Plus de six mois d’errance. Enfin, Diawo, son épouse Inaya, enceinte de six semaines, ainsi que leurs deux enfants Aïssatou et Bilal (1) – âgés respectivement de deux ans et d’un an et demi –, trouvent refuge dans un squat insalubre situé à Montreuil. Mais le répit ne sera que de courte durée. Le 6 décembre à 6h du matin, trois jours après son arrivée, la famille voit débarquer le propriétaire du bâtiment – l’entreprise Havim Participation – accompagné d’une équipe de sécurité et des ouvriers. Ces derniers défoncent le portail et coupent le courant pendant que les proprios, sous bonne garde de la sécurité, exigent que la famille quitte le squat. « Ils sont venus sur demande du proprio qui aimerait commencer la destruction des immeubles prochainement », explique Bruno, témoin de la scène, qui squatte un bâtiment mitoyen :
« Je ne savais pas quoi faire, j’ai appelé l’avocat de la famille, que je connais, qui m’a conseillé de contacter la police, puisque l’expulsion se faisait hors cadre juridique, sans huissier. »
La police arrive sur place vers 17h. Mais loin de jouer le rôle de médiation espéré par Bruno et l’avocat, les fonctionnaires ferment les yeux sur les agissements du propriétaire et laissent le couple et les deux enfants à la porte sur les coups de 19h. Pourtant, un agent concède lui-même que l’expulsion est irrégulière : « On nous appelle pour une présomption de squat (…). Après, ce n’est pas un domicile privé, c’est ce que j’expliquais au propriétaire, c’est du civil, donc malheureusement ou heureusement, peu importe, on ne peut pas faire grand-chose. »
De son côté, Diawo essaye de leur expliquer la situation :
« Les policiers me parlaient de relogement via une assistante sociale. Mais je leur ai expliqué que cela faisait six mois qu’elle avait mon dossier et qu’elle n’avait pas trouvé de solution pour nous ! »
Mis en garde à vue
Aux alentours de 20h, alors que le service de sécurité empêche la famille de retourner dans le squat, le couple et les deux enfants sont finalement embarqués par les forces de l’ordre au commissariat de Montreuil. Tous – y compris les enfants – sont mis en cellule de garde à vue. L’avocat de la famille, maître Matteo Bonaglia, qui exerce fréquemment pour l’association Droit au Logement (DaL), est abasourdi :
« C’est à l’autorité judiciaire qu’il appartenait de se prononcer sur l’expulsion. Au lieu de cela, les parents ainsi que les deux enfants ont été placés en cellule en dehors de toute procédure, sans motif, sans justification, sans explication ! »
Effectivement, l’expulsion ne peut en aucun cas être effectuée de cette façon. Le propriétaire aurait dû faire constater l’occupation illicite par un huissier de justice, avant d’assigner en expulsion la famille devant un juge spécialisé. C’est ensuite à l’huissier de faire appliquer cette décision, si besoin avec l’aide de forces de l’ordre. Une telle expulsion illégale pourrait coûter cher à ce bailleur peu scrupuleux : 30 000 euros d’amende et trois ans de prison.
La fréquence de ces expulsions illégales est difficile à évaluer, car non-répertoriées officiellement. « Cela arrive souvent à des personnes peu instruites, en situation irrégulière ou tout simplement qui connaissent mal leurs droits », explique l’avocat. Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole du DaL, illustre l’étendue du phénomène : « En 2019, sur 120.000 jugements d’expulsion, moins de 1% portaient sur les squats. Le problème, c’est que ces manières de faire illicites passent sous les radars. Et surtout, les parquets ne suivent pas : quand les gens expulsés portent plainte, il n’y a pas de poursuite pénale envers les bailleurs », déplore-t-il.
Les services de police du commissariat de Montreuil ont finalement justifié leur intervention sous couvert d’une plainte pour dégradations commises dans les lieux par la famille, explique maître Bonaglia. « Bien évidemment elle a été classée sans suite par le procureur », ajoute-t-il.
« On n’aurait pas dû se retrouver là avec les enfants »
Pendant deux heures, la famille se retrouve tout de même enfermée au commissariat. Comme on peut le constater sur la vidéo, les enfants de la famille jouent à même le sol d’une cellule ostensiblement sale. « C’était insalubre, ça sentait très mauvais. On n’aurait pas dû se retrouver là avec les enfants », raconte Diawo.
Près de deux heures après leur arrivée au commissariat, la famille est libérée avec une convocation à une audition libre pour le lendemain matin. « Cela démontre, s’il en était encore besoin, qu’aucune mesure de contrainte n’était nécessaire », conclut-il. Dans un mail adressé à l’avocat du DaL, le parquet assure qu’après l’expulsion, la famille a « été immédiatement orientée vers l’assistante sociale du commissariat pour les aider dans leur démarche de relogement ». Pourtant, une fois la famille sortie du commissariat, elle s’est à nouveau retrouvée à la rue. Les températures avoisinent trois degrés cette nuit-là à Montreuil. « C’est quasiment impossible de trouver quatre places en centre d’hébergement à une heure si tardive ! », fulmine maître Bonaglia.
Concernant l’enfermement des enfants dans la cellule du commissariat, le procureur de Bobigny affirme à l’avocat qu’il s’agissait « d’un local de vérification » et que la « décision d’y placer la famille a été motivée pour éviter que leurs deux enfants fassent l’objet d’une ordonnance de placement provisoire. » Ce à quoi maître Bonaglia rétorque que « dans ce cas, il ne fallait pas les interpeller et leur coller une infraction injustifiée sur le dos pour justifier leur expulsion illégale afin de s’interroger sur le sort des mineurs. » En interpellant, conduisant au poste et plaçant en cellule la famille, la police a permis au propriétaire impatient de commencer les travaux de reprendre les lieux et de les sécuriser sans qu’il n’ait à poursuivre une procédure d’expulsion en bonne et due forme. Fin 2023, ce bâtiment et des immeubles voisins céderont leur place à des appartements de standing à plus de 9.000 euros le mètre carré et 30% de logements sociaux (comme l’impose la loi).
Cette famille d’Afrique de l’Ouest aurait préféré une solution de logement plutôt que de se retrouver dans un squat délabré. En France depuis fin 2019, Diawo suit une formation dans le bâtiment. Inaya reste elle avec les enfants. La famille a été une première fois déboutée du droit d’asile, mais une nouvelle demande a été déposée pour la petite Aïssatou, qui comme son frère est née en France. « On s’était réfugiés dans ce squat car nous étions fatigués… On était dans la rue depuis sept mois et le 115 [le numéro pour trouver un hébergement d’urgence] nous disait qu’il n’y avait jamais de place. » Et aujourd’hui ? Diawo, Inaya, Aïssatou et Bilal logent à nouveau dans un autre squat à Montreuil. « Nous avons été obligés de fuir notre pays… Tout ce que nous souhaitions, c’est de pouvoir vivre normalement ici », soupire Diawo.
(1) Tous les prénoms de la famille ont été changés.
Contactés par StreetPress, le parquet de Bobigny n’a pas répondu à nos questions. Me Bonaglia a depuis saisi la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté (CGLPL), qui confirme suivre l’affaire.
Edit le 05/01/22 à 17h45 : Après la publication de l’article, le bailleur Havim Participation a finalement répondu à nos questions écrites. L’entreprise conteste notamment que son service de gardiennage ait participé à l’expulsion. Une version des faits qui ne correspond pas à un enregistrement vidéo de la scène que StreetPress a pu consulter.
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