À Pauline, Monsieur S. fait part de son fantasme de la stagiaire. Sur Twitter, il aborde Marion passé minuit, et propose un stage à Sophie entre deux compliments sur son physique. Monsieur U, lui, enjoint Alexia à passer « une jolie tenue », et à en « apporter la preuve photographique ». Ces deux éminents profs de droit et avocats sont très actifs sur Twitter. Leur statut en impose auprès des étudiants. Et quand ils se glissent dans leurs messages privés, ils n’hésitent pas à en jouer…
« Des professionnels du droit qui profitent d’une plateforme qui n’a rien d’un site de rencontre pour draguer des étudiantes, c’est très malvenu. Mais ça ne m’étonne pas », analyse Anissia, co-créatrice de la page Facebook Sexisme De Droit. Depuis 2014, elle recense des témoignages et partage des articles touchant au sexisme dans le milieu. En moins de cinq ans, l’ancienne étudiante en a reçu près d’une centaine.
Harcèlement sur Twitter
Monsieur S. est avocat et chargé d’enseignement à Paris 8. Le bonhomme, la trentaine passée, s’est invité dans les messages privés de Pauline, Sophie et Marion, toutes étudiantes en droit. « Hello (hyper sexy sur Instagram). Vraiment chou », écrit-t-il à la première. « C’est les filles canons qui aiment la propriété intellectuelle ! », lance-t-il à la seconde. À Marion, « Vous êtes splendide ». Cette dernière se demande encore comment il est tombé sur son profil. « Je ne le suivais même pas. Je suis tombée sur un de ses tweets que j’ai liké, c’est tout ! »
Les trois filles, étudiantes dans des facs différentes, se rendent compte que Monsieur S. leur sert la même soupe. Et sans doute à plus de filles. Sophie, étudiante à Bordeaux, enrage. « Ce même homme qui nous a importuné toutes les trois avait importuné deux autres meufs que je connais. Ce n’était clairement pas la première fois qu’il le faisait. » Pour Ophélie Latil, juriste et fondatrice du collectif féministe Georgette Sand, c’est « courant avec les prédateurs. Ils utilisent le même mécanisme à chaque fois sur un même réseau social avec plusieurs personnes ».
Sophie galère à trouver un stage. « Il le savait », se souvient-elle. Il lui propose un stage dans son cabinet, comme aux deux autres étudiantes. L’avocat décrit ouvertement à Pauline son fantasme de la stagiaire. Il faut qu’elle soit « sexy » pour lui donner « envie de se dépasser ». « C’est la relation qui est terriblement sexy sans avoir besoin d’aller jusqu’à choper, tu comprends ? » Elle revient sur cette histoire d’une petite voix. « S’il est amené à avoir des stagiaires et qu’il a ce genre de comportement, c’est problématique », soupire-t-elle.
Correction de copie contre photo
À l’université de Nanterre, Alexia suivait les cours de droit privé de Monsieur U, également avocat. « Il faisait exprès de donner des infos à propos des cours sur Twitter pour que les étudiants le suivent », se souvient-elle en grinçant des dents. « Bonjour, ai-je l’honneur de vous avoir parmi mes étudiantes ? », lui envoie-t-il après qu’elle l’ait suivi.
Dans la foulée, il propose à la jeune étudiante un rendez-vous dans son cabinet « pour discuter de ses choix de master ». Elle est flattée, se sent privilégiée. Surtout, il ne manque pas de lui rappeler qu’il s’occupe de 3.000 étudiants et qu’il ne peut pas consacrer autant de temps à chacun. « On vous fait miroiter le fait que vous êtes incroyable, que vous êtes unique dans une promotion. Vous avez votre égo boosté. C’est une emprise que peut avoir un prof », souligne Ophélie Latil.
Dans son bureau, le master d’Alexia n’est plus la seule préoccupation de Monsieur U. « Il a passé une heure à regarder mon chemisier », fulmine-t-elle. Après cette entrevue, il enchaîne les remarques déplacées sur ses tenues. Il lui demande, par exemple, pourquoi elle ne s’habille pas plus sexy quand elle va en cours.
En milieu d’année scolaire, Monsieur U. est « parti en vrille », selon Alexia. L’enseignant lui quémande une photo en « jolie tenue ». « Après je vous appelle pour la correction détaillée », continue-t-il. Elle refuse. « Bon, devant tant de volonté, vais-je vous appeler pour vous faire part de mes observations sur votre devoir ? », lui répond-il. « Là carrément il me fait du chantage ! Il me dit : “je ne corrige pas ta copie si j’ai pas de photo de toi” », interprète-t-elle. Après cet échange, elle le bloque sur Twitter.
Monsieur U. n’en serait pas à son coup d’essai. Ce professeur aurait eu le même type de comportement avec plusieurs étudiantes, signale le syndicat Solidaires étudiant de Nanterre, sans toutefois communiquer le nom ou le nombre de personnes impliquées.
Peur bleue
Pas facile de passer le pas pour dénoncer un prof. D’un naturel poli et gentil, Pauline n’a pas osé rembarrer son relou. Elle se sent coupable de ne pas avoir été plus sèche. « Je savais que j’étais mal à l’aise mais je me disais qu’il n’était pas méchant… Quand j’ai relu notre conversation, on dirait que ça ne me dérange pas », regrette-t-elle.
Camille fait partie du Collectif de lutte contre le harcèlement sexuel dans l’enseignement supérieur (Clasches). « Avoir commencé la relation de façon consentie ne rend pas complice du harcèlement, s’il a lieu par la suite. On croit que les limites entre drague et harcèlement sont floues, ça commence quand la personne insiste malgré le refus ou l’absence de réponse », analyse-t-elle.
Pauline met Sophie, rencontrée via Twitter, au courant de ses échanges avec Monsieur S. Elles en discutent, s’échangent des captures d’écran, se soutiennent… La Bordelaise décide de rendre public le comportement de l’enseignant-avocat. « Je me suis dit, ce truc là on ne peut pas le laisser passer », commente la jeune femme.
Dans un thread sur Twitter, elle publie des morceaux de conversation anonymisés entre elle et Monsieur S. Elle reçoit une dizaine de témoignages similaires, dont celui d’Alexia et de Marion. Mais de peur que Monsieur S. tombe dessus, Sophie rétropédale et supprime ses tweets. Cette pression, Alexia l’a bien connue. Après avoir bloqué Monsieur U., elle flippe : il pourrait très bien la descendre en commission de rattrapage. Cette idée l’angoisse tout le reste l’année scolaire.
« L’étudiante peut pâtir de son refus sur ses notes, ou sur la sélection de son master, qui est hyper importante en droit. Même à l’examen du barreau ! Le professeur a une position d’autorité sur l’étudiante », pointe du doigt Anissia qui a eu écho de plusieurs témoignages similaires grâce à sa page Facebook. Ophélie Latil abonde. « Pour être recruté dans le service juridique d’une grande entreprise, ça passe par piston. L’étudiante a besoin du professeur. Il y a un rapport de domination. » Camille fini d’enfoncer le clou : « Le prof qui entretient des relations amoureuses ou intimes avec ses étudiantes, même consenties, est déjà problématique: la position de hiérarchie pédagogique rend une relation égalitaire impossible »
« J’ai une peur bleue d’être confrontée à ce gars-là », confie Alexia en parlant de Monsieur U. Elle a réfléchi plusieurs fois avant de témoigner. Et songe à porter plainte. Mais l’idée d’être jugée par ses pairs la refroidit. « Les étudiants allaient savoir, il y a une partie qui allait me tomber dessus en me disant qu’ils auraient pas réagi comme ça, qu’ils auraient pas répondu… J’ai vraiment pas la patience de me prendre ça dans la gueule », explique l’étudiante. Et puis l’administration de la fac n’est pas vraiment de son côté. Lorsqu’elle décide de signaler le comportement de Monsieur U. aux directeurs de la fac, c’est la douche froide.
Une attitude « peu professionnelle »
Dans le bureau des responsables de l’UFR de droit de Nanterre, Alexia porte à leur connaissance la conversation dans laquelle Monsieur U. lui fait du chantage à la correction de copie. « Une semaine après, ils [les responsables de l’UFR] m’appellent pour me dire que j’ai mis un smiley, qu’ils n’ont pas à intervenir entre deux adultes consentants, que ça me servira de leçon », raconte-t-elle, pleine de rancoeur.
« Nous avons reçu notre collègue et lui avons dit que sa démarche était peu professionnelle, ce qu’il a admis. L’affaire est donc close », peut-on lire dans un mail adressé à Alexia et signé des deux responsables. Contactée par StreetPress, l’université admet avoir vu les messages envoyés par le professeur à son élève et reconnaît que « l’étudiante en a conçu du désagrément » mais confirme qu’ « il n’y a pas eu de sanction disciplinaire à l’encontre de ce professeur ». Il a depuis obtenu un poste dans une autre université.
« Les prédateurs se croient intouchables, parce qu’ils ont un statut, des amis, parce qu’on a besoin d’eux » , commente Ophélie Latil. « Ils sont souvent indispensables dans leur université et leur apportent une notoriété. » L’année suivante, Alexia fait tout pour éviter de croiser son ancien prof. Elle ne vient qu’aux TD obligatoires et ses potes font le guet dans les couloirs. Ses notes dégringolent. « J’ai vécu un gros calvaire », raconte-t-elle :
« Je voulais plus remettre les pieds à Nanterre. »
Les prénoms des étudiantes ont été modifiés à leur demande. Les initiales des avocats ont également été modifiées. – StreetPress a pu consulter l’ensemble des messages cités. – Nous avons contacté les deux avocats. Ils n’ont, ni l’un, ni l’autre, répondu à nos questions. L’un d’eux a supprimé son compte Twitter, quant à l’autre il est inactif depuis l’envoi de nos questions.
L’université de Nanterre nous a fait parvenir un droit de réponse que nous publions ci-dessous:
Contrairement à ce qu’affirme l’article, l’étudiante “Alexia” n’a pas été réprimandée mais protégée de l’enseignant auquel il a été explicitement exigé de ne plus avoir aucun contact avec l’étudiante.
L’enseignant n’a pas non plus été promu par l’établissement mais recadré par la direction de l’UFR. Il ne fait plus partie de l’établissement depuis 2017.
L’Université n’a jamais été saisie d’une demande de sanction disciplinaire à l’encontre de cet enseignant.
Les faits rapportés par l’article se sont déroulés il y a 3 ans. L’Université Paris Nanterre a bien conscience qu’il faut mieux structurer les réponses face à ce type de situation et a depuis créé une cellule contre les violences sexistes et sexuelles.
De plus, des actions de sensibilisation spécifiques ont été lancées en 2018 et 2019 et seront poursuivies.
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