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    18/01/2021

    Lutte locale, éducation populaire et combat national

    « Mon frère a été tué par la police d’une balle dans la tête »

    Par Inès Belgacem , Nnoman Cadoret

    Dans la nuit du 16 au 17 janvier 2018, la police blesse mortellement Gaye Camara. Depuis, son frère Mahamadou porte le combat pour obtenir vérité et justice. Dans cette lutte, il peut compter sur le soutien des habitants de son quartier et de la mairie.

    Mahamadou Camara n’était pas habitué aux discours. C’est même un homme plutôt taciturne. Il jauge une personne, se fait une opinion, puis il la rencontre. C’est sa façon de faire. Mais toute cette logistique semble bousculée depuis janvier 2018 et la mort de son petit frère, Gaye Camara, tué par une balle de la police en pleine tête. « Cette affaire, j’en ai fait mon combat ! Je ne m’arrêterai qu’à ma mort. On l’a traité de voleur, de bandit, de voyou. Ils l’ont tué, puis ils l’ont sali. » Dans les couloirs du Tribunal de Paris, sa voix résonne et force l’attention de la quarantaine de personnes venues pour le soutenir, lui et sa famille. L’audience en appel du jour doit déterminer le maintien ou non de l’ordonnance de non-lieu. Voilà trois ans, presque jour pour jour, que les Camara tentent d’ouvrir l’enquête pour déterminer les circonstances de la mort de Gaye, en vain :

    « La peine de mort a été abolie pour tout le monde, sauf pour nous ! »

    Quand il prend la parole, Mamad – comme l’appellent ses proches – commence toujours calmement. La voix presque trop basse. Puis l’émotion prend le pas sur son tempérament. C’est comme une mue : son visage se transforme, ses traits se font durs et les mots semblent plus rigides, sortis du fond de ses tripes. Il devient ce militant plein de charisme, écouté et respecté. Mahamadou Camara n’est pas l’activiste contre les violences policières le plus médiatisé. Mais ceux qui le connaissent savent qu’il est de tous les rassemblements. Proche d’Assa Traoré, qu’elle considère comme son « frère », descendant du Mouvement de l’Immigration des Banlieues (MIB), le grand frère s’est investi dans une lutte qui ne s’arrête pas à la mort de Gaye. Dans sa ville de Champs-sur-Marne (77), il tente d’enrayer toutes les violences, y compris les rixes ou le traffic. Ce qui lui vaut le soutien de la mairie, mais pas que. Ce jour-là, au tribunal de l’Île de la cité, sont présents des anciens du MIB, plusieurs membres de Comités contre les violences policières, des militants de toute la banlieue parisienne, mais également des politiques, comme Olivier Besancenot, Eric Coquerel (député LFI), David Guiraud (porte-parole Jeunesse LFI) ou Mourad Hammoudi, représentant de la mairie de Champs-sur-Marne. Mahamadou, lui, poursuit sa prise de parole :

    « On est dans l’obligation de se donner la main et de se soutenir. Pour nos jeunes ! Tout ce qui nous arrive ici est politique. La France n’a jamais été le pays des droits de l’Homme. Si c’était le cas, Gaye n’aurait jamais dû mourir. »

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    Selon sa soeur, « Mamad a ce côté rassembleur .» / Crédits : Nnoman Cadoret

    À LIRE AUSSI : Le Mouvement de l’immigration et des Banlieues, matrice politique du comité Adama

    Balle dans la tête

    Gaye Camara avait 26 ans. Il suivait une formation pour devenir chauffeur de bus et venait de demander la main de sa fiancée. « Une force tranquille », confie son grand frère :

    « Parfois je dis encore : “Attends, je vais appeler Gaye”… Ça blesse. »

    Gaye est septième d’une fratrie de dix. Les Camara sont originaires du Mali. La famille fait partie des premières à avoir emménagé dans la ville nouvelle de Champs-sur-Marne, en 1985. Le père est ouvrier spécialisé dans la métallurgie, la mère fait des ménages. Une enfance « normale », sourit la grande soeur, Fanta. « On jouait dehors. » Certains frères sont bagarreurs. Mahamadou avoue avoir « fait des conneries ». Si leur mère s’inquiète, elle répète à qui veut l’entendre : « Gaye, c’est celui pour lequel je n’ai pas de soucis à me faire ». Il est « l’homme à tout faire », racontent ses deux aînés. Il s’occupe des enfants des uns, joue les garagistes pour les autres. Il s’improvise parfois chauffeur. Il aide ses parents avec les courses. « Il était l’enfant aussi, un des plus jeunes », contextualise Fanta. Gaye était aussi un amoureux du Cap-Vert, d’où sont originaires ses meilleurs amis. Il y passe quelques jours en janvier. À son retour, il reçoit un coup de fil d’un ami pour un service.

    Le mardi 16 janvier 2018, après être passé chercher son cousin à Champs-sur-Marne, Gaye Camara conduit cet ami à Epinay-sur-Seine (93). Ce dernier doit y récupérer une Mercedes noire, qui s’avère avoir été volée quelques heures plus tôt, à un moment où Gaye n’est pas sur le territoire français. Le propriétaire a pu géolocaliser le véhicule. Des agents de la BAC attendent en planque sur place, espérant arrêter le coupable en flagrant délit.

    Il est presque minuit quand Gaye Camara, au volant de sa Polo Volkswagen, dépose son ami devant l’impasse du Baron-Saillard. Ce dernier est interpellé en voulant prendre possession du véhicule. Une voiture de police aurait alors déboulé pour bloquer la contre-allée et appréhender les complices présumés. Gaye, toujours au volant, prend peur, selon le récit de son cousin à ses côtés. Il aurait tenté une courte marche arrière pour reprendre la route. Le brigadier R. a déjà son arme braquée en direction du conducteur. Il fait feu à plusieurs reprises sur la Polo. Ses collègues font de même. Sept tirs touchent la voiture. Une autre, fatale, atteint Gaye Camara en pleine tête, au-dessus du sourcil. La voiture s’écrase dans la vitrine d’un fast-food. L’homme de 26 ans convulse au volant, le pied bloqué sur l’accélérateur.

    Non-lieu ?

    Au tribunal, ce mardi 15 décembre 2020, l’avocat de la famille, Maître Yassine Bouzrou, sort de la salle d’audience et fait grise mine. Il explique à la petite assemblée :

    « Habituellement, je pense que les décisions ne peuvent pas être dites à l’avance. Mais là, je donne mon sentiment : au regard du refus du parquet d’entendre les arguments de la partie civile, je pense que le non-lieu sera confirmé. »

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    Depuis deux ans, Mahamadou Camara ne cesse de répéter : « Il ne peut pas y avoir de non-lieu quand il y a mort d’homme. » / Crédits : Nnoman Cadoret

    Le visage de Mahamadou Camara se fige. Il savait que dépasser le non-lieu serait une épreuve. Surtout que, depuis le début de cette affaire, son avocat n’a jamais pu avoir accès aux images de vidéo-surveillance de cette nuit de janvier 2018. Leurs demandes de reconstitution ont également été écartées. Et seul le brigadier R., qui a tiré la balle mortelle, a été entendu en tant que témoin assisté. Mahamadou savait tout ça. Mais au fond de lui, peut-être y croyait-il un tout petit peu. Ou au moins pensait-il que le dossier ne serait pas si vite fermé. « Il ne peut pas y avoir de non-lieu quand il y a mort d’homme. » Il ne cesse de le répéter depuis deux ans. Mais à ce moment précis, il se contente d’un contenu :

    « On ne s’attendait pas à autre chose. »

    Quelques mots, avant de tracer en direction de la sortie, suivi par la petite foule qui exprime sa colère à sa place. « Pas de justice, pas de paix », tonne dans les couloirs froids du tribunal. « Assassins. » « La France est raciste. »

    Arrivé dehors, le reste des soutiens est là, encadré par une dizaine d’agents, boucliers au bras. Le tableau est le même depuis plus d’une heure. Mais Amadi Camara, un des petits frères de la fratrie, était à l’intérieur. Ces forces de l’ordre sont en armure, à la sortie d’une audience pour juger d’une violence policière. Celle de son frère. Amadi bout. Il n’en peut plus. Et pendant un court instant, peut-être une minute, les choses semblent basculer entre les soutiens de la famille et ces agents. Une bousculade entre l’un d’eux et Amadi met le feu aux poudres. C’est d’abord Assa Traoré qui calme le jeu. Puis Mahamadou, qui ne souhaite pas qu’il y ait d’autres Gaye Camara. « On ne veut pas tomber dans ce jeu, calmez-vous ! » À ses soutiens, à son frère aussi, il assure : « Ils ont tué mon frère, ils vont le payer. »

    À LIRE AUSSI : La garde rapprochée d’Assa Traoré en guerre contre les bavures policières

    Calmer le jeu

    Par « ils », l’homme de 36 ans ne parle ni des tireurs, ni des forces de l’ordre. « Je n’ai rien contre les policiers. » Il parle de la justice et de l’État. « Du système. » Plus au calme, dans son salon, le grand frère raconte comment il a tout fait pour éviter des émeutes. « Les jeunes d’ici attendaient mon go pour tout casser. » Hors de question, assure-t-il, en racontant son 17 janvier 2018. Il est 11h lorsqu’il reçoit un coup de fil. La police d’Epinay-sur-Seine a appelé la préfecture, qui a appelé la mairie, qui a appelé l’association cultuelle des Musulmans de Champs-sur-Marne, qui a appelé un ami de Gaye. « Ils étaient trois. Quelqu’un s’est fait tirer dessus. » Le grand frère et Fanta partent en trombe vers la Seine-Saint-Denis, sans savoir vraiment où chercher. « Les amis de Gaye ont été au commissariat en menaçant : “Dites-nous où il est sinon on casse tout”. »

    Gaye est à l’hôpital Lariboisière d’Epinay. Ses frères et sœurs peinent encore à le retrouver. Les policiers l’ont enregistré sous X aux urgences alors qu’ils détenaient sa carte d’identité et son permis de conduire. Après plusieurs heures de recherches, Mahamadou descend au service réanimation, où il trouve son frère entre la vie et la mort :

    « Avec les machines… En réalité, il est arrivé à l’hôpital sans vie. »

    Il décède deux jours plus tard, lorsque les médecins le débranchent. Ses neuf frères et sœurs sont là. « On n’aurait pas laissé Gaye tout seul », se souvient Fanta. Des dizaines de personnes passent durant ces 48h. Des amis, des cousins, de la famille. « C’était horrible. Tout le monde demandait des nouvelles, pleurait dans les couloirs. » Pour épargner leurs parents, ils leur demandent de rentrer à la maison. Mahamadou se souviendra à vie de ce que lui a dit son père ce jour-là :

    « C’est Dieu qui me l’a donné, c’est Dieu qui me l’a repris. Si vous voulez mener le combat pour que justice soit rendue à votre frère, je serai avec vous. Mais si vous brûlez ou cassez quoi que ce soit dans la ville, ne venez pas à mes obsèques. »

    Le grand frère s’est imaginé plusieurs fois trouver le brigadier R. Il a pensé à la vengeance. « Mais à quoi bon ? Ça n’aurait pas ramené Gaye. » Il a vite chassé ses pensées sombres, « pour ne pas gâcher [sa] vie et celle de [sa] famille une nouvelle fois ». Il a éteint les ardeurs des jeunes de Champs-sur-Marne, tristes et révoltés de perdre l’un des leurs. Il n’y aura pas de casse. Et il leur a expliqué :

    « On vaut mieux que ça. Gaye vaut mieux que ça. On va se battre, pour lui. Et tout ce qu’on pourra apporter de bon en son nom, on le fera. »

    « C’est historique »

    « C’est un combat exemplaire. Jamais Mahamadou n’a délivré de message ambigu. Il demande la justice et la vérité pour son frère, et c’est bien normal. » Le directeur de cabinet de la maire PCF de Champs-sur-Marne, Daniel Alarcon, prononce ces quelques mots au micro, à la fois anodins et inédits :

    « Nous partageons ce combat. »

    Sur le côté de la piste d’athlétisme du stade Lionel Hurtebize, où les Camara ont organisé un rassemblement pour exprimer leur mécontentement face au possible non-lieu, quatre jours après l’audience, Samir Elyes applaudit avec ardeur. « C’est historique ce qui se passe : une mairie soutient activement un collectif contre les violences policières. » Ancien du MIB, membre actif du comité Adama et soutien inébranlable du comité Vérité et justice pour Gaye, Samir estime Mamad et son équipe. « Ils vont devenir des exemples dans l’histoire des luttes des quartiers », prédit-il du haut de ses 25 ans de militantisme.

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    Les Camara ont organisé un rassemblement pour exprimer leur mécontentement face au possible non-lieu au stade Lionel Hurtebize. / Crédits : Nnoman Cadoret

    Il rencontre Mamad et Amadi Camara quelques jours après le décès de Gaye, en 2018. L’homme est accompagné d’Assa Traoré, sœur d’Adama. « Elle est Malienne aussi. Elle m’a parlé en Soninké. Le courant est passé tout de suite, on s’est compris », se souvient Mahamadou. Il rencontre aussi Ramata Dieng, sœur de Lamine, mort après une intervention de police en 2007. Elle est l’une des activistes historiques du combat contre les violences policières. Mahamadou a tiré enseignement de ses aînés en se constituant en Comité. Il poursuit :

    « Si on a réussi à se faire entendre et faire entrer les violences policières dans le débat public, c’est grâce à tous ceux qui se sont battus avant nous. »

    Humble, il énumère ses prédécesseurs et ses bienfaiteurs. Les différents comités, mais aussi les habitants de sa ville, qui l’épaulent dans son combat et le soutiennent financièrement. Les clubs de foot, celui de boxe et d’autres personnalités locales organisent des événements pour récolter les fonds, qui lui servent à payer les frais de justice. Il y a aussi la maire, Maud Tallet, et ses équipes. Elle a fait partie des personnes à s’être présentées à l’appartement des parents Camara pour leur exprimer ses condoléances et son soutien. Aujourd’hui, quand le comité a besoin d’une salle ou de matériel, la mairie répond présent. « Quand une personne te fait du bien, il faut être reconnaissant », explique Mahamadou en poursuivant sa liste.

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    Lors de son discours Mahamadou Camara cite les différents comités, mais aussi les habitants de sa ville, qui l’épaulent dans son combat et le soutiennent financièrement. / Crédits : Nnoman Cadoret

    Alors il soutient les familles qui, comme la sienne, sont victimes de violences policières. Il est de tous les rassemblements. Depuis 2018, il a d’ailleurs considérablement réduit ses journées de chauffeur indépendant pour se consacrer à ce combat. Il réunit de quoi payer son prêt et ses charges, mais il ne fait pas d’argent. « La vie de Mamad, c’était famille, boulot et dodo. Mais à la mort de Gaye, il s’est rendu compte qu’il y avait un travail de fond à faire », commente Fanta, qui l’a vu s’investir auprès des jeunes de Champs-sur-Marne. « Il ne pouvait pas militer contre les violences policières sans voir ce qui se passait en bas de chez lui », explique Samir Elyes :

    « C’est pour cette raison que le Comité Gaye est le plus abouti : il allie lutte locale, éducation populaire et combat national. »

    Pour Gaye

    Les rixes, les trafics, les magouilles, Mahamadou tente de les enrayer. En discutant avec ses jeunes voisins. En leur offrant d’autres options aussi. Depuis plusieurs mois, il travaille main dans la main avec Mourad Hammoudi, adjoint délégué aux Sports et à la Jeunesse de la mairie de Champs-sur-Marne. Deux membres du comité Gaye ont été embauchés par la mairie et travaillent dans les bureaux de l’élu. Le grand frère pousse des initiatives pour créer plus d’emplois et de formations pour les jeunes du coin. Il crée le lien entre les quartiers et la municipalité. « Ce que j’aime chez lui, c’est son côté franc. Il ne dévie pas de sa trajectoire et de ses convictions, c’est quelqu’un de confiance », commente l’adjoint, engagé auprès de la famille depuis le début. Mourad Hammoudi a connu Gaye à l’époque où il était à la tête de Champs futsal Club, qu’il fonde en 96. « C’était un garçon connu et reconnu au quartier du Bois de Grâce. La salle se trouvait à 300 mètres. » Gaye est passionné de foot. Il a même été capitaine de l’une des équipes de la ville. « Il était très apprécié. Sa mort a beaucoup ému… »

    « Ça aurait pu arriver à quelqu’un d’autre, les gens auraient dit : “On s’y attendait”. Mais lui, non ! Gaye était un jeune sans problème », explique Mahamadou, qui continue :

    « Si je me bats aujourd’hui, c’est pour lui. Ça aurait été difficile de le faire pour quelqu’un d’autre. Mais pour Gaye, j’y laisserai ma vie. »

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    / Crédits : Nnoman Cadoret

    La famille Camara attend le 21 janvier et le délibéré du procès en appel pour savoir si oui, ou non, l’ordonnance de non-lieu sera maintenue. Elle compte continuer son combat, peu importe le résultat. Elle appelle a un rassemblement le 7 février, à Champs-sur-Marne, pour commémorer les trois ans de la mort de Gaye.

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