Longtemps, je me suis demandé pourquoi les habitants des quartiers populaires ne s’organisaient pas pour dénoncer les violences policières. Nous sommes les premiers concernés, mais nous sommes peu nombreux aux manifs. J’espère d’ailleurs que la prochaine Marche du 19 mars, auquel je participe, sera différente.
J’ai eu un déclic avec Adama Traoré. Pour un français lambda, qui a une vision “primitive” de la police, la mort d’Adama était choquante. Moi je savais que les rapports avec la police étaient violents dans les quartiers, donc j’étais en deuil, mais aussi choqué que la moyenne. Je me suis interrogé : pourquoi je n’étais pas aussi indigné que les autres ? Devrais-je l’être ?
J’en suis venu à la conclusion que pour nous, ces violences étaient si banales, si quotidiennes, qu’on ne pensait pas à s’insurger contre elles. On n’en voyait pas l’intérêt. C’était comme le ciel au-dessus de nos têtes : un état de fait, qui était là avant nous, serait là après, et contre lequel on ne pouvait rien.
On en entend parler à l’école
Quand on grandit dans les quartiers, les violences policières sont d’abord des légendes de cours de récré. Je suis né à Vitry-sur-Seine. Dans les années 90, c’était assez chaud. En primaire on entendait des histoires déformées de règlements de compte autant que de confrontations avec la police. Vers 13-14 ans, ça devient réel. C’est comme un marqueur de l’entrée dans l’âge adulte. Nos grands frères y sont passés, c’est notre tour. Sans qu’on n’aie fait quoi que ce soit pour le justifier.
La première fois qu’il a vécu des violences, mon petit frère avait 12 ans, ses amis en avaient 13. Ils allaient au cinéma et ils se sont mis à faire la course, pour jouer. Quand mon frère, qui était à la traîne, a rattrapé ses amis à un coin de rue, il les a retrouvés la tête plaqués contre le mur par des policiers en civil. Les gosses étaient noirs, et ils couraient. Donc pour la BAC, qui les avaient stoppés sans sommation, ils étaient coupables. A 13 ans. Ils sont arrivés au ciné avec la moitié du visage totalement tuméfiée. Cette histoire absurde, je crois qu’on en a rigolé pendant des années.
On rigole des coups et des humiliations
Le rire est une arme, une défense. Quand j’avais 15 ans, mon meilleur ami trainait avec une bande de la cité des chinois, un des plus délabrées de Vitry, un endroit de pauvreté totale. Certains de ses amis étaient des petits délinquants, mais tous mineurs. Il s’est fait arrêter un jour avec le groupe entier. Et ils ont été pris d’une crise de fou rire sans le fourgon pour aller au commissariat. Et tous ces jeunes, les policiers leur mettaient des claques pour les faire arrêter de rigoler. Mais plus ils les tapaient, plus ça les rendait nerveux, plus les policiers perdaient le contrôle, etc. L’histoire de cette résistance héroïque a tourné pendant des semaines.
« Tous ces jeunes, les policiers leur mettaient des claques pour les faire arrêter de rigoler. »
Isaac Paul, coordinateur de Speakup
Ce n’est qu’à 27 ans, plus de dix ans plus tard, que ces histoires ne m’ont plus semblé « drôles » du tout. Ni normales. Mais dramatiques. J’ai mis des années à comprendre que cette façon d’en rire pour garder sa dignité et mettre à distance était en fait dangereuse pour nous. Parce qu’elles nous empêchaient de dénoncer ces violences.
Il faut faire baisser le seuil de tolérance
Du coup j’ai voulu essayer d’en parler et d’en faire parler différemment, de les prendre au sérieux. Depuis décembre, je recueille des témoignages qui parlent de violences policières de toutes sortes, symboliques, physiques, directes ou indirectes (quand on est témoin par exemple). Le projet, documentaire et militant, s’appelle Speakup.
/ Crédits : Speakup
J’aimerais mettre au jour des expériences et créer une solidarité. Entre ceux qui vivent cette situation et ceux qui ne l’ont jamais vécu. Surtout, je veux faire baisser le seuil de tolérance, aujourd’hui très élevé : il ne faudrait pas en arriver jusqu’au viol ou au meurtre pour s’insurger et faire appel au droit.
Une intimité malsaine avec la police
Au quotidien, la notion de justice et d’Etat de droit n’existe pas. Il y a une sorte d’intimité malsaine avec la police. La BAC, l’expression la plus violente dans nos quartiers, on connaît leurs voitures, on leur donne des surnoms. Eux nous tutoient, savent nos prénoms, nos noms de famille parfois. Certains jeunes se font harceler parce qu’ils ressemblent à leurs grands frères, sans avoir été impliqués dans des histoires avec la police.
« On n’allait pas porter plainte. On savait que si on le faisait, ça risquait de se retourner contre nous. »
Isaac Paul, coordinateur de Speakup
Mes cousins, mes frères, mes amis se faisaient contrôler systématiquement quand ils étaient en bas de chez eux. Le lundi on avait le récit des fouilles humiliantes, des insultes, des blagues dégradantes, des fouilles au corps invasives avec palpations des parties intimes. On n’avait pas de recours, on n’allait pas porter plainte. On savait que si on le faisait, ça risquait de se retourner contre nous.
On est des « étrangers »
Cet antagonisme entre les citoyens et une police armée et protégée par son statut a des conséquences importantes. Ca contribue au fait que les gens issus d’une minorité aient du mal à se revendiquer français. On se représente en tant qu’étrangers, qui n’ont pas les mêmes droits que les autres. Il est plus que temps d’en finir avec ce double traitement. Il est temps de partager nos expériences et de revendiquer nos droits.
Avec l’affaire Théo, les choses bougent. Parce qu’il n’est pas mort, il peut témoigner, il peut parler. La parole peut se libérer.
>> Lire aussi sur Streetvox : Le témoignage de Bilal, habitant de Massy, sur ses relations avec la police. Entre harcèlements, coups de pression et coups de poing.
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