« – À partir de quand ça a dégénéré ? – Ah, tout de suite, dès le 1er juillet 2011, quand le nouveau médecin en chef est arrivé », répondent Jacqueline, Marie et Séverine (1). Elles répètent la date en écho avant de dérouler les longs mois de harcèlement moral et sexuel qu’elles ont vécu à l’antenne bordelaise de la Caisse nationale militaire de sécurité sociale (CNMSS), la Sécu des militaires et de leur famille. Ce vendredi 15 juin, au matin du procès de leur ancien chef, un colonel de 57 ans aux faux airs de François Hollande période « candidat svelte », elles racontent comment elles ont « craqué en cascade » après son arrivée. Pourtant « on nous l’avait présenté comme un gentil garçon », explique Marie, quadra pimpante. À l’époque, elle gère une équipe de cinq agents administratifs civils : deux hommes et trois femmes, dont Séverine, arrivée comme elle à Bordeaux en 2008.
Harcèlement sexuel au quotidien
Très vite, elles s’aperçoivent que le médecin chef est « sans filtre ». Chacune y va de son anecdote sur son quotidien à la caisse ces années-là. Il y a les « blagues » quasi quotidiennes du chef : « sur les carottes » quand il y en avait au mess [restaurant militaire] à midi ; sur les radiateurs, « il n’y a pas que les radiateurs qu’on ramone ici, hein Madame » ; sur les rubans roses distribués pour sensibiliser au cancer du sein, « moi aussi j’en ai un de noeud rose »… Il y a aussi les remarques sexistes, « pour lui, si on réussissait mieux les missions de relation-client, c’est parce qu’on avait un cul et des seins, ce sont ses mots » et les propos intrusifs. À l’époque, Jacqueline est médecin adjointe de l’antenne depuis 2010, la seule militaire avec le colonel R., le chef. Dégoûtée, elle raconte :
« Il nous a parlé de tout : de sa sexualité, de celle de sa femme, de celle de ses filles, de la nôtre, au vu du nombre d’enfants qu’on peut avoir… »
Peu à peu, elles sentent la charge de travail et l’ambiance s’alourdir. Quand le chef est de bonne humeur, « ça peut aller ». Sinon il crie et tend son majeur à celle qui n’est pas d’accord. Marie et Séverine évitent les décolletés et troquent les tenues colorées contre du noir. « C’est monté en puissance : jusqu’à fin 2011, ça nous paraissait normal. En 2012, chacune avait des alertes. En 2013, ça a dégénéré quand un collègue masculin est parti. En 2014, c’était intolérable et en 2015, c’était au-delà de l’intolérable », résume la commandante au visage émacié :
« En fait, on ne s’en est pas rendu compte, mais on était sous son emprise. »
Jugé pour harcèlement sexuel et moral. / Crédits : Pierre Budet
Qui dit emprise dit souvent du temps pour comprendre et pour s’en libérer. « C’est la fable de la grenouille », illustre Me Élodie Maumont, le conseil des trois plaignantes. « Si vous plongez une grenouille dans une casserole d’eau bouillante, elle fuit ; alors que si vous mettez une grenouille dans une casserole d’eau froide et que vous augmentez peu à peu la température, elle ne se rendra pas compte qu’elle se fait ébouillanter et elle meurt. »
Un long combat
En février 2015, Marie et Séverine suivent un stage de prévention contre les agressions extérieures. Mais « en remplissant les tests, on s’est aperçu que l’agression était interne ». Séverine détaille :
« On ne savait pas mettre de mots, c’est pour ça qu’on n’a rien fait avant. »
En septembre 2015, voyant vaciller Isabelle (1), une autre collègue « à bout », Marie et Séverine alertent la CFDT, le syndicat majoritaire à la Caisse. « Mais à l’époque, c’était parole contre parole et elles ne voulaient pas porter plainte », assure Catherine Meunier, la détonnante secrétaire générale de la CFDT. « On a appuyé leur demande auprès du directeur, qui a déclenché l’enquête sur les risques psycho-sociaux. »
Le médecin en chef est convoqué par le directeur de la CNMSS le 30 septembre, lors d’un séminaire au siège à Toulon. « Il s’est pris une avoinée, le toubib », raconte la responsable syndicale CFDT Annick Amodio. Sauf qu’au cours de l’entretien, le directeur balance le nom des plaignantes. « Après, j’ai pris le train avec mon chef et tout ce qu’il a trouvé à me dire c’est : “Les trois femmes, je n’en reviens pas, les trois femmes…” », remet Jacqueline, qui à l’époque avait refusé de témoigner de son propre mal-être. « Là, je me suis dit que mes collègues allaient en baver et c’est ce qu’il s’est passé. »
Le 7 octobre, l’Inspection santé sécurité au travail (ISST) rend son rapport au directeur de la structure. Selon un document consulté par Streetpress, l’ISST a bien établi « l’existence d’une dégradation des conditions de travail au sein de l’antenne de Bordeaux » à ce moment-là. Toujours selon l’ISST, les déclarations des plaignantes apparaissent alors « crédibles » et « dénuées d’un esprit de cabale » tandis que le colonel montre « un réel et sérieux problème de comportement et de management ».
L’inspecteur enjoint alors au directeur de la Caisse de « mettre fin à la situation ». Fin 2015, Marie et Séverine profitent d’un séminaire à Toulon pour rencontrer le directeur. « J’attendais juste qu’il me dise : “On est là, on va faire quelque chose” », se remémore Marie. Mais l’entretien tourne à l’évaluation professionnelle :
« À la fin, le directeur a conclu en disant qu’il n’y avait pas de harcèlement à l’antenne et qu’on devait soutenir notre chef, parce que s’il lui arrivait malheur, on pourrait le regretter. »
Bah Pinocchio ! / Crédits : Pierre Budet
La hiérarchie protège le colonel, alors même que le toubib s’est déjà fait remarquer. Lors d’une affectation précédente à l’école de santé des armées de Bordeaux, où il a officié entre 2006 et 2011, on signale « un problème de positionnement et de commandement vis-à-vis des élèves ».
Retraite avec bonus pour le harceleur présumé
Les choses s’accélèrent lorsque Jacqueline « craque en direct devant le médecin militaire ». Diagnostic : burn out. La commandante est placée en arrêt maladie début janvier 2016 et ne reprendra ses fonctions qu’en juin. Non sans avoir dénoncé les faits auprès de Thémis, la cellule d’écoute mise en place par l’armée en 2014 pour traiter les signalements et accompagner les victimes de harcèlement et d’agression sexuelle.
Le médecin en chef quitte l’antenne de la CNMSS de Bordeaux le 29 février 2016. Il part à la retraite quelques mois plus tard, avec une pension majorée de 600 euros par mois. Le 1er juillet 2016, elles décident de porter plainte contre le colonel pour harcèlement moral et sexuel. Et contre deux autres supérieurs : la médecin responsable des services médicaux de la caisse, aujourd’hui retraitée, et le directeur de l’antenne, toujours en place, pour des faits de « soumission à des conditions de travail incompatibles avec la dignité humaine et de harcèlement moral ». Car la hiérarchie aurait sa part de responsabilité. Elle lâche des militaires tout justes rentrés de théâtres d’opérations extérieures sans les réadapter à la vie civile. « Quand ils arrivent à la Caisse, certains ont plus ou moins baroudé et sont décalés complet », détaille Catherine Meunier. Mais aussi, selon les plaignantes, elle aurait couvert les agissements du médecin.
Me Élodie Maumont explique sa stratégie :
« J’insiste toujours sur ce point car j’ai grand espoir que l’armée arrête de protéger ceux qui ont su, mais qui n’ont rien fait. Car ce qui est destructeur pour les victimes, c’est quand elles font appel à leur hiérarchie et qu’elles ne sont pas aidées, ou pire, bloquées par des gens toujours en poste. Et elles sont des signes vivants de ce que je viens de dire. »
Une enquête de commandement est ouverte en août. En parallèle, le colonel écope d’un blâme du ministre. Une sanction annulée par le Conseil d’État quelques mois après pour vice de procédure. En garde à vue le 24 janvier 2017, le médecin nie toutes les accusations contre lui. Les deux autres supérieurs visés par la plainte initiale sont auditionnés. Après enquête, ils ne seront pas poursuivis par le parquet, contrairement au colonel.
Le colonel minimise
Ce vendredi 15 juin 2018, le colonel est donc seul face à la chambre des affaires militaires de Bordeaux. Son récit revêt la concision et le ton péremptoire qu’on connaît aux militaires. L’ambiance tendue au bureau ? « C’est en partie dû à des missions supplémentaires et il y avait des tensions entre personnel masculin et féminin avant mon arrivée. » Son incompétence et ses erreurs, qui auraient « coûté très cher à la Caisse » dixit plusieurs agentes, obligées de mettre les bouchées double derrière ? « C’est un contentieux très technique et je ne faisais pas plus d’erreurs que les autres chefs d’antenne. » « Les blagues sexistes, les menaces de fessées » ?
« J’ai un langage un peu carabin, mais elles exagèrent énormément. Ce n’était pas quotidien. »
S’il s’est trop épanché sur sa vie intime, en racontant notamment qu’il était « éjaculateur précoce » ? « Les discussions à ce sujet n’étaient pas à sens unique, monsieur le Président. Et si j’ai pu aborder ces sujets, c’est que l’on était très proches. » Les dénonciations des quatre femmes, en somme ? « Des accusations mensongères pour la plupart. » La preuve : Marie et Séverine ont mangé avec lui à midi pendant des années, pendant des « repas de cohésion ».
« On a l’impression que vous êtes victime d’un complot »
Jacqueline, la commandante, est la dernière à témoigner. Elle avait préparé des notes, les lâche et revit une scène au beau milieu du prétoire :
« 26 avril 2012. On était tous les deux en voiture pour aller au Tribunal des affaires de sécurité sociale de Périgueux. Pendant tout le trajet, il m’a demandé si j’étais fidèle à mon mari. Au début, je pensais que j’avais mal entendu. Il l’a dit une fois, une deuxième fois, une troisième fois, une quatrième fois, une cinquième fois… sans arrêt. Maintenant avec mon mari, quand on refait le trajet, je me sens mal à ce moment-là. »
"Pendant tout le trajet, il m’a demandé si j’étais fidèle à mon mari." / Crédits : Pierre Budet
La voix forte du colonel la coupe, « C’est faux, je n’ai jamais dit ça » ! « C’est vrai, ose crier Jacqueline, comme figée. C’est vrai ! C’est tellement vrai que je me souviens encore des paysages, des odeurs, des sensations que j’avais dans la voiture, et qu’autour tout était flou. » Pleurs, silence. Puis le colonel donne son coup de grâce :
« Il y a beaucoup d’accusations mensongères. »
« Attendez, là ça fait presque quatre heures qu’on est là. Il y a quatre femmes qui se plaignent de vos propos, de vos agissements et c’est faux ? », recadre une dernière fois le président, avant les plaidoiries. « On a l’impression que vous êtes victime d’un complot. Le Dr Antoniol, expert psychiatre reconnu, a vu ces trois femmes. Il les a trouvées crédibles, sincères, cohérentes… » Réponse de l’intéressé :
« On peut être sincères et crédibles et dire des mensonges. »
Maîtres Élodie Maumont et Hannelore Mougin embrayent sur le quotidien de leurs clientes depuis cette affaire. Jacqueline et Marie sont toujours à l’antenne, persuadées qu’elles vont « traîner des casseroles à vie ». Et Séverine, qui a développé un cancer en 2015 alors qu’elle « n’a ni le terrain propice ni l’âge », a fait le « choix de sa santé » en changeant de caserne. Les deux avocates réclament 20.000 € de dommages et intérêts pour chacune de leurs clientes. Isabelle, venue sans avocate, demande 3.000 €.
Après quoi le procureur Jean-Louis Rey sermonne le colonel : « Que l’on parle cul-con-bite tous les jours ou tous les deux jours, qu’est-ce que ça change ? C’est un véritable scandale ! » Le magistrat, pas tendre non plus avec l’administration – « la CNMSS s’est montrée réactive à partir du moment où elle a compris qu’elle ne pouvait pas faire autrement » – requiert une peine de prison assortie du sursis, mais « significative, entre six et huit mois ».
Il est presque 19h quand la défense plaide la relaxe. Maître Jean Gonthier dénonce une « enquête interne non contradictoire » et un « dossier infiniment plus nuancé que ce que l’on présente depuis le banc des parties civiles ». Oui, le colonel peut être un peu « lourdeau, balourd », il est arrivé à l’antenne « brut de décoffrage, avec ses qualités – il n’en serait pas là s’il n’en avait pas – et ses défauts ». Se tournant vers le colonel : « Vous avez le profil parfait parce que vous êtes chef et qu’en plus vous êtes un chef atypique. Oui, vous vous êtes confié sur des choses intimes en petit comité, mais ce n’est pas un délit. » La décision, mise en délibéré, sera rendue le 6 juillet 2018.
(1) Les prénoms ont été modifiés.
Cet article est en accès libre, pour toutes et tous.
Mais sans les dons de ses lecteurs, StreetPress devra s’arrêter.
Je fais un don à partir de 1€ 💪Si vous voulez que StreetPress soit encore là l’an prochain, nous avons besoin de votre soutien.
Nous avons, en presque 15 ans, démontré notre utilité. StreetPress se bat pour construire un monde un peu plus juste. Nos articles ont de l’impact. Vous êtes des centaines de milliers à suivre chaque mois notre travail et à partager nos valeurs.
Aujourd’hui nous avons vraiment besoin de vous. Si vous n’êtes pas 6.000 à nous faire un don mensuel ou annuel, nous ne pourrons pas continuer.
Chaque don à partir de 1€ donne droit à une réduction fiscale de 66%. Vous pouvez stopper votre don à tout moment.
Je donne
NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER