« Je ne suis pas en France parce que c’est beau et pour la Tour Eiffel. Je suis à Paris parce que ma vie est en danger en Côte d’Ivoire. » Tibet Kipré raconte son histoire en gigotant sur sa chaise. Il sort inlassablement des photocopies pour appuyer son récit. L’homme est journaliste depuis 1992. D’une pochette, il tire son ancienne carte de presse, plein de nostalgie. « J’ai même été président par intérim de l’Union nationale de presse sportive de Côte d’Ivoire. » Vingt-trois années qu’il suit et raconte l’actualité sportive de son pays. Jusque 2015, où il est inquiété par le gouvernement Ouattara. « J’ai dû m’enfuir. » Débarqué en France en août de cette même année, il demande l’asile.
La brève qui a mis le feu au poudre
Tibet réajuste sa casquette gavroche à carreaux marron, puis sort un mouchoir en papier pour s’éponger le front. Assis à la terrasse d’un café de Montreuil (93), dans la moiteur d’une fin de journée pesante et grise, il se souvient de la date du début de son malheur : le 15 mai 2015. Dans la journal L’Expression du jour, où il occupe un poste de secrétaire général en plus de son statut de chef de service sport, il publie une brève. Quelques lignes consacrées à la nièce du président, Masséré Touré, intitulée « Sidy offre une voiture à Masséré » :
« Le président de la Fif [Fédération Ivoirienne de Football, ndlr], Sidy Diallo, aurait offert un véhicule flambant neuf à la nièce du président de la République Alassane Ouattara, Masséré, responsable du service communication de la présidence. Pourquoi ce cadeau ? Attendons de voir. »
/ Crédits : Inès Belgacem
Manque de bol, le journaliste sportif s’est attiré, sans l’avoir même imaginé, les foudres de beaucoup plus forts que lui :
« Chez nous, la nièce du président de la République possède une grande place. Ici, la nièce de Macron, tout le monde s’en fout. »
A 20h, alors qu’il boucle le quotidien du lendemain, il reçoit un coup de fil incendiaire. Au téléphone, Masséré herself :
« Je ne suis pas contente, vraiment pas contente. Je rentre de voyage et on me dit que tu as fait ci et ça ! »
La nièce assure qu’on ne lui a pas offert de voiture. Tibet ne polémique pas. Il se confond en excuses et accepte de publier un démenti… qui ne paraîtra jamais. « Le directeur de publication a bloqué la parution. A la place, il a publié un article avec tous les noms d’oiseau possibles sur moi pour me discréditer. » Quelques heures plus tard, Tibet se souvient que ce directeur l’a pris entre quatre yeux :
« Il m’a dit : “tu en as bien trop fait, tu as dépassé les bornes, tu vas assumer. Trop c’est trop, tu vas payer”. »
Mise à pied et interdiction d’écrire
Les sanctions ne se font pas attendre : 8 jours de mise à pied immédiate plus un mois d’interdiction d’écrire dans le quotidien. Un supérieur lui avoue « que la direction et la présidence veulent [le] virer ». Mais sans faute grave, l’affaire est impossible. Dans cette période noire, il se rend compte qu’il n’a pas énervé que Masséré Touré.
Le fameux 15 mai 2015, le journaliste de 43 ans signait un papier sur le président de la Fif, Sidy Diallo [le même qui aurait offert la voiture à Masséré], impliqué dans une affaire de détournement des primes de l’équipe de foot de Côte d’Ivoire, durant la Can 2015. Tibet Kipré a suivi le dossier pour L’Expression. Il considère que le ministre des Sports, Alain Lobognon, a pris les coups à la place de la Fif et de Diallo :
« Le ministre a été démis. Son chauffeur, son directeur de cabinet et celui qui gérait les fonds du ministère ont tout les trois été envoyés en prison. C’est dans ce contexte que j’ai écrit l’article le 15. En tant que journaliste, j’ai pris position contre Diallo, qui lui n’était pas inquiété. »
Manque de bol – encore – le patron de la Fif est un proche du président. Sans oublié – aussi – que le journal est étroitement lié au pouvoir en place. « J’étais dans les problèmes », commente-t-il laconique.
Tibet de près / Crédits : Inès Belgacem
« Il faut que tu partes »
« J’avais peur, j’avais la hantise. Je rentrais avant 21h chez moi, ce qui n’arrive jamais normalement avec les bouclages. J’avais peur pour ma vie », conclut le reporter avant de chercher des photos d’une présentatrice télé locale sur son portable. Sur le premier cliché, la journaliste est pomponnée et assurée ; sur le second, elle est amaigrie, épuisée, le regard fuyant : « C’est le gouvernement qui lui a fait ça. Elle a été persécutée pour une parole malheureuse ». Il énumère ensuite plusieurs noms de confrères, « tous morts ou en prison » :
« Les journalistes en Côte d’Ivoire, on les tue comme des poulets ! »
Un jour, il reçoit un coup de fil sur son téléphone personnel. L’ancien ministre des sports, viré quelques semaines plus tôt, Alain Lobognon : « Il m’a dit “Tibet, viens me voir, on ne peut pas discuter de ça par téléphone” ». Après plus de deux décennies dans le milieu sportif, les deux hommes se connaissent, sans toutefois être intimes. « Je crois qu’il avait apprécié que je prenne son parti dans la presse au moment du scandale des primes », conjecture Tibet, qui poursuit son récit :
« Il m’a dit de partir, que je courais un danger plus grand que ce que j’imaginais. Il m’a dit “procure toi un visa pour la France et je te paye tes billets d’avion. Tu dois partir au plus vite”. »
Tibet sort de sa pochette une trace de l’achat de ces billets. Dessus, une adresse mail au nom de l’ex-ministre. « J’avais déjà un visa d’un dernier voyage professionnel. Moins d’une semaine plus tard, le 21 août 2015, j’étais à Paris. » Ajoutant :
« Plus tard, j’ai appris que ces dernier mois en Côte d’Ivoire, j’avais été suivi. Ma femme recevait encore jusque très récemment des coups de fil d’inconnus à ma recherche… »
Derrière lui, il a laissé femme et enfants, une fratrie de quatre frères et sœurs entre 2 et 16 ans. « Je n’ai jamais vu ma dernière, c’est un déchirement », confie-t-il, soudainement statique, les yeux rivés sur ses mains. « Mon plus grand souhait est de les ramener. Mais avant ça, il faut que ma demande d’asile soit acceptée. »
Et maintenant ?
Depuis son arrivée en France, Tibet Kipré passe de canapé d’ami en canapé d’ami, souvent des confrères journalistes français. Après 2 ans et déjà une demande d’asile politique refusée, l’expat’ ne perd pas espoir. Pourtant, rien ne semble gagné. « La première demande n’avait pas abouti parce que les juges n’ont pas cru son histoire », explique son avocat, maître Mbarki. Alors cette fois, le journaliste a fait en sorte de se procurer différents témoignages pour prouver sa bonne foi. « J’ai eu des proches du ministre, mais pas lui. Trop compliqué pour lui… »
Il est passé devant les juges ce 19 septembre. « Ca s’est bien passé, je l’espère. » Il saura le 10 octobre s’il peut bénéficier du statut de réfugié politique. En attendant, le quinqua’ enchaîne les petites publications bénévoles, « pour ne pas perdre la main ». Impossible d’avoir pour le moment de contrat de travail. Il espère rejoindre un jour une rédaction française. Le bonhomme adore le Parisien :
« J’aime le ton et la proximité du journal. Et puis je suis un homme de terrain. Si on me proposait un poste, je prendrais n’importe quelle rubrique ! Tout sauf la politique. La politique ça n’est pas pour moi… »
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