Comment définir Sens commun ?
Sens commun est un mouvement politique récent né de la mobilisation contre le projet de loi d’élargissement du mariage civil aux couples de mêmes sexes. « Après le temps de la réaction de rue, nous pensons que vient le temps de l’action politique et de la reconstruction », comme on peut le lire sur leur site. La Manif pour tous était essentiellement portée par des membres de l’Église catholique. Pour ce faire, ces quelques acteurs et actrices de la mobilisation ont décidé d’« agir et peser au sein des Républicains » pour que leurs valeurs « s’imposent comme le fil conducteur du futur gouvernement de droite ». Les points de ce qu’ils appellent leur « charte » tournaient logiquement au départ autour de la « défense de la famille », mais avec le temps, ils se sont élargis à des questions qui concernent l’éducation, la défense, la souveraineté de la France au sein de l’Europe, ou encore la fiscalité.
Au lendemain du premier tour, Sens commun a annoncé qu’il ne donnerait pas de consigne de vote. Vous qui connaissez bien ce mouvement, ça vous a étonné ?
C’est étonnant parce que c’est la première fois qu’un collectif crypto-catho annonce clairement ne pas faire barrage au FN. Les évêques l’exigent depuis 30 ans, les cathos traditionalistes l’appellent aussi « cordon sanitaire » de manière dépréciative. Les fidèles y sont de moins en moins réceptifs.
Ça révèle donc une évolution du milieu catholique ?
Ça rentre dans une stratégie d’adaptation tactique de ce milieu. On l’a vu au moment du délitement de la Manif pour tous. Elle a tenté de devenir un parti politique, mais ça a capoté car elle a refusé de transiger sur les valeurs. Frigide Barjot s’est perdue avec son collectif L’Avenir pour tous. Au contraire, Sens commun a tiré son épingle du jeu. Ils ont été très malins, car ils ont choisi la façon la plus pragmatique pour émerger, les partis politiques, même si ces derniers sont en état de délabrement aujourd’hui.
Mais pourquoi Sens commun n’appelle pas à voter pour l’un ou l’autre candidat ?
Leur annonce est intéressante. Cela montre bien qu’il y a une instrumentalisation du parti politique. Ils ne sont pas dans une logique de fidélité absolue. Ils ne sont pas prêts à avaler des couleuvres et à voter parce que les caciques du parti l’ont dit. Derrière, il y a une autre logique de fond : ne pas passer pour des réactionnaires du côté des progressistes. En fait, Sens commun est un mouvement très moderne, voire post-moderne, malgré ses discours. De plus, on reproche à Mélenchon de ne pas donner de consigne de vote, mais on pourrait aussi leur reprocher. Les membres de Sens commun se veulent anti-relativistes, anti-individualistes, mais ils sont aussi dans ce rapport à l’individu. Si un chef dit quelque chose qui ne leur convient pas, ils ne le suivent pas. Les cathos de gauche sont bien plus obéissants que les cathos de droite qui, pourtant, n’arrêtent pas de prôner le respect de l’autorité légitime. Quand un évêque dit quelque chose qui ne leur plaît pas, ils sont prêts à envoyer une lettre au Vatican.
Pourquoi Sens commun n’appellerait pas à voter FN ? Ils se retrouvent pourtant sur plusieurs sujets.
Les patrons de Sens commun sont conscients que, parmi leurs militants, certains sont intransigeants face au risque d’impureté qu’est le compromis politique et d’autres, plus légalistes, sont encore attachés à l’idée de cordon sanitaire anti-FN que d’autres appellent le front républicain. Ce qui est intéressant, c’est cette circulation et la possibilité d’agréger ces différents publics. Ils sont dans une position un peu compliquée vis-à-vis de leurs poulains. En termes de conquête du pouvoir par l’entreprise partisane, on a rarement vu une ascension aussi forte : un mouvement né il y a trois ans aurait pu accéder au pouvoir. C’était vraiment bien joué ! S’il n’y avait pas eu les affaires, Fillon aurait gagné. Ils ont misé sur le bon cheval et ils sont allés jusqu’au bout. Ils pouvaient difficilement lâcher leur candidat.
Justement, le soutien de Sens commun à François Fillon n’était-il pas aussi encombrant pour le candidat LR ?
Encombrant, je ne sais pas. Fillon a dit qu’il pourrait nommer l’un des membres de Sens commun au gouvernement, ce qui a forcément fait réagir. Mais sans eux, il n’y aurait pas eu de campagne, c’est certain. J’ai une anecdote : un de mes interviewés dans le cadre de l’enquête que je mène avec mes étudiants, est un jeune militant LR de Sciences po. Il était dans l’équipe de quarante personnes qui géraient le courrier de campagne de Fillon. Au moment des affaires, les militants LR sont tous partis… et ce sont quarante personnes de Sens commun qui les ont remplacées, extrêmement efficaces et loyales. La mobilisation au Trocadéro, c’était le listing de la Manif pour tous, sa logistique. Sans Sens commun, cette campagne aurait été encore plus minable qu’elle ne l’a été. Fillon a minimisé l’importance de Sens commun pour sa campagne, pour ne pas affoler la sphère médiatique. Mais Sens commun a gagné son pari : se rendre indispensable. Le fait de ne pas donner de consigne de vote était une manière de faire pression sur LR de sous-entendre qu’ils pouvaient retirer leurs billes et partir chez le voisin – c’est-à-dire le FN s’il arrivait au pouvoir. Sens commun ménage la suite.
Marine Le Pen a-t-elle tenté de surfer sur les valeurs traditionnelles pour aller chercher l’électorat de François Fillon ?
Avec Dupont-Aignan, elle a déjà gagné un bon paquet de gens de la droite forte. Mais elle n’en a pas trop besoin. Il y a une tradition au FN d’alliance entre athéistes fascisants et catholiques traditionalistes que draguait beaucoup Jean-Marie Le Pen. Marine Le Pen, ça ne l’intéresse pas. Elle délègue à Marion Maréchal-Le Pen qui est allée sur le terrain avec la Manif pour tous et a réalisé ce travail militant. La nièce de la candidate incarne la tendance catholique traditionaliste que représentait tout un tas de cadres FN des années 80-90.
Marion Maréchal-Le Pen était en Une de l’hebdomadaire Famille Chrétienne, en mai 2016, avec Madeleine de Jessey, la porte-parole de Sens commun. Dans l’interview, elles laissent clairement la porte ouverte à une alliance entre le FN et Sens commun.
La Manif pour tous a redistribué les frontières du catholicisme, en faisant du mariage pour tous un indicateur de l’identité catholique, comme un checkpoint d’entrée dans la communauté. On me l’a dit ouvertement quand je faisais mes enquêtes : « On ne peut pas être catho si on est pas contre le mariage pour tous ». C’est une manière de construire des barrières entre le nous et le eux. La Manif pour tous est venue finaliser ce travail de longue haleine qui se faisait sur des blogs, sur des forums. Famille Chrétienne est un support de cette redéfinition, puisqu’ils arrivent à faire ce travail d’hybridation des discours et font en sorte que les gens se rencontrent. Une photo comme celle de Marion Maréchal-Le Pen et Madeleine de Jessey, c’est performatif : en les voyant, on se dit qu’elles peuvent dialoguer. Cette image redéfinit le paysage catholique et donc politique.
Par quoi passe cette redéfinition ?
C’est une dynamique à trois temps : d’abord le combat culturel à travers la Manif pour tous qui a cadré et mené le débat sur le mariage pour tous, ensuite l’entrisme politique, avec notamment Sens commun et enfin le réarmement des militants catholiques. Ce sont les trois pièces du même puzzle.
Qu’entend-on par « réarmer les militants » ?
Ça passe par exemple par des stages de masculinité, comme on l’a vu récemment dans un reportage sur France 2. Ils se multiplient dans l’Église, ce qui est nouveau et concomitant avec la Manif pour tous. Ça touche 3.000 personnes par an. Derrière ça, il y a la volonté de réarmer les gens qui pourraient douter du différentialisme sexuel : un homme, c’est un homme, une femme, c’est une femme et ces deux-là sont complémentaires. L’Église a une forte tradition d’accompagnement des couples – ça ne date pas d’aujourd’hui – mais elle réutilise des savoir-faire. On passe de la question de la relation homme-femme dans un couple à la question « c’est quoi être un homme ? ».
Quelles sont les perspectives pour Sens commun ?
Le mouvement n’est pas figé. Sébastien Pilard, par exemple n’est plus estampillé Sens Commun, mais s’est rapproché de Sarkozy. Pour lui, Sens commun aura été un tremplin vers une carrière politique conventionnelle. Ils peuvent consolider leur noyautage chez LR et devenir un courant assez stable en amenant des adhérents dociles, disciplinés, des cadres supérieurs issus du privés, qui ont prouvé leur efficacité pendant la campagne. Ils peuvent leur dire : « Si on s’en va, vous perdez des gens ». C’était leur stratégie explicite dès le départ. En tout cas, ils ont imposé leurs thématiques et leur présence. À cela s’ajoute une décomplexion de la porosité entre l’extrême droite et la droite, qui était déjà construite par Sarkozy. Plus personne ne craint de le dire aujourd’hui, et plus personne ne craint de le dire au sein du monde catholique.
Photo : Meeting Sens Commun “La Droite Que Nous Voulons” – 15 novembre 2014 ©A. Stemmer
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