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    13/02/2017

    Manifeste pour un journalisme engagé

    Par Lewis Wallace

    Dans un monde où prospèrent fake news et versions alternatives, le journalisme « neutre » n’a plus de valeur. Je suis journaliste, et je pense que l’objectivité, c’est fini. Au contraire, devenons moins honteux, plus bruts et honnêtes avec nous-mêmes.

    Comme beaucoup de monde, les dernières nouvelles [aux États-Unis] m’ont empêché de dormir. J’ai d’abord profondément remis en question notre rôle à nous, journalistes professionnels, dans un moment pareil. Mais aussi la manière dont nous devons changer nos pratiques pour nous adapter à un gouvernement qui croit aux « faits alternatifs » et prospère sur des mensonges, y compris celui de la suprématie blanche.

    J’ai aussi l’immense privilège de travailler pour un média de service public, un média dont la mission est d’être au service de ses auditeurs. Et non au service d’entreprises privées ou à la merci de la dictature du clic ou du like.

    L’un des sujets les plus cruciaux est de reconsidérer notre rapport à l’« objectivité ». Certains prétendent que si nous abandonnons notre posture de neutralité journalistique, ce sera le camp de la « post-vérité » qui aura gagné.

    Au contraire, je réponds que nous, comme nos lecteurs, sommes largement capables d’assumer un regard, et en même temps de nous en tenir à la vérité.

    C’est d’autant plus nécessaire que nous, journalistes, allons bientôt devoir, plus que jamais, nous battre pour défendre un journalisme au service des citoyens.

    Voici 5 réflexions sur l’objectivité et l’engagement, dans le contexte politique actuel :

    1. La neutralité n’existe pas

    La neutralité n’existe pas : elle est impossible à atteindre pour moi, et vous devriez admettre qu’elle l’est aussi pour vous.

    Exemple : Personnellement, je suis membre d’un groupe marginalisé, les transgenres, et n’ai jamais eu l’occasion de prétendre que je pouvais être « neutre ». Après des années de silence et de déni, les médias se sont finalement mis à raconter des histoires trans. Mais le débat porte sur notre droit à faire partie de la société, à utiliser les infrastructures publiques et à vivre sans nous faire harceler, virer ou même tuer.

    Évidemment, je ne peux pas être neutre ou me positionner au centre d’un débat qui touche à ma propre humanité. L’idée selon laquelle je n’aurais pas le droit d’exister n’est pas une opinion. C’est une idée fausse.

    De la même manière, est-ce qu’on peut attendre des personnes non-blanches qu’elles accordent du crédit aux arguments d’un suprémaciste blanc – quelqu’un, donc, qui soutient une position à la fois non-scientifique et moralement répréhensible quant à l’humanité même ? Qui parmi nous devrait lui accorder du crédit ?

    Un dernier point sur ça : La posture centriste, modérée, que l’on considère comme neutre, se déplace en fonction du cours des événements. L’histoire du journalisme est d’une grande aide pour comprendre que cette fameuse posture centriste tient davantage d’une tactique marketing pour toucher de larges audiences, que d’une neutralité effective.


    « La posture journalistique centriste, modérée, que l’on considère comme neutre tient plus d’une tactique marketing pour toucher de larges audiences que de la neutralité »

    Lewis Wallace, journaliste @lewispants

    Beaucoup de journalistes qui ont dit la vérité lors de moments clés de notre histoire sont sortis de cette neutralité et ont été membres de l’opposition – ici [aux États-Unis] comme ailleurs.

    Aujourd’hui, le gouvernement [des Etats-Unis] est train de faire un pas de côté et de rendre mainstream une vision du monde où la « post-vérité » s’immisce partout. Voilà pourquoi plus aucun journaliste qui compte rapporter des faits réels ne peut plus rester neutre.

    2. La question de qui prend les décisions éditoriales est cruciale

    Les journalistes issus de communautés marginalisées doivent être autour de la table quand les décisions éditoriales sont prises. Ils doivent façonner les histoires que les médias d’information diffusent.

    Je suis convaincu que les lecteurs désirent ardemment lire des articles qui intègrent un vrai point de vue, avec ce que cela charrie d’honnêteté, d’originalité et de profondeur.


    « Les lecteurs veulent des articles qui intègrent un vrai point de vue, avec ce que cela charrie d’honnêteté, d’originalité et de profondeur »

    Lewis Wallace, journaliste @lewispants

    Les citoyens n’ont pas besoin de « journalistes-robots » mais de journalistes honnêtes et justes. Ils ne veulent pas uniquement des journalistes qui pensent comme des hommes blancs de classe moyenne supérieure, ce qui cultive un biais vis à vis de l’actu et maintient le status quo des discriminations et du sexisme.

    3. Les citoyens qui nous lisent savent que tout est affaire de subjectivité

    Nous pouvons (et devons) continuer à dire la vérité et à vérifier nos informations : notre rôle de raconteurs d’histoires, d’histoires vraies, ne disparaît pas. Mais il devient plus difficile et plus compliqué, à mesure que croissent la quantité de données, les mensonges des responsables nationaux, la prégnance des algorithmes de Facebook et l’importance du secteur de l’information en ligne – évolutif, opaque, favorisant les actus insolites – ce qui fait parfois perdre la tête aux lecteurs les plus sérieux.

    Cela étant dit, les lecteurs ne sont de toute façon pas crédules. Ils savent que l’actualité est compliquée et qu’elle est filtrée, que les choix éditoriaux – de publier ou non une histoire – sont toujours subjectifs, que les faits sont aussi réels que les positionnements et les points de vue.

    Je pense que les lecteurs n’attendent plus de nous que nous parlions à un centre, fictif et instable, de façon à paraître neutres. En d’autres mots, nous pouvons vérifier nos informations, dire la vérité et nous y tenir, sans pour autant prétendre que notre travail ne repose sur aucune morale personnelle.

    4. Les journalistes doivent contre-attaquer

    Les journalistes devraient contre-attaquer : alors que le point d’équilibre des débats se décale vers la droite dans notre pays, nous devons décider si nous allons suivre cette transition, et nous calquer sur un pseudo centre. Cette évolution serait néfaste pour ceux dans la presse qui disent la vérité, ou mettent les puissants face à leurs responsabilités.

    Sommes-nous prêts à nous engager sur la voie du climato-scepticisme ? Allons-nous laisser de la place à la diabolisation des musulmans, des Mexicains et des habitants de Chicago [les trois cibles privilégiées de Donald Trump] ? Allons-nous laisser la parole aux « faits alternatifs » ?

    Plutôt que d’attendre que des journalistes d’opposition soient arrêtés, que la liberté d’expression soit bridée, que le gouvernement mente sur les chiffres, je propose que nous devenions moins honteux, plus bruts, plus honnêtes avec nous-mêmes et avec notre public à propos de ce que nous sommes et de ce pourquoi nous sommes là.


    « Nous, journalistes devons être moins honteux, plus bruts, plus honnêtes avec nous-mêmes »

    Lewis Wallace, journaliste @lewispants

    Notre boulot, c’est de démonter les mensonges des hommes politiques ; c’est de raconter les histoires des opprimés ; c’est d »être un point de contact entre différents groupes sociaux ; c’est de démontrer la vérité face aux « faits alternatifs » et à l’opacité quotidienne.

    Et nous pouvons faire tout cela sans promouvoir une pseudo-objectivité qui sert de paravent à la domination des mâles blancs !

    Surtout, en exprimant ces prises de positions, nous seront plus forts face à ceux qui veulent nous submerger et nous perdre avec des infos fausses et trafiquées. Mais nous devons admettre pour cela que ceux qui s’opposent à la liberté d’expression, à la diversité et la plus basique des égalité sont nos ennemis.

    5. Prenons conscience de notre engagement

    Prenons – vraiment – conscience de notre engagement : Demandons-nous clairement pourquoi nous racontons ces histoires, pour continuer à les raconter.

    Lorsque nous choisissons de représenter la pluralité des groupes sociaux, avec leurs vérités diverses, cela revient dans le contexte actuel à assumer une position politique. Que cela nous plaise ou non. Plutôt que de renoncer, nous devons redoubler d’efforts.

    Alors oui, nous serons traités de tenants du politiquement correct ou de gauchistes. Nous n’avons pas de temps à perdre sur ces accusations. En lieu et place, nous devons porter l’idée que faire entendre les voix des plus vulnérables et des plus marginalisés est loin de la posture de neutralité, mais un engagement fort dans la bataille contre la fermeture d’esprit, contre la tyrannie et l’oppression systémique qui menacent toutes nos libertés.

    Je suis sincèrement curieux de ce que les gens pensent de ces idées et adorerais entendre d’autres avis. Comme nous tous, je ne suis qu’en train de réfléchir à tout cela, jour après jour.

    Mais je n’accepterai pas de pratiquer un journalisme qui n’a plus de sens.

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