Le suicide d’Édouard [qui s’est jeté sous un train dans la nuit du 10 au 11 mars dernier à la gare Saint-Lazare] n’est que le début de la casse en cours à la SNCF. C’est une énorme machine. L’absentéisme explose, les maladies professionnelles aussi – comme ce fut le cas d’Édouard. Il y a de nombreuses mutations forcées.
>> Retrouvez le vox consacré au suicide d’Édouard
Les représentants du personnel dans le viseur
Il ne faut pas un délégué du personnel, il en faut des dizaines pour traiter l’ensemble des problèmes ! C’est une jungle inimaginable.
La SNCF n’écoute plus les représentants des salariés, elle les isole. Dans un certain nombre de courriers, ils nous expliquent que l’on crée de la souffrance au travail. Pourtant si on va parler aux agents, c’est pour essayer de comprendre les problèmes et de les résoudre. Si le pacte social et cette solidarité entre les agents se rompent, on va vers une souffrance généralisée.
Les premiers touchés sont aussi les plus faciles à discriminer : les travailleurs handicapés d’un côté, les représentants du personnel de l’autre. Il s’agit de la première ligne à abattre pour que tout le monde marche droit. Avec les délégués syndicaux, ils ont décidé de taper sur les fortes têtes.
L’idée qu’ils veulent faire passer à tout le monde est claire :
« – Ils vont arrêter de se plaindre ces connards de cheminots ? »
« – Ils sont tout le temps absents ces privilégiés. Ils ne savent pas la chance qu’ils ont… »
Cette méthode est dangereuse, on le voit bien.
Les mutations forcées se généralisent
Autre exemple de discrimination, plutôt proche de nous : la compagne de David [l’un des auteurs de ce texte, représentant du personnel] à qui on a refusé une mutation. Ils ont employé les mêmes méthodes que pour Édouard.
« Avec cette réorganisation, la SNCF peut économiser jusqu’à 800 euros par agent. Pour certains salariés, cela correspond à une baisse des revenus de plus d’un tiers »
David Peyrouty, agent SNCF
[David raconte]
Ma compagne était agent de réserve, c’est-à-dire qu’elle dépendait de 37 gares et remplaçait les agents malades ou en congés. En raison de cette forte mobilité, elle touchait des primes. Ils les lui ont supprimées.
Car elle a subi de plein fouet la réorganisation des services, une réforme baptisée les « Petits Collectifs »*. C’est un projet qui vise à augmenter la productivité notamment en supprimant les agents de réserves. C’était son poste.
est une restructuration des Établissements Gare Transilien (EGT) de la SNCF, mise en place depuis le mois de septembre 2016.
Productivité, efficacité, polyvalence sont les mots-clés de cette réorganisation. Avec cette réforme, la SNCF a entrepris de supprimer les postes d’agents de réserve, comme celui de la compagne de David. Ces cheminots, à disposition en cas de problème, dépendent de plusieurs gares au sein d’une même région SNCF. Ils se déplacent beaucoup et reçoivent donc plus de primes que les agents attachés à une gare.
Ma compagne a donc vu ses revenus baisser de plus de 600 euros par mois. Avec cette réorganisation, la SNCF peut économiser jusqu’à 800 euros par agent. Pour certains salariés, cela correspond à une baisse des revenus de plus d’un tiers.
Elle a ensuite demandé à travailler dans la même équipe que moi, pour économiser une voiture, stabiliser notre couple avec les mêmes horaires de boulot, etc. Mais le chef de projet l’a écartée de ce poste, alors même que le responsable local voulait la prendre. Depuis le mois de novembre, elle est en arrêt maladie pour dépression.
Menacés de radiation pour avoir tweeté un peu fort
Dans ce contexte, et depuis que la direction incite les agents à s’inscrire sur Twitter, c’est la guerre sur les réseaux sociaux. Depuis un an, le chef de projet nous demande de poster une petite photo quand on aide un usager, comme une personne âgée par exemple. Dans le même temps, ils scrutent tout ce que l’on dit sur le réseau et quand ça ne leur plait pas, ils sanctionnent.
Nous qui n’étions pas du tout sur les réseaux sociaux, on a voulu s’y mettre pour savoir quel discours mettait en place la direction. D’ailleurs, on a été accueillis sur Twitter par le message ironique de l’un des chefs [ci-dessus].
La communication est clairement anti-syndicale. Ils nous font passer pour des criminels. Quand il y a une grève, ils opposent les grévistes aux non-grévistes.
Mais quand l’entreprise est responsable des dysfonctionnements des trains, bien sûr, on n’en parle pas. Donc sur Twitter, on s’est laissé embarquer par cette provocation.
Un jour, il y a eu deux accidents de personnes. Le chef sur place a publié sur Twitter un montage-photo.
D’un côté, on voyait son selfie de beau-gosse, et de l’autre, la police sur un quai ; en arrière-plan, un morceau de cadavre sur les voies. Puis, il a recommencé avec l’équipe de secours emmenant le brancard. Et le chef de projet a retweeté ce post ! On a aussitôt fait remonter l’info. Ce n’était pas normal de publier une photo montrant une personne décédée. Le tweet a fini par être retiré, mais ils ne sont jamais revenus dessus pour s’excuser.
Faire taire tous ceux qui dénoncent cette propagande
À ce moment-là, on s’est laissé aller à répondre aux provocations sur le réseau. On a fait entendre qu’imposer une polyvalence aux agents était dangereux pour eux et pour les voyageurs. Malheureusement, la jurisprudence ne nous est pas complètement favorable sur le sujet et la critique publique de son employeur sur les réseaux sociaux est risquée.
De plus, à la SNCF, il existe beaucoup d’écrits, de type « code de bonne conduite », « principes de comportements », « charte de déontologie », qui ne s’appliquent qu’au bas de l’échelle et qui sont à l’opposé de ce que pratique bien souvent la direction. Ils utilisent ces textes contre nous.
Des centaines de cheminots contre les méthodes de management de la direction de la SNCF, le mercredi 29 mars, devant la gare St Lazare à Paris. / Crédits : Sarah Lefèvre
Sur les réseaux, ils versent dans la surenchère permanente et vantent la perfection des services et des réformes internes qui détruisent la vie et la santé des collègues. Alors quand la direction parle d’« excellence opérationnelle » – si si, promis, je pense que les voyageurs apprécieront – nous tweetons, par exemple :
« – Nous avons les princes du mensonge et de la désinformation. »
On a sans doute dépassé les bornes à certains moments, sur ce réseau public, mais ça ne va pas plus loin que de l’impertinence ou de la taquinerie. On va passer en conseil de discipline pour ces tweets. Ils veulent faire taire tous ceux qui dénoncent cette propagande, tous ceux qui « soutiennent le regard », comme Édouard [motif invoqué par la direction pour sanctionner l’agent, voir le vox sur ce sujet].
« Il faut mettre en place des mesures de prévention, et non de répression. On est soumis à des risques psycho-sociaux très forts, car beaucoup d’usagers pensent que notre service est un dû »
Éric Bezou et David Peyrouty, agents SNCF
Management à l’américaine
C’est l’application du lean management à l’américaine, sauf que l’on connaît les gros dégâts que peuvent causer ces méthodes. Or, en tant que service public, on a besoin de tout l’inverse. Il faut mettre en place des mesures de prévention, et non de répression. On est soumis à des risques psycho-sociaux très forts, car beaucoup d’usagers pensent que notre service est un dû. C’est pareil pour le personnel des hôpitaux et pour celui de la Poste.
En réalité, notre direction actuelle ne défend pas le service public. Elle attend avec impatience la privatisation de la SNCF. Tandis qu’elle communique contre les syndicats et contre ses propres agents, y compris sur Twitter, on a plus que jamais besoin d’un vrai dialogue social.
>> Retrouvez le vox consacré au suicide d’Édouard
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