Strasbourg (67) – Au pied des tours de la cité de l’Elsau, une petite maison aux murs blancs. C’est ici que le rappeur Larry a grandi. Sur la boîte aux lettres bleue métallique, au-dessus d’un nom de famille, on peut lire « Gothvm » : l’artiste alsacien a domicilié son label chez ses parents.
Passé la porte, on découvre un intérieur chaleureux. Au-dessus du canapé, trônent un disque d’or et un single de platine. Sa maman, Soumia Yahyaoui boit un thé à la menthe tout en fumant une cigarette. La quadra arbore sur son hoodie noir les couleurs de Gothvm Records, une cagoule blanche. Depuis la création du label en avril 2019, elle en est la présidente. « C’était évident que j’allais créer ma propre structure », rembobine Soumia. À l’époque, Larry enchaîne les freestyles sur YouTube et Instagram. Les compteurs de vues explosent et les maisons de disques toquent à la porte. Universal, Warner et Sony veulent signer le rappeur de 22 ans. C’est Soumia qui gère les négos :
« Comme j’ai le choix entre plusieurs maisons de disque, je mets ma casquette d’auto-entrepreneuse et je fais monter les enchères. On ne s’est pas gênés ! »
Sur le canapé, trônent un disque d’or et un single de platine remis à Gothvm Records. / Crédits : Benjamin Boukriche
Après six mois de réflexion, elle tranche. « Il est hors de question que Larry devienne le salarié de quelqu’un. » Abdelmalik Yahyaoui, dit Larry, va créer son propre label. « Je suis comptable de formation, donc le droit administratif, le droit fiscal, monter une entreprise, ce n’est pas inconnu pour moi », détaille sa mère. Gothvm Records est né et Soumia en prend naturellement la présidence. Elle signe un contrat de distribution avec Hall Access, une division du géant Sony Music. Avec ce contrat, la famille Yahyaoui réalise alors « une première signature, une belle signature » et encaisse une jolie somme. La première mixtape de Larry, Cité Blanche sort donc en indé au mois de janvier. Elle est, au bout de six mois, certifiée disque d’or. Soumia est à la tête d’une entreprise florissante. Gothvm Records pourrait « largement » la faire vivre, assure-t-elle. Mais elle a choisi, pour le moment, de garder son job de présidente d’une société de nettoyage.
Soumia Yahyaoui est à la fois la maman de Larry, et la présidente de son label. / Crédits : Benjamin Boukriche
Larry n’est pas un cas isolé. De nombreux rappeurs indé ont placé un parent à la tête de leurs labels. La mère de Booba est la présidente de Tallac Records et 92i, deux de ses labels. Le papa de Nekfeu est à la tête de son label Seine Zoo. PLK, SCH, Rim’K ou Deen Burbigo ont fait le même choix. Un sujet sur lequel les artistes préfèrent rester discrets. Soumia, la maman-présidente de Ghotam sera la seule à nous ouvrir ses portes. « Nous respectons votre travail d’investigation, malheureusement dans un souci de confidentialité et de protection, le fait que le label soit fait en famille n’est pas forcément quelque chose que les artistes souhaitent mettre en avant », répond-on du côté de Deen Burbigo. PLK « préfère parler de sa musique et pas du business ». Enfin, les proches de Nekfeu expliquent ne pas vouloir exposer les parents à la « dureté » du milieu du rap.
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Family affaire
Pourquoi les artistes ne prennent-ils pas eux même la tête des labels ? Selon Jennifer Eskidjian, fondatrice du site droit-de-la-musique.com, c’est avant tout une question juridique. Pas mal d’artistes qui montent, comme Larry, bénéficient du régime d’intermittent du spectacle. « Qu’est-ce qu’il se passe si le président de l’entreprise qui t’embauche est toi-même ? Ça ne passe pas auprès de Pôle emploi, qui gère les intermittents du spectacle. On ne peut pas être patron et employé », explique la juriste.
Les rappeurs disques de platine – Booba, Nekfeu, PLK… – ne sont vraisemblablement plus intermittents. Mais les services publics (URSSAF, Trésor Public) auraient tendance à se méfier des artistes auto-entrepreneurs. Ils considèreraient souvent les labels d’autoproduction comme des sociétés-écrans. « On est dans un pays qui est compliqué pour entreprendre », regrette un avocat du milieu, qui préfère rester anonyme :
« Quand vous avez un artiste pluriactif qui veut monter son entreprise, ça crée des tensions. Les régimes juridiques se confrontent. Souvent, le plus simple, c’est de ne pas apparaître comme président. »
Dans ce cas, « On conseille de nommer un parent à la tête du label », explique Jean-Marie Guilloux, influent avocat parisien :
« Il faut donner la présidence à une personne de confiance, avec qui on a le moins de chances de se fâcher. Mieux vaut éviter de nommer le ou la conjointe, parce que les divorces existent. »
Un avis qui ne fait pas consensus. « Les rappeurs sont tellement persuadés que ça va leur nuire qu’ils font tout le temps ça. C’est une légende urbaine. », pour Eric Hainaut, expert-comptable spécialisé dans la musique : « C’est totalement autorisé d’être président de son label. » C’est le choix qu’ont fait – notamment – Vald, Lefa ou N.O.S (la moitié de PNL).
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Au risque de s’y casser les dents
Nommer son père ou sa mère serait même une « fausse-bonne idée », selon Eric Hainaut. Le parent devient le responsable légal de l’entreprise. « Ça peut créer des problèmes si la société dépose le bilan », explique un avocat. Le parent-président se retrouve devant le tribunal de commerce, avec l’obligation d’expliquer au juge pourquoi la société a coulé :
« En général le parent n’y connaît rien, donc il y a un gros malaise. »
Début 2018, SCH crée Maison Baron Rouge. Il nomme sa mère présidente. « Elle s’implique beaucoup. C’est la présidente de mon label, c’est ma première fan », explique le rappeur d’Aubagne à PureBreak. Le « S » lui glisse même une dédicace dans Otto :
« Ma mère vise aussi bien au .38 qu’elle écrit au Bic. »
C’est avec ce label qu’il produit l’album JVLIVS, certifié platine cinq mois après sa sortie. Mais ce sera un one shot : le label familial ne produira pas les albums suivants de SCH. C’est Warner, qui désormais s’en charge. Baron Rouge gère toujours certains aspects de la carrière de SCH, mais plus la production. Alors qu’il est actuellement en studio pour enregistrer JVLIVS II, SCH n’a pas souhaité aborder le sujet avec Streetpress. Maître Majster, l’avocat du rappeur à l’époque explique :
« C’était une décision collective avec le manager Sébastien Farran, l’artiste et moi-même pour simplifier, revenir aux fondamentaux et passer d’un contrat de licence à un contrat d’artiste »
La mère de SCH pousse un « ouf » de soulagement :
« Elle l’a très bien compris », poursuit l’avocat. « Ça la soulageait de la gestion quotidienne du label. »
« Tout est compliqué »
La gestion juridique et la comptabilité d’un label n’est pas simple. « Je me suis cassé la tête de fou » souffle doucement Soumia Yahyaoui, la mère de Larry pourtant comptable de formation. « Je me suis arrachée les cheveux. Et encore aujourd’hui. » On ressent les nuits blanches passées à déchiffrer des contrats. « C’est très difficile au quotidien » soupire-t-elle en pointant les cernes sous ses yeux.
« C’est une horreur ! » abonde l’avocat Michael Majster, qui représente Larry, et des poids lourds comme Soprano, Maes ou Niro. « Tout est compliqué. Il existe différentes sociétés civiles, différentes conventions collectives, différentes règles fiscales, un mélange de droit du travail et de droit de la propriété intellectuelle. Ça demande une gymnastique perpétuelle, c’est un cauchemar. »
Entre deux cigarettes, cet avocat cite à titre d’exemple un featuring. « Il faut faire une déclaration préalable à l’embauche, un CDD d’usage, appliquer la convention collective de l’industrie phonographique, une fiche de paie, faire remonter les droits tous les six mois au comptable… Il y a une paperasse infernale pour trois heures d’enregistrement. »
Contrôle fiscal
Une mauvaise gestion n’est pas sans risque. Notamment en cas de contrôle fiscal. « Dans une entreprise, toutes les dépenses non-justifiées sont considérées comme de la rémunération. Donc cet argent est considéré comme une rémunération du père ou de la mère, détaille un expert-comptable :
« Ça m’est arrivé avec une maman présidente de label. Je l’ai eu plusieurs fois par SMS ou au téléphone, elle me disait qu’elle allait me donner les justificatifs de comptabilité. Mais elle repoussait les rendez-vous plusieurs fois de suite. »
Le comptable peut alors être considéré comme complice. Pour éviter les poursuites, il doit agir quitte à mettre le client dehors :
« J’ai fais un courrier recommandé et je dis “conformément à nos dispositions, je dois mettre fin à notre contrat”. Elle n’a jamais répondu. »
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