Dans la légende, il y a ces barres en forme de T, leurs briques rouges et la ligne de RER en parallèle. Il y a des familles, des fêtes de quartiers et des parties de foot. À l’inauguration, Youri Gagarine, le premier homme à aller dans l’espace, plante un arbre. Les émeutes de 2005 le brûlent. Il y a, aussi, les halls devenus des fours et des seringues usagées dans des coins de couloirs.
Après 58 ans debout, la cité Gagarine tombe morceau après morceau, depuis septembre 2019 et la décision de la détruire. Pas de rénovation pour ce symbole de la banlieue rouge. Après avoir été une utopie ouvrière, puis une cité fantôme, Gag – comme tout le monde l’appelle ici – va laisser place à un éco-quartier.
QLF
Issam (1), 17 ans, a habité tout en haut, au treizième étage. Depuis 2016, les familles ont déménagé les unes après les autres, au gré des relogements. Il vit maintenant à dix minutes à pied, comme son copain Allan (1). Mais les deux lycéens continuent à traîner à Gag. C’est chez eux. Dès qu’ils sortent de cours, ils s’installent à sept ou huit avec leur chicha et leur chaise décathlon en bas des barres. Ils rient de l’histoire d’un autre, qui se déplace en béquille. Il s’est coincé le pied entre un trottoir et une roue de bus en jouant avec un vélib. « On est que des fous ici. Que de la frappe, que du banditisme ! », se vantent-ils, juvéniles et maladroits. Les petites mains attendent le chaland, tant qu’aucun agent de police ne les attrape avec du matériel. Alors ils se toisent de temps en temps, les jeunes et la BAC. Parfois, les petits partent juste en courant. « Tu vois Yeux Bleus ? Mais si tu vois : dans les sons de PNL ! “Dans le 9-4 j’ai bangbang, demande à la BAC, demande à Yeux Bleus, demande à la rue”. Bah c’est le même gars là-bas. Il est toujours là. Nous on l’appelle Nico. »
Les rappeurs ont habité Gagarine autour de 2010. Depuis leur clip Deux Frères, leur pochette d’album est restée affichée sur une des façades, face au chemin de fer, sur des dizaines de mètres de long et de large. Comme pour laisser un peu de leur légende à eux. Une partie de la vidéo est tournée dans le hall du bâtiment C, connu pour être le spot de deal. Pour les vingtenaires du quartier, c’est resté le lieu de sociabilité où, dans le temps, les grands zonent et filent des boissons ou des parts de pizzas. Les frères Andrieu habitent alors au douzième étage, chez leur grand-mère. Leur oncle n’est pas très loin. Il vit d’ailleurs toujours dans le quartier. « Une chance qu’ils aient pas détruit mon bâtiment. Peut-être qu’un jour j’pourrais l’montrer à mes enfants », espère, vainement, N.O.S dans le morceau Chang.
« C’est 25 ans de ma vie, bien sûr que je suis affectif. » Mehdy Belabbas a grandi là. Sa mère, ses grands-parents, des tantes, ont habité sur des paliers voisins. Ses copains étaient presque des cousins. Tous ont fréquenté la même école élémentaire et se sont suivis au collège. À la cité, ils escaladent le prunier à côté de la voie ferrée pour en manger tous les fruits. Ils jouent au foot ou au tennis en bas des barres, sous le regard des grands. Les cheffes de famille crient à la fenêtre lorsque le dîner est prêt.
Gagarine la rouge
L’homme, d’aujourd’hui 41 ans, se souvient des grands plats de nourriture qu’il apportait d’un appartement à un autre. De la convivialité du bâtiment. Des amitiés indéfectibles une fois plus grand. Jusqu’à ses 27 ans, quand il a acheté une petite maison qu’il a retapé progressivement. « D’autres avaient davantage besoin de cet appartement que moi. Et j’avais assez donné dans le logement social. C’était assez. » L’adjoint à la mairie et militant écolo a fait partie des voix en faveur de la destruction. Il raconte, amer, le sentiment de dégradation des conditions de vie. Une première réhabilitation a été organisée en 95. Factice selon certains. Le laisser aller a continué et la difficulté de gérer les 380 appartements persisté. « Les gens contre la destruction n’y habitaient pas. De leur joli loft, ils sont venus nous dire de préserver notre patrimoine. »
En tout cas c’est un très bel hommage à leur cité, la cité Gagarine qui est en train d’être détruite actuellement
— La Pause QLF ✌︎ (@LaPause_QLF) December 17, 2019
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En 1961, c’est la crise du logement. Il faut loger les ouvriers. Et Gagarine n’est pas la seule cité à sortir de terre. À 500 mètres, à côté de la mairie, la cité Maurice Thorez est presque jumelle. À l’époque, Ivry est un des fiefs du Parti Communiste Français. Et Maurice Thorez, à la tête du parti entre 1930 et 1964, est le député indéboulonnable de cette vitrine. D’ailleurs, depuis 1925, la mairie est coco. Dans des films d’archives, les premiers habitants racontent leur joie et leur impatience à vivre dans ces vastes appartements. Des toilettes privées, une cuisine et une salle de bain par palier, si tout ça paraît aujourd’hui bien loin, c’est un luxe pour les sixties. Les frères Chevalier conçoivent les deux bâtiments de béton et de briques à l’identique. À la différence que le quartier Maurice Thorez a historiquement accueilli les membres du parti ; quand Gagarine a logé les ouvriers qui, après la crise industrielle, ont laissé place aux immigrés.
Les ouvriers, puis les Espagnols, les Italiens, les Portugais, enfin les maghrébins et les Maliens. Gag a vécu les mêmes vagues d’immigrations que la France. Elle a vu les jobs manquer et la pauvreté s’installer. Alors la cité a connu les trafics. D’abord l’héroïne dans les années 80. Les toxicos squattent des coins de couloirs, les petits tombent sur des seringues dans l’ascenseur. Certains grands en meurent. Et les vendeurs deviennent des parias. Jusqu’au shit et la beuh, fin 90’ début 2000’, considérés comme moins dangereux. L’époque PNL. L’époque des gamins de maintenant.
Les halls d’escaliers n’ont jamais été repeints. Les interphones sont restés cassés. Autour de 2015 et pour une année, l’endroit a été infesté par les rats. « C’est eux qui tenaient le bâtiment », sourit tristement Yacine (1). Le jeu du chat et de la souris avec les dealers a fatigué. Le petit village a commencé à se dépeupler, le turn over a commencé. Et Gagarine a perdu de son éclat en même temps que le PCF.
On ira où ?
La réputation de Gag en a pris un coup et le mythe de la cité dangereuse est née. Plus personne n’a voulu mettre les pieds dans le cul de sac, enclavé entre le centre-ville et le RER. Mais « au fond de d’ma cour j’suis renommé », sourit Yacine. Le trentenaire paraphrase Brassens. Si l’endroit fait peur à certains, il est un cocon pour les locaux. « Dire qu’on venait de Gag, ça voulait dire qu’on pouvait monter à 40. On n’était jamais seul. »
Casser la cité a perturbé les gens. Comme si, avec elle, tout ce qu’ils connaissaient était détruit. Les grands, ceux qui ont aujourd’hui 30 ou 40 ans, se racontent ça au tabac du coin, Le Saint-Just. « Moi je passe deux fois par jour ici. » Karamoko Coulibaly ne sait pas trop expliquer pourquoi. Il est le dernier gardien de Gagarine. Après Sevran ou Grigny, il a atterri là. « C’était bien. On était bien. » Il voit d’anciens habitants boire leur café tôt le matin chez José, qui tient le Café au sport, à l’angle d’à côté. Pourtant, les barres sont aujourd’hui totalement vides et les pelleteuses ont donné leurs premiers coups de pelles.
D’autres font encore crédit dans les supérettes du coin. Dans leur nouveau quartier, les commerçants leur refusent une ardoise. Difficile de changer de lieu de sociabilité. Alors les anciens voisins se rendent encore devant Gag pour se donner un coup de main sur du bricolage, de la mécanique, ou juste pour gratter une clope. Tant que ça ressemble encore à Gagarine. Samy et Karim ont la vingtaine et ont grandi là. Ils traînent toujours dans le coin, même avec leur petit succès dans la musique, avec leur groupe DTF. On les connaît pour être les petits protégés de PNL. En début d’année, ils ont sorti leur premier album. Le titre est une référence à leur cité et à l’interrogation d’une bonne partie du quartier : « On ira où ? ».
(1) Les noms ont été modifiés
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