« J’en suis à mon 19ème aller-retour entre Mayotte et les Comores. Cela ne me fait même plus peur, même si j’ai conscience des risques. Ma propre soeur a disparu dans l’une de ces traversées… » Cigarette au bec, Ibrahim (1) décrit ce qu’il appelle lui-même « une habitude ». À bord d’une « kwassa », petite embarcation à moteur pilotée par un passeur, il parcourt les 70 km qui séparent les Comores – classées au 23ème rang des pays les plus pauvres au monde – et Mayotte, le 101e département français. Au risque d’y laisser la vie. Depuis 1995, 10.000 Comoriens sont décédés en tentant la traversée. Pour chacun de ses voyages, Ibrahim a refilé entre 300 et 500 euros aux passeurs.
Le trentenaire, pas bien grand mais baraqué, ne quitte pratiquement jamais son quartier pauvre de la périphérie de Mamoudzou, le chef-lieu de Mayotte. « Il faut rester discret. Pas le choix », glisse-t-il timidement. Il vit sous la menace quotidienne d’une expulsion, mais n’imagine pourtant pas son avenir hors du département français. « Toute ma vie est ici. Ma femme, mon travail, ma maison… Il n’y a rien à faire aux Comores. Même si je dois m’endetter plus que je ne le suis actuellement, je retournerai toujours à Mayotte », jure-t-il la voix cassée par les Cœlacanthes, ces cigarettes comoriennes bon marchés importées clandestinement dans le département français. Sans sourciller, il insiste : « 19 allers-retours ?! Ca n’a rien d’extraordinaire. Un de mes proches en est à 28 ! Mais bon… c’est beaucoup plus compliqué ces derniers temps. La Paf [Police aux Frontières] est vraiment sur les dents. Sauf cas de force majeure, je ne sors plus [de chez moi]. »
Depuis le début de l’année, la machine à expulser tourne à plein régime. « On est quasiment plein non-stop ici. Tous les jours, des bus déposent de nouveaux individus », indique, sous couvert d’anonymat, une source au sein du centre de rétention administrative (Cra) de Pamandzi. Dès 11h du matin, on peut apercevoir les fourgonnettes de la PAF déposer leurs lots d’arrêtés dans l’enceinte du bâtiment ceinturé de barbelés. À midi, 80 à 90 Comoriens grimpent dans des bus, direction le quai Ballou où le Maria Galanta les attends. Début d’après-midi, le long bateau bleu et blanc prend le large. Ces expulsions sont quotidiennes. Depuis le 1er janvier, près de 11.000 sans-papiers ont ainsi été « éloignés » du territoire français selon l’expression étatique. Un chiffre en nette augmentation. Chaque année, le département expulse entre 18.000 et 22.000 personnes. « Il nous arrive parfois de revoir la même personne trois fois de suite en quelques mois ! Et pourtant, les expulsions se poursuivent inlassablement… » explique-t-on du côté du Cra.
Le Maria Galanta, bateau qui bat pavillon comorien sur le quai Ballou à Dzaoudzi à Mayotte. / Crédits : Louis Witter
Les mahorais réclament toujours plus d’expulsion
À Mayotte, « l’île de l’hippocampe », la question migratoire cristallise les tensions. Au début de l’année dernière, le département traversait l’un des mouvements sociaux les plus durs de son histoire : une grève générale contre l’insécurité. Au coeur des revendications, le renforcement des moyens de lutte contre l’immigration clandestine. Cette dernière est largement considérée par la population locale comme la source de cette insécurité. Les contestataires se sont regroupés en plusieurs collectifs ouvertement xénophobes, qui n’ont pas hésité à aller intercepter eux-mêmes des kwassas sur l’arrivée.
Mais une fois la grève terminée, ce ballet s’est retrouvé au coeur d’une nouvelle crise, cette fois diplomatique. Fin mars 2018, les bateaux de l’État, chargés de sans-papiers soumis à des obligations de quitter le territoire français (OQTF), se retrouvent coincés au large des Comores. Sur la table, la remise en cause de l’appartenance à la France du département de Mayotte, toujours considéré par le pays voisin comme « une île comorienne occupée ». Pour le président comorien, Azali Assoumani, alors en pleine campagne pour réformer la constitution afin de prolonger son mandat, c’est le début d’un long bras de fer avec la France.
Pour la population mahoraise, cette réaction des autorités comoriennes sonne comme une provocation. Les « refoulés des Comores » sont placés dans un gymnase de Pamandzi, et une manifestation éclate devant le bâtiment. « On a dit : pas de clandestins dans la commune. Le préfet, qui a beaucoup de bâtiments disponible, doit prendre ses responsabilités. Sinon, il n’a qu’à les prendre chez lui », martèle un manifestant. Les Comoriens sont finalement répartis entre une zone d’attente improvisée au Cra et l’hôpital de Mamoudzou. Après plusieurs semaines de tractations, ils seront finalement libérés sans que leur avenir dans le département soit garanti.
Le Centre de rétention de Pamandzi à Mayotte. Situé en petite terre, celui-ci voit un ballet incessant de bus, remplis de sans-papiers, passer ses portes. Le rythme des expulsions est effrené. / Crédits : Louis Witter
En réaction, un nouveau mouvement de contestation éclate. Un collectif de femmes surnommées « les mamans » bloque le service des étrangers de la préfecture. « Pas de régularisations sans expulsions ! », scande le Collectif de Défense des Intérêts de Mayotte (Codim). Même le député LR, Mansour Kamardine participe à ce blocage d’un service public. Pour sortir de la crise, l’État français met la pression sur le gouvernement comorien et le menace de sanctions diplomatiques. Un accord est officiellement signé à la fin de l’année 2018. Les expulsions reprennent.
« [Depuis], les autorités ont considéré qu’il fallait en quelque sorte rééquilibrer les comptes. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles les expulsions sont si nombreuses depuis le début de l’année », analyse Maître Marjane Gahem, avocate spécialisée dans la défense des étrangers. Une frénésie qui n’empêche en rien les retours des expulsés, malgré la multiplication des Interdictions de retour sur le territoire français (IRTF). « L’IRTF empêche les étrangers de régulariser leur situation à leur retour en France. Mais pour beaucoup, ça ne change rien. Les gens reviennent encore, même conscients qu’ils resteront en situation de clandestinité », explique-t-elle.
Plus de moyens pour expulser plus
Sous pression politique permanente de la population mahoraise, la préfecture affiche un visage plus que ferme sur la question de la « lutte contre l’immigration clandestine ». « Les interpellations à terre ont progressé de 104 % par rapport au 1er trimestre 2018, sous l’effet d’une mobilisation forte de l’ensemble des forces de sécurité intérieure », se félicite-t-elle dans un communiqué. Pour accélérer la machine, de nouveaux moyens ont été alloués aux services de l’État. En novembre 2018, deux nouveaux « intercepteurs » sont ainsi venus grossir la flotte mahoraise et deux autres sont prévus pour 2019. La préfecture annonçait également pour l’année dernière « un doublement des effectifs de la brigade mobile de la PAF ».
En déplacement mi-avril 2019 sur le territoire, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner insistait pour « maintenir un haut niveau de pression » sécuritaire. Depuis le quartier de la Vigie, où de nombreux Comoriens vivent dans des maisons de fortunes installées pas toujours légalement, il bombe le torse. « Ce quartier de reconquête républicaine est le premier en France piloté par la gendarmerie nationale (…) Je veux une police et une gendarmerie sur-mesure, on ne traite pas Mayotte comme n’importe quel autre département en France. Il faut construire des politiques spécifiques. »
Expulsés, vite fait mal fait
Pour accélérer le mouvement, l’état multiplie les procédures expéditives voire bâclées. Le 11 avril dernier, le juge des référés du tribunal administratif de Mayotte suspend de justesse l’expulsion d’un mineur comorien. La loi française interdit de fait l’expulsion des mineurs, considérés comme « des populations particulièrement vulnérables ». À l’origine du litige, une mention erronée de l’âge et de l’identité du jeune homme, inscrite sur sa mesure d’éloignement. « C’est courant, et cela s’explique notamment par la rapidité avec laquelle ces gens sont expulsés. Parfois, il suffit de 3h après son arrestation à une personne pour se retrouver expulsée du territoire », reconnaît notre source au sein du Cra. « Dans ces conditions, comment imaginer qu’un adolescent n’ayant pour seul repère que Mayotte ne revienne pas ? », s’interroge l’avocate Marjane Ghaem.
Dans le quartier de Cavani à Mamoudzou à Mayotte. Ici, beaucoup de Comoriens et de Comoriennes y vivent dans des petites maisons de tôle, dans des conditions souvent précaire. / Crédits : Louis Witter
Pire encore : quand la machine à expulser tourne à plein régime, certains Français se retrouvent pris dans ses filets. Le 29 avril, le juge des référés suspend encore une expulsion. Il s’agit cette fois d’un jeune français de 17 ans, initialement considéré comme majeur né aux Comores. Dans la précipitation, les policiers se sont même trompés en orthographiant le nom du jeune homme. « En prétendant éloigner du territoire français un ressortissant français mineur qui a toujours vécu à Mayotte, le préfet de Mayotte a non seulement violé les dispositions précitées de l’article L. 511-4 du CESEDA, mais encore porté gravement atteinte à l’intérêt supérieur de l’enfant », précise l’ordonnance du tribunal. L’expulsion abusive a ici pu être évitée. Mais combien passent entre les mailles du filet ?
La machine à expulser ne fait pas vraiment dans le détail. Souvent, la question « avez-vous des enfants ? » n’est même pas posée lors de leur arrestation. En février 2018, monsieur K. n’a ainsi pas été interrogé sur le sujet. Il saisit le juge du Tribunal administratif de Mayotte pour réclamer le droit de ne pas laisser un fils sans son père. Si l’homme ne sera finalement pas expulsé, impossible pour certaines personnes illettrées de repérer cette erreur. Sachant que seul 60% des Mahorais parlent le français et près de 45% des jeunes entre 16 et 18 ans sont illettrés. Une fois débarqués aux Comores, deux choix s’offrent à eux : vivre loin de leurs enfants ou retenter la traversée.
Quelques-uns lâchent l’affaire
Dans un territoire où, selon l’INSEE, plus de la moitié des migrants comoriens résident sans titre de séjour, le jeu du chat et de la souris ne semble pas prêt de s’arrêter. Si beaucoup sont prêts à prendre ce risque encore et toujours, quelques-uns ont fini par baisser les bras après avoir effectué dans le passé leur lot de traversées en kwassa.
Rachid, la vingtaine, est à Mohéli, revenu après plusieurs aller-retours à Mayotte. / Crédits : Louis Witter
« J’ai fait quatre voyages en tout, toujours en kwassa. Une fois, j’ai même réussi à me cacher sous une bâche pour éviter de payer », rembobine Rachid (1), la vingtaine, depuis l’île comorienne de Mohéli. De taille et de carrure imposante, le jeune homme au visage marqué, décrit son enfance à Mayotte : « J’ai quitté les Comores, puis l’école et enfin ma maison pour vivre dans la rue. Les membres d’un gang m’ont recruté. J’étais le 97ème membre, comme l’indique mon tatouage ». Après une vie faite de violences, de précarité, le « bagarreur » décide de « s’auto-expulser ». « Toutes ces galères avec la police et les groupes rivaux… J’en pouvais plus. Je me suis rendu aux autorités qui m’ont renvoyé au pays. Avec le recul je reste fier d’une chose : malgré toutes mes erreurs, je n’ai jamais volé. »
Sur la main de Rachid, le 97, numéro de son gang à Mayotte. / Crédits : Louis Witter
Pour autant il insiste : s’il réside désormais à Mohéli, c’est avant-tout « par amour », et non par « crainte » de la police française. Malgré son passé violent, le gaillard semble apaisé. « J’ai rencontré une femme et j’ai fait un enfant. Maintenant je suis un homme, je dois m’occuper d’eux. Tout ce bordel à Mayotte : c’est terminé », assure-t-il en se redressant sur sa chaise bancale. Après quelques cigarettes grillées, son regard se tourne vers l’horizon et il confesse à voix basse, « La vie était quand même pas mal à Mayotte, surtout question finance. En y réfléchissant, je me dis parfois que j’aimerais y retourner… encore ».
(1) Les prénoms ont été modifiés.
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