Rebecca (1) est fatiguée des hommes. « Tout simplement ». En vingt ans de rue Blondel, elle en a vu passer des lascars, aguichés par sa poitrine plantureuse. Certains sont devenus des clients fidèles. Aujourd’hui encore, ils viennent la voir, grisonnants. La petite dame blonde en escarpins a aussi pris quelques années. Le fard ne masque pas les rides. Rebecca pourrait être grand-mère. « J’aurais tellement aimé avoir des petits-enfants ! Mais ma fille ne souhaite pas avoir de bébés. Elle ne veut pas qu’ils vivent dans le monde dans lequel on vit. C’est comme ça, je ne vais pas le faire à sa place ! », se marre-t-elle, avec son accent provençal.
Rebecca travaille rue Blondel. Une petite voie discrète, perpendiculaire à la rue Saint-Denis, au cœur du IIe arrondissement de Paris. Elles sont une dizaine, de 50 à 70 ans, postées devant chaque porte d’immeuble. Pour 30 à 40 euros, elles font monter les hommes dans leur studio. Derniers vestiges d’une autre époque. L’une après l’autre, elles raccrochent les talons. D’après le Strass, le syndicat des travailleuses du sexe, elles étaient 200 au début des années 2000. Aujourd’hui, elles ne seraient plus qu’une cinquantaine de « tradis » dans le quartier.
Ces indépendantes sont progressivement remplacées par des réseaux de filles souvent issues de l’immigration chinoise ou africaine, expliquent-elles. Certaines sont mineures. « Les pauvres petites », se désespère Judith (1), une grande brune qui occupe un studio dans le même immeuble que Rebecca. « Elles souffrent tellement ! Ce sont des esclaves de la traite humaine. C’est malheureux de voir ça ».
Longue tradition
La nostalgie rattrape Mylène. Arrivée en 2002 rue Saint-Denis, la secrétaire générale actuelle du Strass dépeint une époque, à l’entendre, formidable. Une ère où l’argent leur brûlait les doigts. « On lâchait tous les jours chez les commerçants : resto, bar, chaussures, fringues, coiffeur, esthéticienne, épicerie… Les passants nous saluaient et échangeaient. Des personnages hauts en couleur faisaient le cirque pour qu’on les remarque. Mes collègues gagnaient très bien leur vie, étaient soudées et fortes. » Elles étaient – et sont encore – le visage de Saint-Denis. Les prostituées travaillaient là avant le boom des sex-shops à la fin des années 1970. Avant même la fermeture d’Aux Belles Poules, la maison close de la rue Blondel, en 1946. On pourrait remonter les siècles. Déjà au Moyen Âge, elles faisaient partie du paysage, lorsque la rue était empruntée par les rois.
« Sans elles, [la rue] Saint-Denis ne serait plus [la rue] Saint-Denis ! Ce serait comme Paris sans la Tour Eiffel », image Ivan Lulli, devant la vitrine de son atelier d’ébéniste du passage du Bourg l’Abbé. L’artisan aux mains noircies a grandi ici, entre les coffrets et les marqueteries. Son père a lancé son affaire en 1965. À vélo, Ivan arpentait les pavés jusqu’aux Halles, entre les restaurateurs et les fromagers. Il y avait les femmes déjà, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Elles faisaient les trois huit. Les liasses de billets circulaient. Elles les dépensaient aussitôt en corsets et en brassières chez Chantal, la lingerie en face de l’atelier. Des magasins, mais aussi des refuges. Lorsque la police des mœurs débarquait, les « cocottes » détalaient aussi sec. Le petit Ivan se souvient :
« Elles venaient se réfugier dans l’atelier ou chez Chantal. Les commerçants les protégeaient. Je revois encore mon père barrer l’entrée aux policiers. Il leur affirmait que les cocottes étaient de simples clientes. Aucun problème, vous pouvez repartir ! »
La police des mœurs, devenue Brigade de la répression du proxénétisme (BRP), n’a pas laissé que des bons souvenirs à Rebecca. Elle venait d’avoir 21 ans, l’âge de la majorité, lorsqu’ils sont allés la cueillir pour la première fois. « Ces rafles étaient terribles », raconte-t-elle à mi-voix, au pied de son immeuble. « Ils nous emportaient dans des cages, par deux. On y passait la nuit. » Des larmes coulent : « La religion m’a aidé à tenir ».
Lorsque la pression se fait trop forte, certaines prostituées s’échappent au 156 rue Saint-Denis. Les dames y retrouvent les Petites Soeurs de Jésus. / Crédits : Caroline Varon
Les petites soeurs de Jésus
Lorsque la pression se fait trop forte, certaines tradis s’échappent au 156 rue Saint-Denis. Les dames y retrouvent les Petites Soeurs de Jésus. Une congrégation catholique dont les membres vivent au plus près de ceux dans le besoin.
Croix autour du cou, voile au placard, petite soeur Noëlle est installée à la table du salon. En cuisine, petite soeur Elizabeth fait cuire les haricots blancs. Ça sent jusque dans la chapelle, aménagée dans ce modeste appartement HLM. Autour de ces repas, religieuses et prostituées deviennent amies. « Lorsqu’elles franchissent le palier, le sujet de la prostitution reste sur le trottoir », sourit petite sœur Noëlle, cheveux argentés et longue jupe bleue.
« On joue aux cartes, on fête leur anniversaire, on les nomme par leur vrai prénom… Ces femmes sont parfois coupées de leur famille depuis 20 ans, ne savent pas ce qu’elles peuvent faire d’autre. La prostitution les marque au fer rouge. »
Les deux petites soeurs vivent dans la rue depuis 1988. Plus grand monde n’y habitait alors. Bon nombre de propriétaires anonymes préféraient louer leur studio aux tradis. « Elles se partageaient les appartements et chacune avait sa clef. Leur loyer était très cher. Elles déposaient l’argent dans des petites boîtes », se rappelle petite sœur Noëlle. Des intermédiaires qui gagnent de l’argent grâce à de la prostitution, c’est le principe du proxénétisme. Et c’est illégal. En 2006, une opération de police menée contre les studios loués collectivement marque un sérieux coup d’arrêt aux tradis. « Le lendemain, la rue était déserte. C’était incroyable, on n’avait jamais vu ça ! », se remémore petite sœur Elizabeth.
La pénalisation des clients
« De vivante et bienveillante, la rue Saint-Denis est devenue triste pour toutes », lâche, amère, Mylène, la syndicaliste du Strass. Rue Blondel, les « tradis » ont résisté à l’hécatombe. « Les policiers n’interviennent plus ici. On est toutes propriétaires. On fait donc ce qu’on veut avec qui on veut. Ça ne les regarde plus », fanfaronne Judith, qui possède un studio de sept mètres carrés. Sauf que la quinquagénaire ne pourra pas vendre son bien à une nouvelle prostituée. « C’est bête parce que ça sauverait des filles. Ça leur éviterait de travailler n’importe où et de se mettre en danger. » Aujourd’hui il faut compter entre 10.700 et 12.600 euros le mètre carré dans le quartier, bien trop cher pour les tapins.
Dix ans plus tard, nouveau coup de boutoir. Avec la loi sur la prostitution de 2016, le délit de racolage passif est supprimé. À la place, ce sont les clients qui sont sous le coup d’une amende, de 1.500 à 3.700 euros. Et la récidive vaut une inscription au casier judiciaire. En trois ans, 2.263 clients ont été verbalisés à Paris. Rue Saint-Denis, l’activité a bien diminué. Une après l’autre, Julie a vu disparaître les dames qui racolaient autour de sa boutique de robes de soirée. À l’heure de tirer le rideau, la quadra se sentait rassurée par leur présence. Quelle bonne surprise lorsque l’une d’elle réapparaît enfin :
« Je ne savais pas pourquoi elle n’était plus là. Elle m’a expliqué qu’elle n’a plus beaucoup de clients. Alors elle préfère concentrer sur deux jours ses rendez-vous rue Saint-Denis. Le reste de la semaine, elle demeure en banlieue ».
Désormais la plupart des transactions se négocient sur le web, plutôt que sur un coin de trottoir.
Le boom des annonces Internet
Installée Aux Pieds nickelés, un bistrot de jeunes trentenaires à l’angle de la rue Saint-Denis et du passage du Bourg l’Abbé, Hélène Pohu boit son café. Elle jette des coups d’œil sur le trottoir d’en face. Cette sociologue spécialiste de la prostitution observe l’étrange approche d’un homme d’une soixantaine d’années. Timidement, il aborde une brune à frange, adossée à une porte. Il la suit dans l’immeuble. « Ce serait intéressant de chronométrer la passe ! », se dit la chercheuse, avant de dégainer son smartphone.
Sur un site spécialisé, elle fait défiler une dizaine de photos de femmes au corps de déesse, géolocalisées dans le deuxième arrondissement. « Les annonces internet ont remplacé le racolage de rue. Le cas de la prostituée qui regroupe ses rendez-vous l’illustre bien. Sur ces plateformes, le client peut choisir l’origine, l’âge et le lieu de la prestation. Il a donc bien moins de risques de se faire prendre. » Pour Judith, rien ne remplace la vérité de la rue : « Impossible de donner rendez-vous sur Internet, j’aurais trop peur ! N’importe qui peut se cacher derrière son ordinateur. Au moins ici, je peux choisir mes clients, voir leur visage et imposer mes conditions. »
Dans la rue Saint-Denis comme ailleurs, les annonces internet ont remplacé le racolage de rue. / Crédits : Caroline Varon
En 40 ans de trottoir, elles ont appris à se protéger du quartier Saint-Denis. Rue Blondel, Rebecca assure qu’elle ne porte aucune arme. « Je suis contre toutes formes de violence », prêche-t-elle. Autant dire qu’elle a du mal à comprendre le concept du Fury Room, installé depuis deux ans, juste en face de l’ancienne maison close. À l’intérieur, des cadres dépensent 40 euros pour avoir le droit de casser tout le mobilier d’une pièce pendant 20 minutes. « Tout le quartier va devenir bobo », se navre Rebecca, en levant les yeux au ciel. L’endroit interlope qu’elle a connu a bien changé. De nombreux sex-shops ont fermé, remplacés par des boutiques de vêtements chic. Les geeks boivent des coups au Player One, un bar avec de vieilles consoles de jeu. Les restos aux murs couleurs pastel, décorés de plantes vertes, redonnent de l’activité à l’artère. « La rue Saint-Denis va devenir aussi chic que Montorgueil » – une voie parallèle à la rue Saint-Denis –, constate petite sœur Noëlle. « Bientôt, notre congrégation n’aura plus sa place ici. Nous ne serons plus auprès de celles qui ont besoin de nous. »
Rebecca et Judith parlent de l’après. Bientôt, leur accent du sud ne sonnera plus rue Blondel. Judith se laisse encore un peu de temps, Rebecca compte les jours. D’ici un an, elle revendra son studio. Et elle s’en ira, retrouver sa fille et sa Provence natale.
(1) Les prénoms ont été modifiés.
Article réalisé en partenariat avec le CFPJ
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