Il n’y a presque personne sur les bancs de la 31e chambre du tribunal correctionnel, ce jeudi 17 janvier, quand la présidente appelle l’affaire suivante. Loin du tumulte des procès médiatiques, la justice ordinaire, sans phares ni apparats, se rend dans une salle d’audience anonyme, sans journaliste ni témoin.
Sarah (1) reste assise au premier rang. Kamel, son ancien collègue à la RATP, est lui appelé à la barre. La jeune femme l’accuse de harcèlement et d’agression sexuelle. À StreetPress, dans un article publié en avril 2018, elle raconte ses longs mois de souffrance, les textos, toujours plus crus que lui envoie l’homme, ainsi que les trois fois où il dépasse les bornes. Le matin où il essaie de l’embrasser alors qu’ils prennent, ensemble, le service à la station Louis Blanc. Ou le soir du Nouvel An où il mime une fellation sur les quais du métro en la regardant de manière suggestive. Plusieurs témoins attestent, en effet, des commentaires sexistes et tendancieux de l’homme d’une quarantaine d’années envers ses collègues femmes. Des faits pour lesquels il risque cinq ans de prison et plusieurs milliers d’euros d’amende.
« Il paraît qu’il y a un journaliste dans la salle ? »
Mais rapidement, c’est notre présence dans la salle d’audience qui se retrouve au centre des débats. « Il paraît que vous avez convoqué un journaliste ? », lance la présidente à Sarah. « Oui, c’est un ami. Il est là pour me soutenir », rétorque-t-elle, comme pour se justifier de la charge (l’auteur de ces lignes n’entretient aucun lien personnel avec la victime). « Il est conscient de ce qu’il risque en cas de diffamation ? », interroge la magistrate :
« Car Monsieur S. a reçu des menaces sur les réseaux sociaux suite à la parution de l’article. »
StreetPress s’est pourtant gardé de dévoiler le nom de l’intéressé. Et n’a reçu aucune réponse de sa part, malgré de multiples relances. Quelques minutes plus tard, la présidente interroge à nouveau Kamel. « Est-ce qu’il [le journaliste] est dans la salle ? » :
« C’est ce qu’on m’a dit. »
Dans la salle, plusieurs personnes sont venues pour le soutenir. Certaines sont membres du syndicat Unsa Ratp, explique Sarah à l’issue de l’audience. Ce que ne manque pas de noter son avocat. « Votre présence n’honore pas votre mandat », fait-il remarquer au terme de sa plaidoirie. Sur son blog, le patron du dit syndicat publie quelques jours plus tard un billet en rapport avec le procès. Il soutient son ancien délégué, et promet un verdict qui permettra de dégonfler l’affaire.
Kamel se défile
La présence de Kamel devant le tribunal représente un véritable exploit. Prévue initialement le 12 septembre 2018, l’audience a été reportée une première fois. L’homme n’avait sollicité un avocat que la veille de l’audience. Son conseil avait alors demandé un délai pour préparer sa défense.
Ce matin-là, rebelotte. Aux prises avec de nombreuses difficultés, pêle-mêle « ses problèmes de santé », sa prise de poids qui l’empêche de se déplacer, la maladie de son fils, le stage de sa femme, Kamel n’a pu appeler un avocat… que le matin de l’audience. Ce dernier, confus, se justifie comme il peut. Il brandit les certificats médicaux de son client qui argue de son état « anxio-dépressif » et demande un renvoi au vu de « la complexité du dossier ». Perplexité de l’autre côté de la salle. « Je doute de la sincérité du prévu. Cela fait un an que le dossier traîne », lance Maître Gerbaud, l’avocat de Sarah. La procureure ne dit pas autre chose :
« Je ne suis pas loin de partager l’avis de monsieur. »
Après une suspension d’audience, le rendez-vous est pris pour la fin d’après-midi. Kamel courbe l’échine. L’homme à la mine fatiguée rejoint péniblement le fond de la salle.
Ni vu, ni connu
À 17h30, c’est un tout autre bonhomme qui se retrouve à la barre pour s’expliquer des faits qui lui sont reprochés. Kamel peine toujours à se tenir debout, dit-il, se prend la tête dans les mains quand les questions du tribunal s’accélèrent. Mais rien à voir avec cette voix voilée et cette mine défaite qu’il avait affiché le matin. L’homme est à l’aise, maîtrise le dossier et se défend bec et ongle. Pour les explications, il faudra par contre repasser. À la barre, Kamel nie tout. Jusqu’à l’absurde. « Comment avez-vous rencontré madame K. ? », interroge la présidente :
« – Non je ne l’ai pas rencontré
– Comment ça vous ne l’avez pas rencontré ?
– Je l’ai d’abord eu au téléphone
– Ecoutez Monsieur., allez à l’essentiel sinon on y est encore jusqu’à l’année prochaine… »
À propos des textos à connotations sexuelles qu’il a envoyés à Sarah, il invoque un problème de traduction :
« Ça ne veut pas du tout dire ça. Ça n’a pas la même portée en arabe. Il y avait des choses que je n’arrivais pas à dire au téléphone. »
Selon lui, les messages remis aux enquêteurs de la police judiciaire par la jeune femme sont tronqués. Il y en aurait d’autres, beaucoup d’autres affirme Kamel, que cette dernière aurait effacé pour lui faire porter le chapeau. Mais manque de pot, quelqu’un est « entré dans [son] téléphone » pour en effacer le contenu. Sans ça, il aurait pu prouver que ce n’était pas lui qui lui écrivait sans cesse. Mais bien elle qui le harcelait :
« Elle m’appelait souvent. Elle me demandait ce que je faisais. Je lui disais : “je ne peux pas te répondre”. Mes copains me demandaient : “comment ça se fait qu’elle t’appelle ?” »
Rien de rien
À propos des trois agressions sexuelles que lui reproche Sarah, pas de suspense : Kamel nie aussi. Ainsi, il n’a pas mimé de fellation en la regardant. D’ailleurs « il n’a jamais fait ce geste-là » dans toute sa vie. Et le témoignage concordant d’un témoin de la scène ne change rien à l’affaire. Il n’a pas non plus essayé de l’embrasser, avant de la plaquer contre une armoire alors qu’ils travaillaient dans la même station de métro. « Je n’ai jamais été dans cette salle avec elle » :
« Et vous ne lui avez jamais frotté les seins ?
– Non ! En 13 ans de carrière, si je faisais des choses comme ça, je pense qu’on se serait plaint. »
Plusieurs collègues témoignent pourtant par écrit des commentaires déplacés de l’homme à l’égard de ses collègues féminines, explique l’avocat de la plaignante. Là encore, Kamel a la parade. Il évoque tantôt son inimitié avec l’un d’entre eux ou, au contraire, son absence de liens. Ce qui invaliderait, forcément, les dires du témoin. Appelée à la barre, Sarah, elle, réitère ses accusations. « C’est dans ces moments là que l’on voit la vérité de l’audience », s’enthousiasme la procureure :
« On entend madame, on entend monsieur. Et après, c’est à vous, messieurs et mesdames du tribunal, de décider. »
« Vous devez être condamnés »
Quelques minutes plus tôt, l’avocate générale n’est pas tendre envers Kamel. Au terme d’un réquisitoire virulent, elle demande une peine lourde : six mois de prison avec sursis, une obligation de soin et le remboursement des frais de justice. « C’était une affaire désagréable, vous l’avez rendu nauséabonde », tonne-t-elle en regardant le prévenu :
« C’est insupportable. À chaque fois dans ces affaires, à les entendre, les harceleurs deviennent les victimes. Maintenant ça suffit. »
Le tribunal suit finalement les réquisitions du parquet. Kamel est condamné à 6 mois de prison avec sursis, à 7.500 euros d’amende et à une obligation de soin. Il a interdiction formelle d’entrer en contact avec Sarah. Il a, d’ores et déjà, fait appel de la décision.
- Le prénom a été modifié à la demande de l’interviewée**
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