Paris, VIIème – Sur l’esplanade des Invalides, c’est la bérézina. Alors que la manifestation des soignants du 16 juin bat son plein, les blouses blanches sont contraintes de battre en retraite par les gaz lacrymogènes et les charges des CRS. Une infirmière est violemment arrêtée alors que la foule crie sa colère face à la police. Lunettes de soleil vissées sur le nez, Anne (1) observe la scène sans trop s’étonner, assise en terrasse du café de l’aérogare d’Air France. Le cortège qui l’accompagnait, réuni derrière une bannière floquée « Bas les masques! », s’est éclaté peu après le début des hostilités.
Depuis fin avril, 15.000 personnes ont rejoint l’appel de Bas les masques, un mouvement prônant la convergence des luttes entre les blouses blanches et les autres mouvements sociaux. « Ce sont principalement des soignants », note Anne, qui a impulsé la création du groupe avant le confinement, alors que l’hôpital public descendait dans les rues depuis plusieurs mois. « Mais il y a aussi beaucoup de gilets jaunes, d’ambulanciers, d’écolos… », liste la quadragénaire, proche de ces mouvements puisqu’elle est impliquée dans Cerveaux non disponibles, un média à succès qui couvre les luttes sociales. Sans appartenir au corps médical, elle aimerait voir les blouses blanches fouler le pavé aux côtés des autres mouvements de contestation. com
« Les mots d’ordre sont les mêmes pour tout le monde »
« Cette convergence prônée par Bas les masques me paraît nécessaire », affirme Sabrina Ali Benali, médecin urgentiste à domicile et autrice du livre La Révolte d’une interne – Santé, hôpital : Etat d’urgence, où elle met en exergue les dysfonctionnements de l’hôpital. Elle est l’une des premières signataires de l’appel, et estime que « la dimension convergence, c’est quelque chose qui manquait aux luttes des soignants. Tous isolés, on n’arrive pas à grand chose, alors que les mots d’ordre sont les mêmes pour tout le monde : vivre dignement, gagner un salaire correct, et sortir d’un système qui broie les êtres vivants. »
À peine une semaine après le déconfinement, Bas les masques a appelé à « libérer les masques ». Le 16 mai, trois soignantes ont fait le tour des supermarchés parisiens pour réquisitionner les masques vendus et les redistribuer gratuitement. Un pied de nez à l’état, mais aussi au capitalisme. « En tant que soignantes, nous sommes révoltées que la logique marchande de la santé continue, même en temps de pandémie ! », se sont-elles insurgées.
Quelques jours plus tard, le collectif a lancé le premier rassemblement parisien en soutien au personnel soignant. L’évènement Facebook est co-organisé par Désobéissance écolo, l’Inter-Urgences, plusieurs groupes de Gilets Jaunes et Cerveaux non disponibles. Plus d’une centaine de personnes sont présentes. Sur place, Coralie (1), aide-soignante ayant signé l’appel, fulmine: « On a mal vécu le passage entre le gazage et l’héroïsation », en faisant référence aux manifestations réprimées pour défendre l’hôpital public. Une demie-heure plus tard, alors que le rassemblement tourne à la manif sauvage, la police nasse le petit cortège devant l’hôpital et verbalise certains participants.
Deux semaines ont passé. Les soignants de Bas les masques font une apparition au rassemblement contre le racisme et les violences policières du 2 juin, organisé à l’initiative du Comité Adama. Ils sont une vingtaine à y dérouler une banderole: « Le racisme étouffe. Soignant.es solidaires ». « On s’est senti très lié à cette lutte, qui réclame justice sociale, et que le système change son pouvoir répressif », explique Eugénie, interne en psychiatrie à Marseille. « C’était important pour celles qui y sont allées de montrer que les soignants pouvaient avoir envie d’un changement profond. » En retour, Assa Traoré et des membres du comité Adama ont fait le déplacement pour la manifestation des soignants le 16 juin. « Cette machine oppresseuse qu’on a en face de nous, on doit la faire tomber ensemble », déclare-t-elle ce jour-là.
Rassembler en dehors de l’hôpital
Dans un studio du 20ème arrondissement de Paris, le « noyau dur » du groupe s’offre un petit dej’ avant de partir à la manifestation du 16 juin. Anne, Joris (1), et Mélanie (1) y discutent stratégie de communication autour de croissants et de jus d’orange. Au sein de la petite équipe parisienne, chacun gère une partie de la com’: Joris modère le groupe Facebook, Mélanie, s’occupe de l’Instagram, et Anne chapeaute le tout. « Il y a une vingtaine de personnes qui ont impulsé Bas les masques. Elles sont éparpillées entre Toulouse, Marseille, Mulhouse et Paris », souligne Anne.
Beaucoup ont déjà une expérience de militant. Joris, par exemple, a passé six ans de sa vie étudiante syndiqué à Solidaires. « Pendant la crise sanitaire, je me sentais inutile. Rejoindre Bas les masques et militer avec eux, c’est une manière d’agir », explique le jeune homme, qui aspire à devenir ambulancier. C’est par sa copine, soignante, qu’il a connu le groupe. « Elle m’a poussé à rejoindre, mais au début je ne me sentais pas légitime car je ne suis pas soignant », rembobine-t-il.
Les revendications portées par Bas les masques veulent s’adresser au plus grand nombre. Le mouvement défend un autre modèle de société, « plus juste, plus équitable. Un monde où le soin et la solidarité seront enfin des fondamentaux » et fustige un « système qui broie les vies au nom du profit », explique leur manifeste. De quoi séduire en dehors des couloirs de l’hôpital. « Tout le monde doit pouvoir agir sur sa santé, c’est juste que les soignants ont une parole sacrée en ce moment, et qu’ils peuvent porter des revendications plus fortes », souligne Joris.
Réseautage
Quelques heures avant le départ de la manif’, un pré-rassemblement a lieu sur le parvis de l’hôpital Saint-Louis. Les membres du Collectif Inter Hôpitaux (CIH) de l’établissement enchaînent les prises de parole. À la fin de la sienne, Etienne, hématologue, vient saluer Anne et ses comparses. « Merci d’être là », leur glisse-t-il. « La défense du service public hospitalier est un enjeu citoyen. Il faut que les gens s’emparent de nos propositions. Tous les moyens sont bons pour diffuser ce qu’on a à dire. C’est pour ça que Bas les masques m’intéresse », fait valoir le médecin. Salvatore, un autre membre du CIH, très présent dans les manifestations de soignants, discute avec Anne en aparté. Le laborantin accepte de porter un masque floqué « Bas les masques! ». « La manif là, c’est du réseautage », souffle Mélanie. Au même moment, à Toulouse, Marseille et Mulhouse, des cortèges du mouvement se forment.
Au départ de l’avenue Ségur à Paris, pour la manifestation principale, Mélanie, Joris et Anne sont rejoints par Clémentine. Atteinte d’une maladie chronique, elle explique passer beaucoup de temps à l’hôpital. « C’est innommable ce qu’il s’y passe. Je ne voulais pas appartenir à un syndicat, alors un mouvement comme Bas les masques, ça me va très bien », commente-t-elle en tenant la banderole. Le petit groupe s’attendait à être rejoint par le CIH de l’hôpital Robert Debré et d’autres sympathisants. Mais difficile de se retrouver dans les 18.000 personnes présentes, avance Anne. Ils sont cinq à défiler. « Je suis un peu déçu », avoue Joris. Mais l’opération de com’ a eu son petit succès: à plusieurs reprises, des manifestants qui avaient entendu parler de Bas les masques se sont arrêtés pour discuter avec eux et les prendre en photo.
Prochaine étape: réussir à coordonner une action pour le 14 juillet. Sur la messagerie cryptée Télégramme, environ 300 personnes « brainstorment » sur le sujet. « À Lyon par exemple, nous serons présents à la manifestation organisée par le journal Fakir avec les Gilets Jaunes », programme Eugénie.
(1) Les prénoms ont été modifiés.
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