« Non-lieu », prononce l’avocat. Isabelle Liu, qui a décroché le téléphone, n’a pas tout de suite compris. À 23 ans, la jeune femme regrette, penaude, de ne pas encore assimiler les subtilités du jargon juridique. Jamais elle n’avait eu à s’en soucier avant. « Le juge a décidé qu’il n’y aurait pas d’enquête. » Glacée, elle bégaye en chinois la nouvelle à sa mère. Le policier de la BAC qui a tiré sur son père, Liu Shaoyao, le 26 mars 2017, ne sera pas jugé. Voilà plus d’un mois que la famille tente, difficilement, d’assimiler la décision. « Comment est-ce possible ? », demande la mère encore hébétée, assise sur un banc du Square Émile-Chautemps, collé au métro Réaumur-Sébastopol, dans le 3ème arrondissement.
Arrivée de Chine avec son mari il y a plus de 20 ans, elle est maintenant seule avec ses cinq enfants, explique-t-elle. 56 ans, fatiguée, son salaire de cuisinière ne fait plus l’affaire. « Elle dit que c’est dur », traduit sa cadette, avant d’être coupée. La matriarche s’emporte, révoltée, en regardant fixement le sol, comme si elle se parlait à elle-même. « Elle dit qu’on a fait appel et qu’on ne lâchera pas tant qu’on n’aura pas eu justice. Qu’il est mort injustement, que ce n’est pas juste et qu’il mérite justice. »
Enfants forts
Isabelle a choisi le petit parc qui jouxte la Gaîté Lyrique « pour être plus tranquille ». Et puis sa grande soeur de 28 ans, Yuyu, travaille comme vendeuse juste à côté, dans une boutique de vêtements. Plus tard, l’aînée glisse que l’endroit a dû lui sembler plus discret qu’un café pour discuter. « Ça n’est pas facile de parler de ça en public, avec les gens qui regardent… » Isabelle est un bout de femme à la fois décidé et réservé. Parfois, elle ne trouve pas ses mots et marque une pause, pour mieux rassembler ses idées et reprendre avec plus d’aplomb.
Parfois, aussi, elle semble se faire violence, pour dépasser un tempérament introverti. « Lorsque je l’ai connue, c’était le genre d’ado qui ne savait pas s’exprimer. À chaque question, elle répondait : “Je ne sais pas” », se souvient Angelina Cai, membre d’une association d’échanges franco-chinoise et figure bien connue de la diaspora parisienne. Elle qui a l’habitude d’aider les familles dans leurs démarches administratives a tout de suite proposé son aide aux Liu, en mars 2017. Elle est devenue une proche. « Isabelle s’est métamorphosée. » L’ex-enfant timide porte maintenant la parole de sa famille dans les manifestations pour la mémoire de son père. C’est elle aussi qui parle aux journalistes. Elle, encore, qui gère les rendez-vous avec les avocats ou devant la justice. À 23 ans.
Depuis la mort de son père, Isabelle Liu, 23 ans, porte maintenant la parole de sa famille dans les manifestations pour la mémoire de ce dernier. / Crédits : Matthieu Bidan
« Pas le choix », dit-t-elle simplement. Yuyu n’a pas confiance en son français et perd parfois ses moyens. L’aînée est davantage active dans les rendez-vous et rassemblements avec la communauté. Quant à Céline, 19 ans, « elle tremble en public » et préfère aider en coulisse. À la dernière manifestation, elle a pris son courage à deux mains en même temps que le micro. « Elle a fait un discours très émouvant », assure Angelina Cai, touchée de voir l’adolescente s’ouvrir un peu plus.
Le petit dernier de la fratrie, Da Zhao, 17 ans, suit partout Isabelle pour la seconder. « C’est un rôle lourd. C’est pour ça qu’on le fait à deux », explique cette dernière. Lorsqu’une pointe de doute traverse son visage, elle se retourne vers son frère pour y trouver une confirmation, ou peut être simplement un regard rassurant. Reste une dernière petite soeur, Nathalie, qui a 20 ans. « Elle n’arrive plus à s’exprimer », regrette Isabelle. Depuis le décès de son père, l’enfant reste prostrée chez elle. « Elle était à côté de lui, la nuit où c’est arrivé. »
La famille était composée de sept membres : les parents, les quatre filles : Yuyu, Isabelle, Nathalie, Céline. Et un garçon, Da Zhao / Crédits : Archive familiale
26 mars 2017
Seule Yuyu et sa mère sont absentes du domicile familial, le 26 mars 2017 au soir. 20h30 n’a pas sonné quand quelqu’un tambourine dans l’entrée du petit appartement de la villa Curial, dans le 19ème arrondissement. Par le judas, Nathalie voit trois agents de la Bac. Quelques minutes plus tôt, un voisin a appelé la police pour signaler quelqu’un avec un couteau à la main dans son couloir. La jeune femme reste interdite. Isabelle qui l’aperçoit tétanisée, alors que les coups se font de plus en plus insistants et sourds, reproduit l’expérience. « Ils étaient armés. »
…
Paniquée, elle crie frénétiquement de ne pas défoncer la porte, sans avoir aucune réponse de l’autre côté. Le verrou finit par céder et les forces de l’ordre déboulent dans le vestibule. L’un tire. Le bruit de la détonation sort Da Zhao de sa bulle, écouteurs bien agrippés aux oreilles. « J’étais dans ma chambre, j’ai entendu… J’essaie de ne pas y penser tout le temps », confie-t-il. Liu Shaoyao, arrivé alors entre ses deux filles, s’écroule. L’homme de 56 ans tient un ciseau, celui qu’il utilisait à l’instant pour couper du poisson dans la cuisine, d’après ses enfants. « On a commencé à hurler : “Pourquoi vous avez fait ça”. On pensait qu’ils l’avaient assommé. On répétait : “On n’a rien fait”. »
Liu Shaoyao avait 56 ans lorsqu'il a été tué par la police. / Crédits : Archive familiale
Concernant la suite, Da Zhao parle de black-out. « Aucun de nous ne savait comment réagir. » Les souvenirs d’Isabelle sont flous aussi. Elle se rappelle toutefois les visages crispés des policiers, qui réunissent les quatre enfants dans une chambre. « L’un d’eux m’a demandé des torchons. Ils couraient partout, ils criaient nerveusement. » La fratrie Liu reste dans cette même salle pendant presque deux heures. La mère est en bas du bâtiment, dans un camion de police. Interdiction de monter.
« Descendez chercher votre mère, elle ne comprend rien », finit par leur lancer un policier. Pour sortir, ils passent devant le corps de leur père, recouvert d’un drap. « Il y avait du sang », se souviennent-ils tous. Ils repasseront deux fois devant, quand on leur demandera de remonter deux par deux pour récupérer des affaires. Hagards. Accompagnés ensuite par la maire adjointe dans un hôtel où ils passeront la nuit, les Liu peinent à sortir de la torpeur :
« Je crois que c’est à ce moment-là qu’on a compris qu’il était mort. »
L’émoi
L’événement met en émoi le quartier et la diaspora chinoise. C’est l’une des seules fois que l’un de ses ressortissants meurt lors d’une intervention de la police. Les JT relatent les rassemblements inédits et les émeutes en mémoire de Liu Shaoyao, dans une communauté peu habituée aux manifestations politiques. L’ambassade de Chine en France demande au gouvernement français de « faire toute la lumière sur cette affaire ».
Liu Shaoyao est arrivé de Chine avec sa femme il y a plus de 20 ans. / Crédits : Archive familiale
Pendant ce temps-là, les Liu déménagent d’hôtel en hôtel. Impossible de rentrer à leur domicile, considéré comme scène d’infraction, pendant trois semaines. Lycée, fac, travail, tout est mis en pause. « On se promenait en bas de l’hôtel, mais c’est tout. Dans nos têtes, on était restés coincés à la nuit du 26 mars », relate Isabelle. De nombreuses personnes se succèdent pourtant : des responsables d’assos diasporiques ou des collectifs de familles touchées par les violences policières, comme les Traoré ou les El-Yamni. « On écoutait, mais on n’était pas là », souffle Da Zhao. Ils prennent les conseils, se disent que tous ces gens doivent mieux savoir qu’eux la marche à suivre.
En réalité, les associations de la communauté « n’ont pas de savoir-faire particulier sur le sujet et personne ne savait vraiment comment faire », regrette Rui Wang, président à l’époque de l’Association des Jeunes Chinois de France (AJCF). À chaque rendez-vous, la famille fait le récit de cette nuit cauchemardesque. Encore et encore. « Tout était bienveillant. Mais ça n’était ni demandé ni coordonné. Du jour au lendemain, la famille a dû gérer ses propres émotions et celles de 10.000 autres personnes », juge Rui Wang.
« Faites confiance à la justice »
Après avoir porté plainte, dans les jours qui ont suivi son décès, ils ont lâché du lest. D’abord assistés par les avocats de l’affaire Shaolin Zhang – ce couturier de 49 ans assassiné à Aubervilliers le 7 août 2016 par trois voleurs –, les Liu décident d’en changer. Cette fois, c’est eux qui choisissent par qui ils seront défendus. « On s’est posé et on a réfléchi plus calmement », se souvient Isabelle. « Laissez la justice faire son travail », leur conseille-t-on. Il en sera ainsi. Sortie de la sphère médiatique, la famille se reconstruit à l’abri des regards en attendant le retour des juges.
Depuis la mort de Liu Shaoyao, le policier qui l'a tué a pu reprendre le travail « comme si de rien n'était ». / Crédits : Archive familiale
« On a emmené les enfants chez le psy. Je les ai vus hurler, pleurer, ils faisaient des cauchemars terribles. Beaucoup de misère », se souvient Angelina Cai. Les médecins prescrivent un arrêt maladie d’un an et demi à la mère. Isabelle met son master en gestion de côté. Da Zhao retourne au lycée après trois mois.
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« On était persuadé d’avoir justice. Pour nous il n’y avait aucun doute. On a vu ce qu’il s’est passé. » Les policiers de la BAC restent pourtant sur leur position : légitime défense. Liu Shaoyao, 56 ans, les aurait menacés avec son ciseau. Pour preuve, un d’eux a même signalé dans la procédure avoir une entaille de 12 millimètres de longueur sur l’avant-bras, qui lui aurait valu un point de suture. Yuyu, qui a quitté sa boutique pour soutenir ses frères et soeurs, montre sur son bras la taille qu’aurait la blessure. Ces deux doigts ne sont séparés que d’un minuscule écart, un petit centimètre, comme précise le rapport. « C’est tout petit. C’est ridicule. Et c’est en longueur, pas en profondeur. » Finalement, le 11 juillet, le non-lieu est tombé. « Le policier n’a même pas été mis en examen. Il n’a pas été entendu par la justice. Il continue à travailler comme si de rien n’était. »
Depuis sa mort, la famille réclame « vérité et justice » / Crédits : Archive familiale
Passer à l’action
En colère, la famille a décidé d’agir et de sortir du silence qu’elle s’était imposé. « Ça n’a servi à rien. Si on ne se manifeste pas, on est oublié. » Depuis quelques semaines, les frères et soeurs ont ouvert leur page Facebook, « Justice pour Liu Shaoyao », s’inspirant des collectifs en lutte contre les violences policières existants. Le 25 août, ils ont organisé une manifestation devant l’Opéra de Paris pour contester le non-lieu, qui a réuni plusieurs centaines de personnes.
« Politiquement, tout est un peu flou. Système juridique, politique, on n’a jamais eu connaissance de tout ça », raconte Yuyu. Isabelle la complète, accompagnée par les hochements de tête approbatifs de Da Zhao :
« Comme on est jeunes, on se dit qu’on a moins d’expérience. On semble plus innocents ou insouciants. Mais on va apprendre. On a rencontré un obstacle, on va le surmonter. »
Isabelle s’est rapprochée des collectifs en lutte. Elle n’hésite plus à demander des conseils et compte maintenant rester pro-active tant qu’ils n’auront pas eu justice. Une formation accélérée qui sort tristement tous les enfants Liu de l’adolescence, soupirent des proches. Da Zhao sait qu’il a beaucoup mûri. Il l’a remarqué en se comparant à ses camarades de terminale :
« Une de nos profs n’avait pas été là pendant une semaine. On savait qu’elle avait perdu son père. Quand elle est rentrée, on lui a offert un bouquet et des chocolats. Elle a pleuré. Une autre élève a pleuré aussi. Un de mes potes a ri. Ça m’a choqué. Lui n’a rien vécu de dramatique. Nous si. »
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