Briançon (05) – Le dernier train a quitté la gare à l’heure du coucher de soleil, en ce premier lundi des vacances de la Toussaint. Dans le hall, les valises des touristes ont cédé leur place à une montagne de couvertures bigarrées, et de grandes gamelles de nourriture sont posées sur des tables en plastique blanc. Les voyageurs du jour viennent de loin. D’Afghanistan, pour la plupart. La veille, les Terrasses Solidaires, le refuge qui accueille les migrants ayant traversé la frontière franco-italienne par voie pédestre pour la plupart, a fermé ses portes. « Nous avons complètement dépassé la capacité d’accueil », explique une bénévole de l’association Tous Migrants, qui co-anime le site. « Nous hébergions 250 personnes hier, pour 81 places. Même la salle à manger était pleine de lits. »
Afin de « mettre l’État face à ses responsabilités », une occupation de la gare a été décidée dans l’urgence. Pour la seconde nuit au pied des guichets fermés de la SNCF et dans une confusion palpable, familles, hommes et femmes s’interrogent : « Où ira-t-on demain ? ». Nombre d’entre eux viennent de loin. Hassan, un réalisateur afghan, a voyagé durant deux mois en passant par l’Iran et la Turquie, d’où il a emprunté un bateau pour gagner l’Italie. Faute de visa, il a dû vendre sa société afin de financer le voyage. « Peu importe » lâche-t-il les yeux humides avant de poursuivre :
« Mon père, lui, est mort pour moi. Ma mère et ma sœur se cachent des talibans quelque part en Afghanistan, et comme elles sont parties sans téléphone, je ne sais ni où elles sont, ni si elles sont en sécurité. »
Un trajet difficile mais étonnamment court, notent toutefois certains avertis. « Ce sont deux mois d’une vie et les économies d’une vie, donc ce sont deux mois de trop », nuance d’abord Davide Rostan, pasteur et militant « No Border ». « Mais deux mois de route, c’est en réalité très peu. Il faut savoir que les gens mettent parfois des années. Depuis quelques mois, on sent que les choses s’accélèrent. Certes, la crise s’est amplifiée en Afghanistan mais la route des Balkans s’est aussi ouverte, et la Turquie a lâché du lest. »
Conséquences, comme à Briançon, de l’autre côté de la frontière les structures d’hébergement sont pleines. Le refuge autogéré Fraternità Massi d’Oulx, petite commune piémontaise située à une vingtaine de kilomètres de la France, affiche depuis le début du mois d’octobre souvent complet, quand il ne déborde pas. Même scénario au centre d’accueil d’urgence de la Croix-Rouge, à Bussoleno. « Habituellement, on héberge seulement quelques personnes, quand le refuge d’Oulx est plein. Samedi, nos 80 places étaient prises », raconte Andrea Mascarino, bénévole à la Croix-Rouge italienne :
« Une situation aussi tendue, ça remonte à 2018, quand nous avons fermé notre centre à Vintimille. »
À Briançon, les associations d'aide aux exilés font face à un afflux de migrants. / Crédits : Julie Déléant
Des bâtons dans les roues
L’État reste sourd face aux demandes de prise en charge, se contentant de perfectionner les rouages de sa machine à sanctions. Durant l’été, une collaboration inédite s’est mise en place entre les procureurs de Gap et Turin. Elle vise, explique le procureur de Gap, Florent Crouhy, à « partager les informations sur la préparation d’infractions d’aide à l’entrée » et « développer les relations » sur les dossiers transfrontaliers relatifs aux migrations, comme celui des manifestations « en lien avec le sujet de la frontière ». Emilio Scalzo, célèbre militant « No Border » de la vallée, pourrait bien en avoir fait les frais. Il a été arrêté le 15 septembre dernier à Bussoleno par les carabiniers (la police italienne), suite à l’émission trois semaines plus tôt par la France d’un mandat d’arrêt européen – un délai relativement court. « J’ai envoyé personnellement à la procureure de Turin le mandat. Je ne sais pas s’il y a un lien entre son interpellation et notre échange, mais pour le coup, ça a fonctionné », se félicite Florent Crouhy. Après l’occupation de la gare de Briançon, la préfecture des Hautes-Alpes a quant à elle aussitôt tapé du poing sur la table : elle tient les Terrasses Solidaires comme directement responsable de la situation. « Afin que de nouveaux migrants ne viennent pas grossir les rangs », deux nouveaux escadrons de gendarmerie mobile ont été mobilisés.
Alors que les exilés avaient pris l’habitude de prendre des navettes pour traverser la frontière depuis Clavière, depuis le 1e octobre, le transporteur français RESALP a supprimé deux dessertes de ses quatre liaisons quotidiennes entre la France et l’Italie. / Crédits : Julie Déléant
Durant quelques mois, la « traque » aux migrants sur les cols pourrait leur être simplifiée par une récente décision, là encore inédite et orchestrée cette fois par la région Sud-Provence-Alpes-Côte d’Azur. Depuis le 1e octobre, le transporteur français RESALP a supprimé deux dessertes de ses quatre liaisons quotidiennes entre la France et l’Italie, dont celle de Clavière, située sur la frontière. Les exilés avaient pris l’habitude, après un passage au refuge Massi, de monter à Oulx dans la navette de 19h45 pour effectuer la traversée depuis Clavière, comptant sur l’obscurité pour échapper aux jumelles des agents de la PAF. Souvent synonyme d’un retour à la case départ, elles sont dans la montagne aussi redoutées que les plaques de gel et les avalanches. Une seule liaison quotidienne est désormais assurée entre Oulx et Clavière, à 10h40, par une compagnie italienne. « Enfin, en théorie », commente Martina Pasqualetto, bénévole au refuge Massi. Car les conducteurs, démunis face à la saturation quotidienne des véhicules, « refusent parfois de desservir la ligne, ou de vendre leurs billets à bord ». Environ 40 personnes seraient quotidiennement laissées sur le carreau.
Une seule liaison quotidienne est désormais assurée entre Oulx et Clavière, à 10h40, par une compagnie italienne. / Crédits : Julie Déléant
Prise de risques
La traversée depuis Clavière demeure malgré tout l’option privilégiée par les personnes qui désirent rejoindre la France par voie pédestre. La quarantaine de passagers quotidiens du bus en provenance d’Oulx s’agglomère aux refoulés de la veille, et aux candidats au départ arrivés par d’autres moyens. Si les plus méfiants patientent au pied des pistes jusqu’à la tombée de la nuit, les moins avertis tentent leur chance dès leur arrivée dans la station. Conscients toutefois que leur visibilité est accrue, nombreux choisissent, pensant pouvoir échapper à la PAF, d’emprunter des chemins alternatifs, souvent à la limite du praticable.
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Umar et ses amis, arrivés à Clavière un peu avant midi, entreprennent un passage par la forêt. « On a cru les voir à ce niveau (1), donc on va monter le plus haut possible pour les dépasser et sortir de leur champ de vision », confie Umar. Raté pour cette fois : trois d’entre eux sont de retour au point de départ à peine quelques heures plus tard. « Les policiers ont attrapé deux personnes, mais on a réussi à s’échapper », raconte le jeune afghan, les yeux rivés sur le Mont Chaberton. « Des montagnes comme ça, on en a traversé des plus dures. En Bosnie, c’est vraiment raide. Le plus terrible, c’est l’eau gelée. Ici, ça ira. » Parmi les malchanceux, il y a Qais, qui se plaignait avant la traversée de douleurs à la jambe. Attrapé par la PAF, il a été reconduit au refuge d’Oulx. « Ils m’ont dit de ne pas revenir », raconte-t-il au téléphone, « Mais pas le choix, je recommencerai demain. » La mort dans l’âme, J. s’est quant à lui résigné à décaler la traversée de quelques jours : son pied gauche, éprouvé par des mois de marche, présente des signes d’infection préoccupants. Contactée, la Croix-Rouge a décidé de le conduire aussitôt à l’hôpital de Suse, en Italie. Un répit et des soins pour le moins bienvenus : dès qu’il quittera l’établissement, il lui faudra peut-être avaler plusieurs fois la vingtaine de kilomètres qui sépare Clavière de Briançon. Car dans l’interminable partie de cache-cache qui se joue chaque jour entre migrants et autorités dans les Alpes, les règles ont désormais changé. « Les derniers mois, plein de gens passaient du premier coup. Depuis quelques semaines, c’est plutôt en trois ou quatre fois », assure un bénévole du refuge. De son côté, Andrea Mascarino s’étonne :
« Onze fois. J’ai vu une famille essayer onze fois. »
Face à l'augmentation du nombre de migrants, les associations, débordées, demandent le soutien de l’État, qui préfère renforcer sa chasse aux exilés. / Crédits : Julie Déléant
Lundi 25 octobre, la centaine de personnes encore présentes à la gare de Briançon a finalement trouvé refuge à l’église Saint-Catherine. À la timide lueur de quelques bougies, le curé de la paroisse, Jean-Michel Bardet, fait passer un message d’accueil, traduit en anglais et en arabe. « Un lieu de Dieu, c’est un lieu de Dieu. Même si je suis musulman, entendre ces mots, ça réchauffe le cœur », chuchote Hassan sur le parvis. Il est 1h du matin, la ville s’endort enfin. Seuls quelques bénévoles murmurent encore, afin d’organiser les tours de garde. Malgré les difficultés, les associatifs ne baissent pas les bras. Médecins sans frontières vient tout juste d’installer une tente gonflable sur un terrain de la paroisse pour accueillir les exilés. L’association Tous migrants a, de son côté, porté plainte contre l’État. Dans le Briançonnais, on semble se préparer d’un côté comme de l’autre de la barricade à un rude hiver.
Pour échapper à la police, les exilés prennent de plus en plus de risques. / Crédits : Julie Déléant
(1) Point non précisé afin de préserver la confidentialité des parcours.
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