Il est 20 heures passé quand la silhouette longiligne s’avance dans la cour. L’homme à la barbe fournie a le visage fermé. Il est sur la défensive et peut-être envisage-t-il de renoncer. C’est pourtant lui qui, quelques jours plus tôt, nous a contactés. Son message débute par ces mots :
« Les méandres de la lutte contre l’immigration irrégulière ne sont pas un sujet très porteur pour le grand public. Mais je me suis dit que ça vous intéresserait… »
Antoine (1) est policier au sein de L’Unité de lutte contre l’immigration irrégulière de Seine-Saint-Denis (Ulii 93). Son job, c’est de faire la chasse aux sans-papiers. « Je ne suis ni élu ni responsable politique. Je n’ai pas à m’exprimer sur le bien-fondé de cette mission. Je ne parlerai que des méthodes », précise-t-il en guise d’introduction. « La méthode principale utilisée au quotidien, c’est le contrôle au faciès ». Ces contrôles d’identité basés sur la couleur de peau qui ont valu à l’État une condamnation pour « faute lourde », en juin 2021. Avant d’enfoncer le clou :
« Il ne s’agit pas d’errements personnels et ponctuels de quelques policiers isolés, mais d’un véritable système qui pousse le fonctionnaire à détourner les réquisitions du parquet pour pratiquer ces discriminations quotidiennement. »
Une situation qu’Antoine dit ne plus pouvoir supporter. Il a alerté le Défenseur des droits (2) pour dénoncer ces pratiques. Dans le courrier que StreetPress a pu consulter, il écrit :
« J’avais appris à mentir aux inconnus en ne révélant pas mon métier par prudence, j’ai appris à mentir à mes proches par honte. »
À partir de ce témoignage inédit complété par d’autres sources au sein de la police, mais aussi de nombreux documents internes et plus de quatre-vingts procédures d’expulsions, StreetPress lève le voile sur les sales méthodes de la lutte contre l’immigration irrégulière. Notre enquête démontre que, chaque année, des milliers d’interpellations se font sur la base de contrôles au faciès illégaux. La hiérarchie policière et la justice détournent le regard quand elles ne participent pas activement au système. Antoine a décidé « d’assumer, pour que les choses changent ». Il a prévenu de lui-même sa hiérarchie qu’il s’était confié à StreetPress et l’a informé de la teneur de nos échanges. Pour cela, il risque aujourd’hui une sanction.
L’industrie du contrôle au faciès
C’est une mécanique bien rodée que décrit notre homme. Chaque matin ou presque, « les gars » se pointent. Petit café puis « vers 9h30 on commence à s’activer, on regarde la réquisition ». Ce document, rédigé par un magistrat, donne le cadre dans lequel les policiers sont autorisés à effectuer des contrôles d’identité. Concrètement : où, quand et pourquoi.
Puis le chef donne « le chiffre », le quota de sans-papiers à ramener. En général, trois ou quatre par groupe en Seine-Saint-Denis ou dans les Hauts-de-Seine et plutôt sept ou huit pour Paris rapportent à StreetPress plusieurs sources. Une politique du chiffre, dont le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a nié l’existence à plusieurs reprises. Le gardien de la paix Antoine soupire :
« Il faut faire le chiffre. Après, la manière, ils s’en foutent. Ou plutôt ils ne veulent pas savoir. »
La troupe se met ensuite en route. Les lieux de contrôles sont souvent les mêmes. À Aubervilliers (93), par exemple, ils se posent non loin du métro Quatre-Chemins. À Paris (75), c’est dans les gares mais aussi sur certains lieux touristiques comme le Trocadéro. Dans les Hauts-de-Seine, ils ciblent La Défense ou certaines stations de RER. Les fonctionnaires partent ensuite à la pêche. « Il n’y a pas de manuel qui explique précisément pourquoi on doit contrôler l’un plutôt que l’autre. Alors chacun à ses critères : la façon de se mouvoir dans l’espace, le style vestimentaire », énumère-t-il avant de lâcher :
« Après il ne faut pas se mentir, le premier critère c’est la couleur de peau. Les blancs, on les occulte complètement. On va chercher le noir, l’arabe, le Pakistanais… »
Les personnes interpellées sont ensuite enfermées dans un petit camion conçu exprès, avec à l’intérieur des minuscules cellules individuelles grandes comme une cabine de WC. « On laisse le type là et on va chercher le suivant. » Jusqu’à atteindre l’objectif fixé pour pouvoir rentrer au bercail. Et il ne faut pas traîner :
« La procédure impose un délai maximal entre l’interpellation et le placement en garde à vue. Parfois entre le premier et le dernier qu’on chope, il se passe un peu trop de temps. Alors on triche en changeant les horaires. »
Extrait d'un powerpoint interne. / Crédits : StreetPress
Extrait d'un powerpoint interne. / Crédits : StreetPress
La hiérarchie
De retour au poste, il faut faire la paperasse et notamment remplir un tableau indiquant le nombre de contrôles effectués et le nombre d’interpellations :
« Pour dissimuler le fait qu’on fait du faciès, on ment sur le nombre de contrôles réalisés. Certains jours, il fait 28 degrés, alors on inscrit 28, au pif. Et pendant longtemps, c’est un chef qui a rempli ce tableau sans rien nous demander. »
Selon une autre fonctionnaire qui a un temps travaillé dans un service de lutte contre l’immigration irrégulière, la hiérarchie policière fait plus que couvrir. Elle est responsable de cette industrialisation des contrôles au faciès :
« À partir du moment où on nous demande d’arrêter des sans-papiers à partir de contrôles d’identité, on fait du faciès. On peut penser ce qu’on en veut, mais c’est de la pure hypocrisie de dire que ça peut se passer autrement. »
Selon Antoine, policier au sein de L’Unité de lutte contre l’immigration irrégulière de Seine-Saint-Denis, il y aurait une politique du chiffre. / Crédits : StreetPress
Un système de grande ampleur
D’autant qu’il ne s’agit pas d’un petit dysfonctionnement. Ces contrôles aux faciès sont à l’origine de plusieurs milliers d’interpellations en Île-de-France. Dans le 93 au moins, ces étrangers interpellés sont inscrits dans un fichier baptisé « registre ILE » à la légalité plus que douteuse, selon plusieurs avocats consultés. À l’intérieur sont renseignés un certain nombre de données d’identité (nom, nationalité…) et d’éléments de procédure (consultation du fichier « visa bio », « suite » donnée au cas…). Un espace est également prévu pour indiquer d’éventuelles « observations ». On y trouve la mention d’alias mais aussi ponctuellement des informations médicales : « individu interné en psychiatrie », « malade asthme important », « enceinte et malade », « conduit à Avicenne [l’hôpital de Bobigny] par les SP [sapeurs-pompiers] de Drancy pour hyperventilation et tétanie ». Un simple fichier Excel accessible sans identifiants qui ne semble pas vraiment correspondre aux normes imposées par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) (3).
Dans le 93, les étrangers interpellés sont inscrits dans un fichier baptisé « registre ILE ». À l’intérieur sont renseignés un certain nombre de données d’identité, d’éléments de procédure, mais aussi des informations médicales. / Crédits : StreetPress
Pour le voir en plus grand, cliquez ici.
Ce fichier, qui a vraisemblablement une vocation statistique, nous permet de documenter de manière précise le nombre d’interpellations effectuées par l’Ulii 93. Sur les 1.099 arrestations de 2019 (4), 102 ont été réalisées à partir d’enquêtes sur l’emploi de travailleurs étrangers en situation irrégulière, les 997 autres l’ont été à partir de contrôles sur la voie publique. « Tu as un peu de contrôle en flag sur la vente de cigarettes », décrypte le gardien de la paix Antoine :
« Mais les trois-quarts de nos interpellations en contrôle d’identité, c’est du faciès. »
Et il ne s’agit là que des remontées de la Seine-Saint-Denis (93). Paris (75), les Hauts-de-Seine (92) et le Val-de-Marne (94) appliquent les mêmes méthodes, comme le montre des dizaines de procédures épluchées par StreetPress. Chaque année en Île-de-France, ce sont des milliers de personnes qui sont interpellés par les Unités de lutte contre l’immigration irrégulière, sur la base d’un contrôle au faciès. C’est un nombre encore plus important de personnes françaises ou étrangères en situation régulière qui sont contrôlées par ce service, parce que racisées.
Chaque département à son truc
On le sait peu mais, en France, la police n’a pas le droit de contrôler l’identité de n’importe quel individu dans n’importe quelle circonstance. Elle ne peut le faire qu’avec l’autorisation écrite d’un magistrat : c’est ce qu’on appelle une réquisition du parquet. « C’est là que réside toute l’hypocrisie », déroule le policier de l’Ulii 93 :
« On détourne de manière très régulière des réquisitions prises pour la lutte contre les stupéfiants ou le vol pour arrêter des sans-papiers. »
Le procureur de la République de Seine-Saint-Denis assure que ces réquisitions « ont été réduites significativement » (5). Ce que confirme le fonctionnaire de police. Mais sa hiérarchie a trouvé la parade :
« Jusqu’au printemps on utilisait principalement des réquisitions qui nous étaient accordées directement. Maintenant, on se base sur celles envoyées au commissariats du coin [en théorie pour enquêter sur des sujets qui n’ont rien à voir comme du trafic de stupéfiant]. Dans les faits, ça ne change pas grand-chose. »
Pour l’avocat Henri Braun, « avec ces réquisitions à la carte, le parquet se met au service de la préfecture. C’est une véritable remise en cause de la séparation des pouvoirs ».
Des réquisitions prises pour la lutte contre les stupéfiants ou le vol seraient détournées pour arrêter des sans-papiers. / Crédits : StreetPress
Dans d’autres départements, les fonctionnaires de police détournent d’autres dispositions légales. Des exceptions à la règle qui permettent de se passer de réquisition du parquet. « Chaque département à son petit truc », détaille maître Ruben-Garcia, avocat spécialisé en droit des étrangers. À Paris, l’Ulii 75 fait souvent des contrôles dans les gares ouvertes au trafic international (6). Dans ce cas, la gare est en quelque sorte considérée comme une frontière, donc pas besoin de réquisitions. « Sauf qu’ils vont faire leur contrôle à la sortie des trains de banlieue ou sur le quai du RER », soupire l’avocat. En mai 2021, l’un de ses clients est – sur la base de cette disposition – interpellé gare du Nord. Ce jour-là, pas moins de neuf personnes sont arrêtées en presque une demi-heure. L’avocat commente :
« Un étranger en situation irrégulière repéré toutes les trois minutes ! Mais sur quel critère les contrôles ont eu lieu pour aboutir à un tel résultat ? Le faciès peut-être… »
À Paris, l’Ulii 75 fait souvent des contrôles dans les gares ouvertes au trafic international. En mai 2021, neuf personnes sont interpellées en presque une demi-heure à Gare du Nord. / Crédits : StreetPress
Dans les Hauts-de-Seine, les fonctionnaires des Ulii utilisent très souvent « les contrôles préventifs » : si une infraction est commise de manière récurrente à un endroit donné, la police peut effectuer des contrôles d’identité pour prévenir sa réitération. C’est l’argument utilisé par l’Ulii 92 dans pas moins de 84 procédures suivies par maître Ruben-Garcia et que StreetPress a pu consulter.
Dans les Hauts-de-Seine, les fonctionnaires des Ulii utilisent très souvent « les contrôles préventifs ». / Crédits : StreetPress
Le problème c’est le contrôle d’identité
StreetPress a interrogé les différents parquets sur cet usage massif des contrôles d’identité dans la lutte contre l’immigration irrégulière. Ne génère-t-il pas automatiquement du contrôle au faciès ? Seule la procureure de la république de Bobigny (93) s’est fendue d’une réponse :
« De là à parler de contrôle au faciès, là encore, il faut être prudent dans vos propos. Avec cet a priori, tout contrôle d’identité est susceptible de déboucher sur du contrôle au faciès indépendamment du contenu des réquisitions accordées. »
Pour Maître Henri-Braun, la magistrate a vu juste :
« Le contrôle d’identité se fait presque toujours au faciès. Selon quel critère on reconnaît un dealer ou un voleur [les motifs les plus souvent invoqués dans les réquisitions] dans la rue, si ce n’est en fonction de préjugés ? »
La solution, selon l’avocat : abroger purement et simplement le contrôle d’identité.
Contacté, le service de communication de la Police nationale nous a renvoyé vers la préfecture de police qui, malgré nos relances, n’a pas répondu à nos questions.
(1) De 2016 à 2018, Antoine a travaillé à l’Ulii 93 où, présent sur le terrain, il a pu constater ces méthodes. Après un détour de deux ans dans un autre service, il est revenu à l’Ulii 93 pour une mission de bureau. Il sort toutefois encore, soit en renfort quand il y a un manque d’effectif, soit pour des permanences à Paris. Antoine est un prénom d’emprunt.
(2) Interrogé pour savoir s’il allait déclencher une enquête à partir de cette alerte, le Défenseur des droits n’avait, au moment de la publication, pas encore répondu à notre sollicitation.
(3) Interrogés sur la légalité de ce fichier, la préfecture de police et la Cnil n’avaient pas répondu à nos questions au moment de la publication.
(4) Le chiffre tombe à 746 en 2020. L’activité a été perturbée par le Covid et les données sont moins précises, c’est pourquoi nous nous sommes concentrés sur 2019.
(5) Fabienne Klein Donati, procureure de la République au tribunal judiciaire de Bobigny assure que les « demandes [de réquisitions] par les services de police sont strictement contrôlées avant d’être accordées » et met en avant « les contrôles CODAF » (qui, on l’a vu, représentaient un peu moins de 10% des arrestations en 2019). Sur la question du contrôle au faciès, elle déclare : « je vous rappelle par ailleurs que la présence de personnes d’origine étrangère (en situation régulière et irrégulière) sur le ressort de la Seine-Saint-Denis est à comparer avec les autres ressorts du territoire national, ce qui doit éviter les conclusions hâtives. »
(6) Interrogé sur les contrôles en gare sans réquisition, le parquet de Paris a justifié qu’il s’agissait là d’une prérogative des OPJ et nous a renvoyé vers eux « pour ce qui est de l’utilisation faite de ces prérogatives légales ».
Les autres parquets interrogés n’avaient pas répondu au moment de la publication.
Cet article est en accès libre, pour toutes et tous.
Mais sans les dons de ses lecteurs, StreetPress devra s’arrêter.
Je fais un don à partir de 1€Si vous voulez que StreetPress soit encore là l’an prochain, nous avons besoin de votre soutien.
Nous avons, en presque 15 ans, démontré notre utilité. StreetPress se bat pour construire un monde un peu plus juste. Nos articles ont de l’impact. Vous êtes des centaines de milliers à suivre chaque mois notre travail et à partager nos valeurs.
Aujourd’hui nous avons vraiment besoin de vous. Si vous n’êtes pas 6.000 à nous faire un don mensuel ou annuel, nous ne pourrons pas continuer.
Chaque don à partir de 1€ donne droit à une réduction fiscale de 66%. Vous pouvez stopper votre don à tout moment.
Je donne
NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER