« L’état d’urgence est, par définition, un état d’exception. » Un glissement de l’État de droit vers un régime aux penchants autoritaires que décortique l’avocat Arié Alimi dans son bouquin, Le Coup d’état d’urgence.
/ Crédits : Mathieu Molard
Avec l’état d’urgence sanitaire, la France vit en « état de siège ». Et gare à ceux qui oseraient déroger aux ordres ! La police veille ou plutôt contrôle, verbalise, incarcère :
« Ces délinquants d’un nouveau genre pouvaient finir en garde à vue, sans avocat – les avocats étant eux aussi confinés – puis au tribunal, toujours sans avocat, où ils risquaient d’être envoyés en prison. Finalement, une justice d’exception a été mise en place, où tous les droits du procès équitable et les garanties de la défense se sont effacés face aux impératifs d’ordre et de santé publique. »
Ces cinq dernières années, Arié Alimi est de toutes les batailles pour les libertés publiques. Dans les prétoires d’abord. Il a défendu bon nombre d’assignés à résidence, des Gilets jaunes, le policier et lanceur d’alerte Amar Benmohamed. En manif aussi et par toutes les saisons. On l’a croisé en bermuda et chasuble de la Ligue des droits de l’Homme sur le dos à la marche en hommage à Adama Traoré, ou en manteau col mouton dans les manifs contre la loi Sécurité globale. C’est en costume qu’il nous accueille dans son bureau parisien pour évoquer son livre et remonter la généalogie de l’état d’urgence.
À quand remonte la loi relative à l’état d’urgence ?
On est en 1955. Il y a un conflit en France, précisément en Algérie française avec les indépendantistes. Le gouvernement fait voter un transfert de pouvoirs et de compétences du législatif vers l’exécutif. C’est-à-dire qu’on donne une plus grande autonomie à la police. C’est censé permettre, face à une situation grave, une plus grande rapidité d’action. L’exécutif centralise les pouvoirs pour agir plus rapidement.
Mais en réalité, le concept est largement antérieur à la guerre d’Algérie. L’état d’urgence, c’est l’état de siège, qui existe dès le Moyen Âge. C’est une forteresse assiégée par des ennemis. Il y a eu une dérive progressive de l’état de siège réel, c’est-à-dire une ville physiquement assiégée par des ennemis qui viennent de l’extérieur, vers un état de siège fictif. Cette fois, on n’a plus vraiment des ennemis extérieurs, mais des ennemis intérieurs, dans le cadre d’abord des guerres d’indépendance.
Et après 1955, l’état d’urgence est utilisé dans quel contexte ?
Il a été utilisé plusieurs fois dans le cadre de la guerre d’Algérie [1955, 1958 et 1961-1962], puis ensuite à trois reprises dans d’autres conflits indépendantistes : en Nouvelle-Calédonie [en 1985], à Wallis-et-Futuna [en 1986] et en Polynésie française [en 1987].
Pourquoi l’utilise-t-on dans les conflits indépendantistes ?
[Derrière ces révoltes indépendantistes] il y a une remise en cause du pouvoir. Dans la constitution de 58, il y a un article très important qui dit que « la République est une et indivisible ». En réalité, moi, ce que je vois derrière cette phrase, c’est « le pouvoir est un et indivisible ». Dans cette phrase, la République n’est que le déguisement du pouvoir. L’état d’urgence vise à renforcer le pouvoir à un moment où il y a une grave crise politique. À chaque moment de revendications indépendantiste : l’Algérie, la Nouvelle-Calédonie, Wallis-et-Futuna, la Polynésie. Et puis 2005…
En 2005, on applique un dispositif qui, jusque-là, n’a été utilisé que dans des conflits indépendantistes. Comment interprètes-tu ça ?
Je crois que le décret de 1955 est le moule de beaucoup de choses. Il naît au moment de la guerre d’Algérie. 2005, c’est les quartiers populaires. Après la mort de Zyed et Bouna, de nombreuses banlieues s’embrasent. Les habitants de ces quartiers populaires sont les enfants des populations colonisées par la France, qu’on ne considère pas comme des Français aujourd’hui. Qu’on considère encore – dans les faits – dans la praxis de l’État, dans les esprits, comme des populations anciennement colonisées. Y compris quand tu vois les mots employés : avec le terme de racailles utilisé par Nicolas Sarkozy, tu sens qu’il y a cette volonté de ramener ces populations nées en France, qui se sentent françaises, à leur condition première de sous-citoyens.
Après, on arrive à l’état d’urgence de 2015 pour lutter contre le terrorisme. Mais c’est pareil pour moi. C’est vraiment pareil.
Pourquoi ?
Ceux qui sont partis, d’abord en Afghanistan puis en Syrie, quand tu regardes la sociologie, il y a beaucoup de jeunes issus de ces immigrations. Qui sont Français mais qui ont ressenti, 60 ans plus tard, l’impossibilité d’être considérés comme des Français comme les autres. Et qui ont été faire une quête identitaire et spirituelle ailleurs.
C’est la conséquence directe de l’impossibilité pour l’état français de reconnaître ce qu’il a fait pendant la colonisation et l’impossibilité de considérer les enfants de l’immigration coloniale comme n’importe quel enfant français. Ce n’est pas, comme on essaye de nous le dire, les territoires perdus de la République. Ce sont les territoires abandonnés et stigmatisés pendant 60 ans par la République. Pour moi, c’est la conséquence directe de ça.
Les attentats ne justifiaient pas forcément de déclarer l’état d’urgence ?
Je pense que non. Mais, politiquement, il y avait une pression trop importante sur les épaules du gouvernement et de ceux qui ont voter l’état d’urgence. Je savais qu’à partir du moment où on mettait le doigt dans l’état d’urgence, on allait entrer dans une nouvelle ère. Parce que l’état d’urgence se nourrit de lui-même et appelle de plus en plus l’état d’urgence. C’est une forme d’addiction pour l’État.
En 2015, on a pour soulager une population – d’un point de vue psychologique – visé une autre partie de la population à raison de sa confession. Sur les 15 ou 20 personnes que j’ai pu défendre, assignées à résidence ou perquisitionnées, je n’en ai eu aucune qui a eu une procédure judiciaire. Aucune.
Et ça à quoi ressemblait ces dossiers ?
À ta place [assis en face de lui dans son bureau], je me souviens d’un vieux monsieur tout gentil qui est venu avec une minerve. Il vivait chez sa fille avec ses petits-enfants et son beau-fils. Les policiers avaient fracassé sa porte en pleine nuit. Ils étaient venus directement sur lui. Ils l’avaient menotté, les mains dans le dos, la tête contre le sol. Les enfants avaient été réveillés en pleine nuit.
Et à la fin, il n’y avait rien contre lui. On ne pouvait même pas savoir d’où ça venait, parce qu’il avait ces fameuses notes blanches qui existent toujours. Un document anonyme basé sur des dénonciations très vagues de personnes qui étaient venues à l’antenne de police locale dire que telle personne avait mis son voile un peu plus long que d’habitude… Il y avait une énorme paranoïa de la population qui était, à mon avis, amplifiée par l’état d’urgence.
C’est pour ça qu’il faut bien distinguer l’état d’urgence et l’urgence sécuritaire. Car, bien sûr, il y avait une urgence sécuritaire après des attentats terroristes plus que graves. Mais l’urgence n’implique pas forcément l’état d’urgence. Et d’ailleurs, rien ne me dit aujourd’hui que l’état d’urgence déclaré en 2015 et qui a duré deux ans et qui s’est pérennisé dans le droit commun ait eu une action positive sur le terrorisme. Rien ! Je pense que c’est plutôt le contraire.
Pourquoi ?
Parce que cet état d’urgence s’est couplé à une rhétorique étatique complètement assumée qui assimilait les musulmans – même pas les islamistes – et les terroristes. J’avais discuté avec Gilles Clavreul à l’époque [délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme de 2015 à 2017 et co-fondateur du Printemps Républicain] et je lui avais demandé pourquoi les musulmans ? Et il m’a répondu parce que les terroristes sont musulmans. On est dans le bon sens populaire !
On est aussi dans ce que René Girard explique dans le Mythe et le sacré, la nécessité, à des moments importants de crise, de reporter sur une partie de la population qu’on appelle le bouc émissaire, toutes les crispations et les peurs de la société pour soulager le reste… C’est l’État français qui doit sacrifier une partie de ses enfants, ceux qui sont issus de l’immigration, les musulmans, pour calmer la colère populaire.
Avec ces perquisitionnées en 2015, on a détruit des vies. Il y a eu des gens qui ont été obligés de déménager, qui ont perdu leur travail, des gens qui ont divorcé… Et on favorise la radicalisation. Que vont devenir les enfants de ceux qui ont vu leurs parents ou grands-parents en pleine nuit, menottés sans aucune raison ? Comment un enfant va se construire psychologiquement face à un État qui lui a dit : « Toi, tu es un ennemi ? Tes parents sont des ennemis ». Ils pensent qu’il va être dans la soumission. Moi je pense qu’il va y avoir encore plus de défiance.
Quel est le lien, au-delà du nom, entre l’état d’urgence terroriste et l’état d’urgence sanitaire ?
On a pris le moule de 1955 et on l’a appliqué pour créer une loi avec – à peu près – la même nature de fonctionnement. Un transfert du pouvoir législatif vers le pouvoir exécutif. Avec notamment la possibilité de légiférer par ordonnances. Pourquoi ? Est-ce que les parlementaires ne peuvent pas se réunir pour voter, pour délibérer, y compris avec des procédures d’urgence ? Il y a ce mythe : quand il y a une crise aujourd’hui, on doit tout déléguer au président de la République qui a déjà énormément de pouvoirs sous la Cinquième République. Et ça, pour moi, ça ne va pas de soi.
Le deuxième transfert de compétence c’est un transfert du pouvoir de l’autorité judiciaire vers le préfet et donc le juge administratif. Et quand on fragilise cette voie de recours en passant du juge judiciaire plus indépendant, impartial, vers le juge administratif, on voit qu’on fragilise les garanties qui sont conférées par l’État de droit. L’état d’urgence, c’est une érosion progressive de l’État de droit.
Photo principale de Nnoman Cadoret
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