« Là-bas, Bouchra Bouali a été tuée par son mari le 26 novembre dernier », souffle Sarah (1) en pointant du doigt une tour d’immeuble, depuis le balcon de son appartement à Épinay-sur-Seine. « C’est pour ça que j’ai décidé de parler, que je veux raconter mon histoire, les violences conjugales que j’ai subies, puis plus tard le harcèlement de la police. Je veux raconter pour Bouchra Bouali et toutes les autres, pour dénoncer les défaillances du système », poursuit la jeune femme de 29 ans.
Entre fin septembre et fin octobre 2021, Sarah explique avoir été victime de harcèlement sexuel de la part du commandant de police d’Épinay-sur-Seine, Thierry B. (2). StreetPress a pu consulter les échanges de SMS, une centaine au total, qui courent sur près d’un mois entre fin septembre et fin octobre 2021. À plusieurs reprises, le gradé de police lui envoie des messages à caractère sexuel. « Masturbe toi et dis-moi le résultat » ; « Un homme a besoin qu’on prenne soin de lui, qu’on le nourrisse et qu’on lui fasse l’amour » ou encore : « Sarah, désolé mais tu me prends la tête ! Masturbe-toi une bonne fois pour toutes et on en parle. Si tu veux ». La situation ne prendra fin que quand Sarah décidera de bloquer son numéro et de se rendre à l’inspection générale de la police nationale (IGPN) pour porter plainte le 18 novembre dernier. Saisi, le parquet de Bobigny a ouvert une enquête.
Plusieurs mois sous l’emprise d’un mari violent
Pour comprendre l’histoire de Sarah, il est nécessaire de revenir quelques années en arrière. À partir de 2015, elle est, raconte-t-elle, frappée par son mari, jusqu’à lui casser le bras. Elle est aussi victime de viol conjugal. « J’étais devenue une obsession pour mon mari, il voulait tout contrôler : comment j’étais habillée, maquillée… », annonce Sarah. En 2016, elle a fini par obtenir une ordonnance de protection après avoir porté plainte pour violences et a demandé le divorce. Un moment de répit d’un an puisqu’il aurait repris le pouvoir quand l’ordonnance a pris fin :
« Je devais aller au Maroc voir mes parents. J’ai subi du chantage sexuel : il était capable de me tuer et j’avais besoin d’un document qu’il détenait. J’ai dû céder pour pouvoir partir. C’est arrivé deux fois et ça a mené à un avortement. »
En mai dernier, Sarah trouve le courage d’aller porter plainte au commissariat pour chantage sexuel de la part de son mari. En juin, elle se rend à nouveau au poste de police pour compléter sa procédure. Mais là, c’est la douche froide : elle est placée en garde à vue. Son ex-mari a déposé plainte avant elle pour violences. Violences qu’elle dément mais pour lesquelles elle a écopé d’un rappel à la loi. « Je ne comprenais pas pourquoi ils m’arrêtaient. Après ça, j’ai fait des crises d’angoisse », se souvient-elle avec amertume. Finalement, elle obtient un rendez-vous au commissariat le 27 septembre 2021 pour évoquer cette garde à vue qu’elle considère abusive. « L’échange s’est bien passé, le commissaire m’a dit que je n’étais pas coupable, qu’ils voulaient juste faire des vérifications », poursuit Sarah. Lors de cette entrevue, le commandant de police d’Épinay-sur-Seine, Thierry B. était lui aussi présent.
Harcèlement sexuel
Dès le lendemain de cette rencontre, Sarah reçoit un coup de téléphone. À l’autre bout du fil, Thierry B., à qui elle n’a jamais donné son numéro personnellement. « Il venait pour prendre de mes nouvelles, s’assurer que tout allait bien. Il s’est même excusé pour le policier qui m’a mise en garde à vue », raconte la jeune femme. Pourtant, dès le 2 octobre, le commandant aborde des sujets personnels et intimes : « Reprenez doucement les commandes, apprenez à aimer votre corps », lui écrit-il. Cette même journée, il lui dit également : « Regarde-toi. Touche-toi. Et dis-moi. » Sarah change de sujet, lui lance qu’elle souhaite apprendre à jouer d’un instrument de musique. L’homme ne prête pas attention à ses réponses et persiste : « Branle-toi ! Et dis moi ! ». Elle lui répond alors :
« Svp je ne veux pas parler de ça. »
Au fil de la discussion, le commandant explique vouloir mieux la connaître, pour mieux l’aider. Il s’excuse, lui parle de bienveillance comme ligne de conduite avant de lui annoncer que ne pas se masturber, c’est « anormal ».
StreetPress a pu consulter une centaine de sms. /
Sarah est atteinte du syndrome d’Asperger, une forme d’autisme dont le commandant avait connaissance : à plusieurs reprises elle en fait mention au cours de leurs échanges. Elle n’a donc pas les mêmes grilles de lecture que les personnes neurotypiques :
« Je ne vois pas tout de suite le danger tant que ce n’est pas concret. Je ne perçoit pas les sous-entendus. Je me fais piéger car je suis Asperger et je ne comprends pas où est le piège. Thierry B. a profité de mes faiblesses. »
C’est après avoir échangé avec un proche que Sarah a compris la dimension raciste dans certains des messages, comme celui où il lui écrit de tourner sept fois sa langue dans sa « grosse bouche » avant de parler ou celui où il lui dit, voulant l’inciter à se masturber :
« Les Berbères forniquent aussi ! Mais qu’est-ce que tu crois ? Avec des chèvres, des dromadaires aussi ! »
Mettre fin à une omerta
À plusieurs reprises, Sarah souligne au commandant qu’il s’introduit dans sa vie intime et privée, sans son autorisation. Le policier insiste pourtant : « Réfléchissez. Le sexe, c’est bon… » Elle précise tout de suite que les mots qu’il emploie la dérange. « Je lui ai dit que je ne voulais pas parler de ça et il a continué », détaille-t-elle. Le 18 octobre, Sarah reçoit : « Je t’admire à loisir », puis : « Il faut que tu tiennes en compte le fait que tu sois une jolie femme. Pas le choix ! » La jeune femme est aujourd’hui convaincue que l’homme voulait la manipuler, lui disant qu’elle n’allait pas réussir seule dans la vie, qu’il était l’un de ses « repères ». « Il voulait se sentir essentiel pour moi », rapporte-t-elle. Lorsqu’elle reçoit le message : « J’ai envie de toi », elle ressent tout de suite du dégoût et de la frustration. « On m’a harcelé car je suis Asperger, d’origine marocaine, jeune et une femme, souligne Sarah. Et en tant que femme, je ne veux pas passer ma vie à rencontrer ce genre de situation. Je ne veux pas être vue comme une poupée, mais comme quelqu’un qui a fait des études et qui a des projets. »
Si Sarah a porté plainte auprès de l’IGPN pour harcèlement sexuel, c’est parce qu’elle a eu le sentiment d’être trompée par l’institution policière. « Au tout départ, je voulais déposer plainte contre mon mari et là je me retrouve à déposer plainte contre la police », s’indigne-t-elle désabusée. Pour évoquer sa situation, Sarah a rencontré le maire d’Épinay-sur-Seine et l’Association des Marocains de France, une association qui lutte pour l’accès au droit des personnes vulnérables, les personnes d’origine étrangères ou immigrées. Cet organisme est prêt à aider Sarah à trouver un avocat ainsi que l’accompagner dans ses démarches juridiques. « Ce qui s’est passé est inacceptable. Ce sont souvent des cas de figure où les femmes sont en détresse donc n’osent rien dire », précise Souad Chaoui, la déléguée générale de l’association qui rapporte avoir déjà été confronté à des situations similaires. « C’est comme si on devait donner notre corps aux hommes en permanence, complète Sarah. Comme si je devais vivre possédée par quelqu’un. »
Contacté, Thierry B., le commandant de police à Épinay-sur-Seine mis en cause dans cette affaire n’a pas souhaité répondre à nos questions.
(1) Le prénom a été modifié.
(2) Le 8 mars 2022, StreetPress a appris que le policier aurait été suspendu.
Illustration de Une via Google Street View du commissariat de Police d’Épinay-sur-Seine.
Cet article est en accès libre, pour toutes et tous.
Mais sans les dons de ses lecteurs, StreetPress devra s’arrêter.
Je fais un don à partir de 1€ 💪Si vous voulez que StreetPress soit encore là l’an prochain, nous avons besoin de votre soutien.
Nous avons, en presque 15 ans, démontré notre utilité. StreetPress se bat pour construire un monde un peu plus juste. Nos articles ont de l’impact. Vous êtes des centaines de milliers à suivre chaque mois notre travail et à partager nos valeurs.
Aujourd’hui nous avons vraiment besoin de vous. Si vous n’êtes pas 6.000 à nous faire un don mensuel ou annuel, nous ne pourrons pas continuer.
Chaque don à partir de 1€ donne droit à une réduction fiscale de 66%. Vous pouvez stopper votre don à tout moment.
Je donne
NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER