier et pense à entamer des démarches pour que justice lui soit enfin rendue.

    Aïssata n’est pas la première à alerter la direction sur le comportement de Madame N.. Selon nos informations, en août 2019, soit un an avant l’arrivée d’Aïssata dans l’établissement privé, une infirmière d’origine maghrébine en CDD aurait été victime d’agressions verbales de la part de madame N. La victime a rédigé un rapport qu’elle a transmis à la directrice des soins. Un document que StreetPress a pu consulter. On peut y lire :

    « J’ai été victime d’une agression verbale de la part de Mme N. Elle s’est mise à me crier dessus pour un problème de médicament manquant dans la pharmacie et sur une procédure que je n’avais pas comprise […]. Humiliée devant tout le monde, j’ai été prise d’une crise de larmes dans le bureau du responsable Mr D., à qui j’ai parlé de cet incident. […], j’étais toujours dans le stress de travailler. Je n’étais plus en capacité d’exercer mon travail sereinement. »

    Joint par téléphone cette infirmière maintient les éléments qu’elle dénonçait à l’époque. Madame N. n’a, à notre connaissance, jamais été sanctionnée dans cette affaire.

    StreetPress a souhaité connaître la version des différents protagonistes mis en cause, mais aucun n’a accepté de répondre. Contactés, la Directrice des soins, la Directrice des communications, le Responsable d’équipe Monsieur D. et l’infirmière Madame N. ont décliné nos demandes d’interview.

    (1) Le prénom a été modifié.

    Image de Une : photo d’illustration « Entrée de l’hôpital américain de Paris à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine) » par Siren-Com le 24/06/2011 via Wikimedia Communs. Certains droits reservés._

    Cet article est en accès libre, pour toutes et tous.

    Mais sans les dons de ses lecteurs, StreetPress devra s’arrêter.

    Je fais un don à partir de 1€
    Sans vos dons, nous mourrons.

    Si vous voulez que StreetPress soit encore là l’an prochain, nous avons besoin de votre soutien.

    Nous avons, en presque 15 ans, démontré notre utilité. StreetPress se bat pour construire un monde un peu plus juste. Nos articles ont de l’impact. Vous êtes des centaines de milliers à suivre chaque mois notre travail et à partager nos valeurs.

    Aujourd’hui nous avons vraiment besoin de vous. Si vous n’êtes pas 6.000 à nous faire un don mensuel ou annuel, nous ne pourrons pas continuer.

    Chaque don à partir de 1€ donne droit à une réduction fiscale de 66%. Vous pouvez stopper votre don à tout moment.

    Je donne

    NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
    ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER