« Putain le con, il a sauté ! ». Le papi des Cévennes, qui croyait se promener tranquillement sur la Corniche Kennedy à Marseille, en reste bouche bée. Un adolescent vient de lui passer devant, en courant, pour plonger onze mètres plus bas dans la mer Méditerranée. Tombé pas si loin des rochers, Emmanuel sort la tête de l’eau. Les yeux piqués par la lumière et le sel, il contemple son point de chute avant de jeter un regard fier vers ses copains, restés plus haut, sur la corniche. Le papi cévenol en est encore tout retourné :
« Chez nous on saute pas de plus de 60 cm, et encore, c’est pour cueillir les champignons. »
Chaque année, quand les beaux jours reviennent, ils sont des centaines de jeunes Marseillais à se mettre au défi des rochers et à mesurer leur courage avec une insouciance adolescente. Le but ? Sauter plus haut, dans des postures toujours plus risquées pour impressionner ses amis et prouver sa bravoure… D’autres comme Lionel Franc, dit Loulou, plongeur émérite et star des calanques, en ont fait carrément un sport. Des quais du Mucem aux Calanques de Cassis, en passant par les nombreux coins de la fameuse corniche Kennedy, le grand show des plongeurs amateurs tournera à plein régime tout l’été. Il est presque devenu l’une des attractions de la cité phocéenne. Au même titre qu’un tour au vieux port ou un apéro au vallon des Auffes.
Loulou, la star de Cassis / Crédits : Elisa Braun
Tête brûlée
Mais pourquoi les Marseillais sautent-ils plus que les autres ? Pour Alain de Maria, la réponse est évidente :
« C’est surtout histoire de montrer aux collègues qu’on n’est pas des payots (1), quoi. »
Il faut dire que le bonhomme n’est pas du genre discret. Depuis qu’il a 8 ans, ce grand gaillard de 23 ans, les yeux turquoises et la carrure de déménageur (c’est son métier), affectionne la version la plus « pétée » du plongeon marseillais : le spot de l’hôtel du Petit Nice, ses 25 mètres de chute, ses rochers particulièrement sournois, et son public tout acquis aux prouesses des voltigeurs. L’endroit est le point de chute préféré de toutes les têtes brûlées de la région PACA. Pour sauter, il faut d’abord prendre son élan entre une double file de voiture, enjamber le muret d’un mètre qui sépare la route du vide, et plonger ensuite suffisamment loin pour ne pas s’éclater contre les rocailles en contrebas. Alain ajoute pour sa part une petite touche personnelle : y aller tête en avant, quand tous les autres sautent par les pieds.
« C’est l’adrénaline qui fait kiffer, le coeur qui bat vite… et puis chez nous, on aime bien ce qui est dangereux », s’amuse le Marseillais qui a justement été casté lors de l’un de ses plongeons pour tourner dans Corniche Kennedy, film adapté du roman éponyme de Maylïs de Kerangal. « Je comprends que ça fascine les Parisiens, c’est beau un visage qui frappe l’eau comme ça », sourit Alain en mimant le claquement de ses deux mains. Le film est très mal passé auprès de la municipalité qui a porté plainte. La production aurait continué le tournage malgré les interdictions prononcées par la municipalité… en plus de faire l’apologie de comportements à risques, estime Jean-Claude Gaudin, l’édile de la ville.
Les beaux gosses / Crédits : Elisa Braun
Les minots
Autre ambiance derrière le très chic Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEM). Ici c’est le spot des minots. Ceux qui ne sont pas encore assez grands pour affronter la corniche, s’entraînent derrière le cube de béton dentellé imaginé par l’architecte Rudy Ricciotti. A l’entrée du vieux port, ils trouvent même des passages sous-marins pour jouer sous la jetée. On y croise Jelil. Le collégien est tombé dans le plongeon à huit ans. Alors haut comme trois pommes, l’ado originaire des Rosiers, dans les quartiers nords de Marseille, est directement monté sur les épaules « d’un grand d’au moins 14 ans », près des îles du Frioul, qui font face à la ville. « Il a plongé en tête direct ! » se rappelle l’un de ses amis, en mesurant à la marseillaise la hauteur « d’approximativement 30 mètres ». « La plupart des mecs qui sautent, c’est vrai que c’est des petits cramés, des gars des quartiers », rebondit Alain de Maria, philosophe :
« Les riches ils ont toujours un truc à protéger. »
Et puis les riches ne restent pas à Marseille en été.
Sauter en frite / en stick : sauter droit comme un i, bras le long du corps
Faire un “j’appelle” : le premier qui saute doit crier le nom du suivant à sauter au moment où il est en l’air
Faire une salade : lors du jeu du “j’appelle”, celui qui crie “salade” oblige tous les autres à sauter d’un coup
Faire un Michael jackson : avant de sauter, tu dois faire traîner tes pieds sur le rebord comme Michael Jackson lors de son moonwalk
Faire “baleine” ou “requin” : au moment du saut, tout le monde doit baisser son fute (“mais attention au respect”, signalent les Marseillais)
Le plongeon version minot / Crédits : Elisa Braun
Plonger ne coûte rien. Mais apporte un moyen de se situer pour les gamins des quartiers. En face du MUCEM, Jelil retrouve ses meilleurs copains sur les remparts dorés du Fort Saint-Jean. Les sept collégiens, qui se connaissent depuis le CM2, n’hésitent pas à faire près de 40 minutes de bus pour venir narguer les vigiles du musée, qui essaient souvent de les chasser parce qu’ils les jugent trop bruyants. Aucun n’a jamais mis les pieds dans une des expositions. Ils se partagent une serviette pour sept et échangent de vieilles air max pour escalader les rochers sans s’ouvrir les pieds, en se traitant de « zgegs ». « Ça fait sortir », explique Adem, le plus costaud de la bande avec des dents de traviole. Adem explique à sa façon la raison qui le pousse à venir sauter des remparts vers l’eau huileuse du port, déjà sept mètres en contrebas : « Ici c’est pas pour les dindes, c’est pas pour les faiblards. » Puis balance à son pote : « Eh tu me suces si je vais dans la grotte sous marine? ». Et Rémi, balançant sa mèche en arrière, de rétorquer :
« Tu sais pas faire. »
Avant de plonger / Crédits : Elisa Braun
« Il n’y a qu’une seule façon de redescendre »
Sous le soleil, calés dans les rochers, les ados marseillais vivent aussi leurs premières expériences. « Ça fume et ça boit sur la corniche », rigole Alain. Ca drague également. Stella, lycéenne de 16 ans à l’aise dans son survêt OM, hausse un sourcil moqueur quand on lui parle du plongeon comme tactique de séduction. « C’est des kékés les mecs, petites claquettes, petites chaussettes », renchérit son amie Nina, une brune aux grands yeux brillants. Loin d’être reléguées au rang de potiches, les marseillaises ont en fait appris à plonger. Et mettent parfois à l’amende ces kékés qui jouent trop les kakous.
« Si tu grimpes en haut des rochers, il n’y a qu’une seule façon de redescendre », lâche Chloé. En haut de la Calanque d’En Vaux, l’une des plus belles à l’Est de Marseille, la petite blonde a prouvé à toute une assistance massée en contrebas que niveau plongeon, les filles ne comptent pas pour du beurre. Une fois au bord du précipice, la jeune femme passe devant son grand frère, un brun d’une tête de plus, qui hésite à plonger parce que, finalement, « c’est haut quand même ». Elle s’élance avant de disparaître dans l’eau puis de remonter à la surface. Un brouhaha moqueur emplit la baie. Il est destiné à son frère. L’un des badauds n’hésite pas à lâcher un sonore « mais saute va, tié pas un homme », à son encontre. La jeune femme, elle, semble avoir passé le test.
Grimpette / Crédits : Elisa Braun
Cabriole / Crédits : Elisa Braun
L’autoroute vers la démence
À Marseille, le plongeon réunit tous les ingrédients pour être au coeur de nombreuses légendes urbaines. L’une d’elles raconte que l’idée de plonger des calanques est venue de l’autre côté de la Méditerranée. « C’est les blédards qui ont ramené ça. Là-bas ils font des concours de plat et c’est stylé apparemment », s’amuse Thomas, lycéen du quartier de Perrier qui accompagne Emmanuel, le plongeur de la Corniche. Près des ferrys qui partent vers Alger ou Casa, les deux amis ont souvent vu des corps frapper l’eau à l’horizontale. Roberto, un chauffeur de taxi qui a grandi dans le quartier d’Endoume, confirme avoir entendu ce « barouf » il y a bien longtemps. « Quand ils sont arrivés dans les années 1950, les Maghrébins ont mis au défi les Marseillais. Sauf qu’on s’est mis à plonger de tête », précise-t-il.
Les plus anciens se souviennent aussi du mythique « abbé volant », Robert Simon . Dans les années 1970, ce prêtre d’une petite paroisse varoise exécute des plongeons de tête de 27 mètres dans les Calanques. Diffusés par l’ORTF, ses exploits attirent des milliers de spectateurs. Et forcément, ils inspirent aussi toute une génération de petits du coin, pour qui le plongeon va devenir un rite initiatique et un concours de bravoure.
Loulou, la star de Cassis, dans ses oeuvres / Crédits : Elisa Braun
Lionel Franc, star locale connue sous le nom de Loulou, en fait partie. A 48 ans, il est recordman du monde du plongeon de haut vol par la tête, sur une hauteur de 30 mètres – soit un peu plus de neuf étages. Végétarien, écolo, il vit et plonge à Cassis depuis ses cinq ans, quand il n’est pas « en chirurgie », c’est-à-dire au bloc opératoire pour filmer et retransmettre en direct des opérations pour de la formation médicale. L’enfant du pays a ressorti les manuels de physique pour passer pro à 35 ans, alors qu’un mariage et 3 enfants le destinaient plutôt à se ranger. « Quand tu sautes à 25 m, ton corps heurte la surface de l’eau à 110 km/h et tu pèses 1,2 tonne », calcule Loulou, en slip bleu vif. Malgré les risques, le jeu en vaut la chandelle, paraît-il :
« Le kiff c’est de voler, de quitter le rocher, d’être dans les airs, si en plus t’es au zénith et tu vois ton ombre sur l’eau, là, c’est l’autoroute vers la démence. »
Il plonge en i
Avec Lionel, un plongeon ça se mérite. Avant de faire le saut de l’ange, l’homme prend le bateau. Puis nage avant de grimper à flanc de calanque, jusqu’à un petit promontoire en béton qu’il a lui-même coulé, 25 mètres plus haut. « Tu vas voir il peut y avoir une sensation d’abandon quand je m’élance », prévient-il. Quelques pompes, des cailloux jetés pour faire fuir les poissons (« ça te fouette le visage si tu tombes dessus »), et il plonge comme en “T” face à l’eau.
A peine le temps de réaliser qu’il a quitté le sol qu’il s’est déjà redressé à la verticale, cette fois droit comme un I, pour entrer dans l’eau comme une torpille. Il en ressort quelques secondes plus tard, souriant, avec les mâchoires serrées, comme drogué par la sensation. Pourtant, avant le kiff, il y a toujours une vraie appréhension. « La peur c’est hyper important », résume Loulou :
« Il faut toujours l’écouter : si t’as le palpitant comme avant un examen, c’est une peur qui est bandante. Mais si t’as les mains qui tremblent et les dents qui claquent, ton corps te fait passer un message. »
Dans sa bulle / Crédits : Elisa Braun
Aïe aïe aïe
Au fil des ans, Loulou a développé tout un éventail de techniques pour encaisser le choc de ses descentes et éviter les côtes félées à répétition. « Si tu gères mal l’entrée en l’eau, tu ressors “dématé” comme un bateau dans la tempête », raconte le champion, qui a lui-même a failli y rester :
« J’étais épuisé, stressé et au moment d’entrer dans l’eau je me suis évanoui et suis tombé dans le coma directement. »
Depuis son accident, Loulou prend ses précautions. Il plongé accompagné, par sécurité, et se forme aussi à de nouvelles techniques avec d’autres plongeurs pro. « C’est le seul moyen de durer », explique celui qui espère, comme l’abbé volant, pouvoir continuer de plonger jusqu’à ses 75 ans. A bord de son combi Volkswagen, intérieur zèbre, Loulou se rend aussi régulièrement près de la calanque de Port Mioul pour faire de la prévention auprès des ados.
Car, chaque été, nombreux sont les minots à se rompre les os en plongeant. Selon la municipalité de Marseille, les accidents graves sont « heureusement exceptionnels ». « Y’a une meuf au collège, miskine, elle a sauté trop haut, son short lui a fendu l’entrejambe maintenant tout le monde se moque d’elle », raconte Stella, la collégienne rencontrée du côté de la Corniche Kennedy. « Y’en a même un qui a sauté du pont du Vallon des Auffes [d’une hauteur d’environ 20 mètres, ndlr] pour impressionner une meuf, mais y’avait pas assez de fond, c’est un fou je crois il est mort », renchérit Nina.
Alain de Maria, lui aussi, confie « avoir failli crever », alors qu’il était suspendu au-dessus des rochers pendant le tournage de Corniche Kennedy. Loulou était d’ailleurs censé assurer sa sécurité en l’entraînant à gainer ses muscles, retenir sa respiration en apnée pour absorber le choc, une fois entré dans l’eau… Mais rien n’y a fait. « Le problème c’est que des gens comme Alain, tu ne peux pas assurer leur sécu », explique le plongeur, presque désolé :
« J’avais alerté la production en leur disant qu’ils couraient à l’accident. »
Cet été Alain ne plongera pas, la faute à un vilain accident de scooter qui lui amoché le visage. Hors de question pour autant de renoncer à son style de plongeon :
« Loulou c’est un bourgeois, il a appris à plonger dans sa piscine, moi j’ai appris à plonger dans la rue. »
(1) payot : insulte marseillaise, équivalent plus ou moins à “bouffon ou froussard”
Article réalisé dans le cadre d’un partenariat avec le CFPJ
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