Chez nous, à la Plaine Saint-Denis, la vie suit son cours malgré tout. Ce n’est pas que les habitants soient de ces « Français dissipés » qui là vont au carnaval, ailleurs profitent du premier soleil, en tout cas font démonstration de ce principe de légèreté (« résister en terrasse ») érigé en fierté nationale.
Non, dans mon quartier, haut-lieu des formes les plus récentes et les plus précaires de l’immigration ouvrière, les rues sont remplies parce que personne n’a dit aux maçons et aux mécaniciens qui habitent ici de s’arrêter. Un mot de ces hommes invisibles à la construction nationale : ils sont seuls, souvent originaires du sous-continent indien, plus rarement d’Égypte ou d’Afrique de l’Ouest. Sans horaires ni contrats, ils vont d’un chantier à l’autre, une journée ici, une journée là, rémunération quotidienne fixée à trente euros. Ils vivent dans des « foyers », terme flatteur qui désigne les appartements que leur louent des marchands de sommeil : plusieurs centaines d’euros pour un lit dans un chambre qui en compte quatre ou cinq. S’arrêter étant la promesse d’un retour à l’indigence la plus complète, ils n’ont pas d’autre choix que de travailler.
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Tous les matins, ces hommes croisent caissières et femmes de ménages, vigiles et livreurs, tous embarquant dans les bus et les RER pour Paris. Ceux-là viennent du nord de Saint-Denis, dans des quartiers réputés plus établis selon l’échelle de la marginalité locale. Immigration plus ancienne mais également concernée par l’injonction à travailler : il faut bien que les bâtiments soient nettoyés et protégés, que les clients soient servis et livrés. Il faut surtout que la routine soit maintenue, coûte que coûte (« whatever it takes », selon une expression qui revient à la mode au gré des catastrophes collectives).
Étrange ballet dans cette ville, dormant la journée, s’animant matins et soirs. Il ne manque que les cadres, d’habitude installés dans les sièges de grandes entreprises « de service » (à qui ?) derrière le Stade de France. Eux sont chez eux, probablement à tenir des réunions Skype et à remplir des tableaux Excel. Mais pas les autres. Pas les habitants de la Plaine Saint-Denis.
Alors, ici, on prend les annonces gouvernementales pour ce qu’elles sont : une vaste supercherie. « Rester chez vous, faites du télétravail », c’est la dernière blague, le mot de la fin d’un monde qui ne finit pas de s’abîmer dans l’absurde. Maintenir autant que possible la routine, protéger l’économie, il y a des jours où ces mots sonnent pour ce qu’ils sont vraiment : « allez crever ».
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