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    22/09/2020

    L’itinéraire français d’un tortionnaire Argentin [épisode 2/2]

    Mario Sandoval, l’ami français des milices latino-américaines

    Par Robin D'Angelo , Lucas Chedeville , Caroline Varon

    Des paramilitaires en Colombie aux nostalgiques de Pinochet, Mario Sandoval met ses réseaux au service de l'extrême droite sud-américaine. Mais travaille-t-il pour la diplomatie française, comme il le prétend ? [Épisode 2/2]

    Le 23 juillet 2001, à Santa Fé de Ralito, un hameau perdu dans la campagne colombienne. Dans un ranch, une soixantaine d’invités prend place sur des chaises en plastique, face à une estrade. Il y a l’électricité, des tables en bois et les téléphones mobiles captent, une chose impensable dans cette région rurale. La réunion est un peu particulière. Elle regroupe des chefs paramilitaires, des hommes politiques et des entrepreneurs. En toute clandestinité.

    Une internationale noire

    À cette époque, la Colombie est ravagée par la guerre civile. Elle oppose les Farc – une guérilla d’inspiration marxiste – à l’armée régulière, suppléée clandestinement par des milices anti-communistes. Le pays devient le terrain de jeu de l’extrême droite latino-américaine qui se presse aux côtés des Autodéfenses Unies de Colombie (AUC), la principale organisation paramilitaire. Comme dans l’Argentine de Videla, il s’agit d’exterminer « les subversifs ». Des journalistes de gauche, des militants des droits humains, des hommes politiques… Et surtout des paysans, massacrés par centaine s’ils ne prêtent pas allégeance.

    À Ralito, cinq chefs des AUC, parmi lesquels Salvatore Mancuso, le dirigeant de la milice, ont convié leurs soutiens politiques afin d’élaborer une stratégie pour « refonder la patrie ». Parmi eux, Mario Sandoval. Devant l’auditoire, il donne une conférence de deux heures, où son titre de « professeur de la Sorbonne » fait son effet. « À cette époque, l’objectif des AUC étaient d’être reconnus comme un mouvement politique légitime, et non plus comme des terroristes, précise, sous couvert d’anonymat, un participant à la réunion clandestine. Sandoval nous indiquait les forces politiques en présence en Europe, et les mouvements vers lesquels nous pourrions nous tourner pour trouver des appuis. » Comment a-t-il atterri ici ? Juan Rubbini, un Argentin désigné comme l’entremetteur entre les AUC et Sandoval, n’a pas répondu à nos demandes d’interview. Une chose est sûre, l’intervention de Ralito ne sera pas la seule. En 2002, date à laquelle il n’est pas encore recherché par l’Argentine, Sandoval est invité à donner une conférence à l’Ecole de Guerre de Buenos Aires. Son colloque est brutalement interrompu par l’auditoire lorsque qu’il présente deux de ses invités comme des membres des AUC. Joint par StreetPress, un autre compagnon de route de la milice se souvient avoir assisté à une réunion en petit comité avec lui, dans un hôtel de Bogota, en 2004. À leurs côtés ce jour-là, Jose Miguel Narvaez, un chef des services secrets colombiens proche des paramilitaires, qui purge actuellement 26 ans de prison pour avoir commandité le meurtre d’un journaliste.

    Séparatistes en Bolivie, militaires en Colombie, Junte chilienne… Sandoval utilise ses réseaux français pour s’improviser VRP des extrêmes droites sud-américaines. En 2006, alors que la Colombie est dirigée le président Alvaro Uribe, soutenu par les miliciens, il emmène Philippe Clerc à Bogota et Carthagène. Leur mission : former des officiers aux questions de sécurité économique dans le cadre de leurs combats contre les Farc. « Sandoval était vraiment connu, assure Clerc, à qui les forces armées colombiennes remettent une médaille à l’issue du séjour. Dès qu’il est entré dans la pièce, le patron de la Marine est allé le saluer. Puis après un séminaire, un chef de l’État Major est venu en personne au dîner pour le remercier. » La même année, Sandoval organise, toujours pour le compte de l’ACFCI, un colloque à l’Université Bernardo O’Higgins, au Chili. Ce petit établissement a été fondé au sortir de la dictature par Julio Canessa Robert, l’un des bras droit de Pinochet. Parmi les intervenants, Alain Juillet (ex-responsable à la DGSE) ou encore la consule de France à Santiago. Mais aussi l’ONG Verdad Colombiana, relai de la propagande des AUC.

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    Sandoval utilise ses réseaux français pour s’improviser VRP des extrêmes droites sud-américaines. En 2006, il organise un colloque au Chili dans un établissement fondé par l’un des bras droit de Pinochet. Parmi les intervenants, Alain Juillet. / Crédits : Caroline Varon

    Au retour, Philippe Clerc a rendez-vous au Quai d’Orsay, afin de rendre compte du voyage. Sandoval l’accompagne. Avec son propre agenda, semble-t-il. Il profite de l’occasion pour plaider la cause de séparatistes boliviens d’extrême droite qui cherchent à renverser le président de gauche Evo Morales. « Cela m’avait désagréablement surpris, se souvient le diplomate qui reçoit les deux comparses. J’avais l’impression que cet homme appartenait à une internationale d’extrême droite et qu’il essayait de chercher mon appui. » En 2007, les réseaux occultes de Sandoval se télescopent avec sa vie en France. Reprenant des déclarations parues dans la presse colombienne, Le Monde Diplomatique se fait l’écho de son compagnonnage avec les AUC. Le vernis se craquelle. Le Quai d’Orsay alerte l’ACFCI, devenue CCI France, en leur demandant de se séparer de leur encombrant collaborateur. Le diplomate à l’origine du rapport complète :

    « Il était extrêmement dommageable que cet homme lié aux paramilitaires d’extrême droite se balade dans Paris au nom d’un établissement public. Il fallait aussi empêcher qu’il puisse rebondir dans d’autres institutions. »

    Au service de la France ?

    Pour la première fois, Sandoval est démasqué. Et comme toujours, pour sauver la face, il se présente sous un nouveau jour. Après Mario Sandoval professeur, et Mario Sandoval consultant en Intelligence économique, le voilà désormais… agent secret. À ses collaborateurs de la CCI, il explique être victime d’un complot. Des ennemis « lui cherchent des poux dans la tête » parce qu’il participe secrètement aux opérations pour libérer d’Ingrid Betancourt, au nom du Quai d’Orsay. Nous sommes en 2007 et le cas de la franco-colombienne, séquestrée par les Farc depuis près de 5 ans, est désespéré. L’agent secret Mario Sandoval aurait été missionné par la France, jusque dans la jungle, pour ramener des preuves de vie de l’otage. Au lendemain de sa libération, à l’été 2008, il propose même à Philippe Clerc de l’accompagner à un déjeuner privé, à l’invitation d’Ingrid Betancourt, qui souhaite le remercier pour les services rendus. Mais Clerc décline la proposition. De son côté, Ingrid Betancourt, sollicitée par l’intermédiaire de son agent littéraire, dément avoir jamais rencontré le supposé négociateur, semant le doute sur l’existence d’un tel déjeuner…

    A-t-il encore menti ? Au Quai d’Orsay, on est catégorique. « Tout cela est la pure invention de M. Sandoval », tance Noël Saez, l’émissaire français auprès des Farc et du gouvernement colombien, de 2003 à 2008. « Si ce monsieur argentin avait été impliqué, on m’en aurait parlé », renchérit Jean-Pierre Gontard, l’autre émissaire suisse en charge du dossier. Parmi la dizaine de diplomates contactés, dont Jean-David Levitte, en charge de la cellule Betancourt auprès du Premier ministre Dominique de Villepin, ou encore Pierre-Henri Guignard, qui pilota en 2003 l’opération ratée, dite du « 14 juillet », aucun n’a croisé la route de Mario Sandoval. Pas plus que Daniel Parfait, ambassadeur de France à Bogota de 2000 à 2004 et beau-frère d’Ingrid Betancourt, ni son successeur Jean-Pierre Marlaud.

    Un homme cependant se souvient de l’épisode : Johan Obdola. Cet ancien policier des stups vénézuéliennes, exilé au Canada depuis 1996, a connu Mario Sandoval sur le réseau social Linkedin, avec qui il échange des informations sur le monde du renseignement. Un jour de 2007, quelques mois après avoir fait connaissance, son correspondant lui propose de participer aux négociations avec les Farc pour libérer Betancourt, dit-il. Mais Obdola, ne donne pas suite. « Pour moi, il était inconcevable de négocier avec les Farc, fulmine ce fervent anti-Chavez. Ce ne sont que des criminels. » Et puis, qui irait demander à l’un de ses contacts Linkedin, sans jamais l’avoir rencontré en chair et en os, de travailler avec lui sur une affaire d’Etat ? L’anecdote accrédite l’idée que Sandoval a peut-être caressé le rêve de ramener l’otage. Mais ses démarches pourraient relever de la simple entreprise individuelle, menée par un homme aveuglé par son ambition. « Partout dans le monde, des gens prétendent avoir été déterminants dans l’affaire Betancourt, ironise avec amertume Daniel Parfait, le beau-frère d’Ingrid. Vous trouverez même des esquimaux et des Japonais. »

    Un réseau bienveillant

    L’addition de ces rumeurs a une conséquence perverse. La construction d’une légende noire. Un jour, un professeur de la Sorbonne affirme qu’un de ses collègues a croisé Mario Sandoval, armes à la main, dans le maquis colombien. Une autre fois, un exilé argentin est persuadé de l’avoir vu à la télévision, accompagnant Nicolas Sarkozy, le soir de son investiture en 2007. La presse embraye, faisant du tortionnaire un conseiller du président de la République, ou racontant son périple dans la jungle, bardas sur le dos, pour ramener Ingrid Betancourt. Un parfum de scandale d’Etat.

    Sandoval peut compter sur la bienveillance de certaines de ses connaissances, aux convictions solidement ancrées à droite. En 2008, il attaque en diffamation huit sites web qui reprennent l’enquête de Pagina 12 sur son passé en Argentine. Bien qu’il vive en région parisienne, il porte plainte auprès du tribunal d’Auxerre où une de ses fréquentations, le magistrat Charles Prats, vient de passer trois ans comme juge d’instruction. Ce dernier lui recommande des avocats et retrouve des listes de présumés tortionnaires, où figurent d’autres Sandoval. « Cela accréditait la thèse qu’il nous avait expliquée à tous, à savoir une homonymie », se justifie Prats, également représentant de l’APM, un syndicat dirigé par l’eurodéputé RN Jean Paul-Garraud. Le petit milieu de l’intelligence économique le soutient, même sous le feu d’accusations de crimes contre l’Humanité. En marge du procès en diffamation, qui se tient en 2012 et se solde par un non-lieu, Alain Juillet dénonce « un lynchage médiatique ». « Je ne dis pas qu’il n’est pas coupable, nuance aujourd’hui le fugace responsable à la DGSE, devenu consultant pour RT, la chaîne de ré-information du Kremlin. Mais je me pose la question de son niveau de responsabilité. Il y a une différence entre torturer des gens et les jeter d’un hélicoptère, et être planton devant une caserne. » Quant à Philippe Clerc, il continue à faire travailler Mario Sandoval jusqu’en 2012. D’autres attendent encore plus longtemps avant de rompre, comme Eric Denécé, un expert en sécurité, relais en France de la propagande de Bachar el-Assad ou de Vladimir Poutine. « Que ce soit en Argentine ou pendant la guerre d’Espagne, on a toujours indéniablement grossi les atrocités commises par l’extrême droite par rapport à celles de l’extrême gauche », estime celui qui en 2015 essayait de monter une formation en intelligence économique avec Mario Sandoval.

    Les états de services de Sandoval au sein de la police argentine sont pourtant accablants. Ils dessinent le portrait d’un jeune fonctionnaire zélé, soucieux de gravir les échelons, avec l’uniforme dans le sang. Dès ses treize ans, alors qu’il est encore écolier, il travaille au service du courrier de la police fédérale, à Buenos Aires. Un petit boulot que lui a dégotté son père Juan Pedro, lui-même policier. À 17 ans, il en intègre les rangs, avant d’être nommé sous-inspecteur, à 22 ans. Nous sommes en 1975 et la milice de la Triple A, appuyée tacitement par les forces de l’ordre, a déjà exterminé 1.500 opposants, annonçant le génocide politique à venir. Il sera déclenché par le général Videla, au lendemain de son putsch du 24 mars 1976. Cette année-là, Sandoval suit des cours de « lutte contre la subversion » et rejoint le bureau des Affaires politiques au sein de la Superintendencia de Seguridad Federal, parfois appelé Coordinacion Federal. Aux côtés de la Marine, cette brigade sera le bras armé de la répression dans la capitale argentine. Ses supérieurs le qualifient d’« élément d’exception » et il reçoit la note de 10/10 à chacune de ses évaluations annuelles. Puis en 1983, quelques mois avant que la Junte ne remette le pouvoir aux civils, Sandoval prend sa retraite de la police avec le grade d’Inspecteur honoraire, à 30 ans.

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    Les états de services de Sandoval au sein de la police argentine dessinent le portrait d’un jeune fonctionnaire zélé, soucieux de gravir les échelons. Il reçoit la note de 10/10 à chacune de ses évaluations annuelles. / Crédits : Caroline Varon

    Un marathon judiciaire

    Sa carrière de policier épouse trait pour trait l’appareil répressif, mis en place à Buenos Aires. Pour autant, a-t-il commis des crimes ? « Ceux qui contrôlaient l’Etat se sont assurés que les actions illégales commises par la police et l’armée, soient menées clandestinement, rappelle Sol Hourcade, avocate du Centro de Estudios Legales y Sociales (CELS), organisme de défense des droits humains. La plupart des preuves les impliquant – dossiers, documentation, corps – ont été dissimulées. » Et dans les couloirs de la ESMA, ou lorsqu’ils raflent la nuit, les membres des patotas veillent à ne s’appeler que par leurs surnoms, afin de ne pas être connus de leurs victimes. Sur des photos, des survivants de la ESMA identifient Sandoval comme le dénommé Churrasco – « beau-gosse » en argot argentin, à cause de sa tenue toujours impeccable – membre de la GT 3.3.2, l’une des escadrons de la mort. « C’était un type très bizarre qui faisait du renseignement, un type très instruit par rapport aux autres de la ESMA et très dangereux », dit de lui le survivant Alfredo Buzzalino, dans sa déposition devant la justice argentine :

    « S’il pouvait te flinguer, il te flinguait, il n’y avait pas d’échappatoire avec cet homme. »

    Le surnom de Churrasco revient dans une quinzaine de témoignages relatant des enlèvements, des interrogatoires mais aussi des tortures. Pas suffisant. Dans la demande d’extradition de 2012 du juge argentin Sergio Torres, l’acte d’accusation contre Mario Sandoval porte sur des crimes commis sur 595 individus. La justice française ne retient que le cas de Hernan Abriata, documenté avec précision dès 1976, grâce aux témoins de son enlèvement et de sa séquestration à la ESMA. Autre obstruction cependant, le crime dont on accuse Sandoval est prescrit, estime sa défense. Sophie Thonon, l’avocate de l’Etat argentin en France, parvient à le faire requalifier en « crime continu ». Car à ce jour, ni la victime Hernan Abriata, ni son corps n’ont réapparu. Le crime de séquestration continue ainsi de se perpétrer. « Cette décision fait désormais jurisprudence en matière d’extradition », indique l’avocate, déjà impliquée dans les extraditions de Jorge Olivera et Ricardo Cavallo, deux militaires argentins, condamnés pour crimes contre l’Humanité.

    De son côté Sandoval nie. Tout en s’adonnant à des provocations. Dans des billets de blog, il qualifie les associations mémorielles argentines « d’organisations criminelles ». Il prend la défense des tortionnaires déjà condamnés, dans sa bouche « des prisonniers politiques » ou des « victimes de persécutions ». Il dénonce les « mal nommés crimes contre l’Humanité » commis à une époque où « la Nation argentine était menacée et agressée par de groupes terroristes ». À la cour d’appel de Versailles, il débarque accompagné de gardes du corps. L’un est armé et demande à pénétrer dans l’enceinte du tribunal avec son pistolet. Dans son sillage, il a embarqué ses deux fils – l’un est réserviste dans l’armée française – et sa fille. Ensemble, ils ont fondé le Comité d’aide et solidarité avec les Prisonniers Politiques en Argentine (CASPPA), une association loi 1901.

    Au total, la procédure judiciaire dure huit ans. Sandoval utilise tous les recours. « Deux fois la cour d’appel, deux fois la Cour de cassation, deux fois le Conseil constitutionnel, le Conseil d’Etat, la Cour européenne des droits de l’Homme… » égrène Sophie Thonon. Ses frais d’avocat sont évalués à 60.000 euros. Où a-t-il trouvé cet argent, lui qui n’a pas de ressources connues depuis 2012 ? Un mystère… Beaucoup d’autres restent à éclaircir. Pourquoi a-t-il choisi Paris en 1986 ? A-t-il bénéficié d’un soutien d’autres tortionnaires ? Quels étaient ses liens avec l’armée colombienne ? Peut-il prouver sa prétendue implication dans l’affaire Betancourt ?

    Pour obtenir des réponses, nous l’avons contacté, à la prison de Campo de Mayo, à Buenos Aires. Un coup de téléphone organisé par l’un de ses amis argentins. Au bout du fil, une voix sereine. Presque amusée. Qui s’exprime dans un Français courtois. « Je préfère ne pas faire d’interview pour le moment parce que je voudrais au préalable connaître votre avis à mon sujet, répond Mario Sandoval. Mais une fois votre article publié, je pourrais apporter mon éclairage. » Son procès est annoncé pour 2021.

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