Lyon, 2e arrondissement – Assis en tailleur, à même la moquette rouge, ils sont une quarantaine, le regard vissé sur l’image. Sur le mur qui fait office d’écran, Sacha, le dresseur de Pokemons le plus célèbre du monde, est confronté à un dilemme : doit-il laisser éclore son œuf de Pikachu qui « pourrait naître en mauvaise santé » ? Un grand gaillard à la petite barbe raconte l’opé de com’ qu’il a menée en juillet dernier. Avec ses troupes, ils ont tagué les trottoirs aux abords de 120 arènes Pokemon Go de la silhouette du plus célèbre des Pokémons accolée au slogan « Et si Pikachu n’était jamais né ». Un lien renvoie vers un site pour mobile.
« On a fait 25 millions de connexions », fanfaronne le formateur. Ce gars-là, c’est Emile Duport, 36 piges et fondateur du mouvement Les Survivants. Il vient de se taper deux heures de train de Paris jusqu’aux bords du Rhône pour rencontrer des jeunes intéressés par un sujet plus vieux que les canapés : l’opposition à l’avortement.
Projet Pokémon. / Crédits : Philippe Somnollet
En 2010, ce fils d’une famille de 8 enfants faisait partie des 10 jeunes qui font bouger l’Eglise pour la Croix. Quand il ne prend pas le TGV pour parler fœtus, Emile Duport est responsable d’une agence spécialisée dans l’opinion qu’il a lancée début 2016.
Traumatisme psy
Après près de deux heures de speech, bières et pizzas, place aux questions-réponses de la salle. Sauf qu’Emile nous demande de changer de pièce :
« c’est des Mowgli de chez Mowgli, ils n’ont pas l’habitude des médias, je ne veux pas qu’ils soient exposés d’un seul coup ».
« C’est des Mowgli de chez Mowgli, ils n’ont pas l’habitude des médias, je ne veux pas qu’ils soient exposés d’un seul coup ». / Crédits : Philippe Somnollet
Mauvais esprit, on se demande s’il ne craint pas les dérapages verbaux de certaines de ses ouailles. « C’est pour qu’ils puissent poser leurs questions sans crainte », concède-t-il. Par la porte restée quelques instants entrebâillée, on aperçoit les militants bras tendu et annulaire plié. Il s’agit de leur « doigt d’honneur » et signe de ralliement, inventé par Emile. Lui et les Survivants pensent que s’il y a 220.000 avortements par an et 800.000 naissances, c’est qu’un cinquième de la population qu’ils présentent comme « leurs frères et sœurs » est mort avant d’être né. Une grande partie de la com’ des Survivants consiste à humaniser au maximum ces fœtus de moins de 12 semaines (le délai légal auquel l’avortement est autorisé, sauf exception médicale).
En juin 2016, pour le lancement du mouvement, Emile réunit devant le Centre Pompidou à Paris quelques dizaines de jeunes militants. Quatre cinquièmes d’entre eux s’étaient enroulés dans des rubans verts siglés « conforme ». Le reste dans un rouge marqué « non-conforme ». Aux journalistes venus les interroger, ils affirment souffrir d’un traumatisme, le « syndrome du survivant ». Et qu’importe si leurs parents n’ont pas avorté. Pour eux, ce sont toujours des survivants « statistiques ».
Ce concept psycho-marketing n’est pas l’invention d’Emile Duport. Il était déjà mis en avant par un premier groupe de « Survivants », à la fin des années 1990. A l’époque, ouvertement proche des milieux catho-tradis, le mouvement reste ultra-marginal. Emile Duport a cassé les codes. Et quelques mois à peine après le lancement du mouvement, sa galaxie de sites internet explose les compteurs. Ils seraient déjà plusieurs centaines à le suivre dans sa croisade. « C’est lui l’homme de la com’ dans les milieux cathos pro-life car il a ce côté très branché sur les modes de communication », développe Virginie Tellennes, alias Frigide Barjot, avec qui il a travaillé lors de la Manif pour tous :
« Il défend une cause avec les modes de son époque. C’est un créatif. »
En « guérilla » contre le planning familial
Avec ses qualités de communicant, Emile Duport transforme le plomb d’une idée qui rame depuis 40 ans en or. En octobre, des militants interrompent l’émission Touche pas à mon poste et remercient Cyril Hanouna « d’exister ». L’animateur a beau être contesté, les Survivants pensent qu’il a le mérite « d’être là ». « Bon, c’est du market hein. On voulait envoyer un message positif aux journalistes qui nous daubaient en permanence », lâche Emile Duport, qui confie que les Survivants devaient interrompre deux autres émissions mais elles étaient en différé. Les membres de la « tribu » – comme ils se surnomment à la manière des communicants de Michel et Augustin – de Lyon se marrent.
(img) Pika’Réac’
Tout dans l’image les Survivants ? Le fondateur s’en défend et argue que tout cela crée les conditions d’un débat national. Il assume mener une « guérilla » contre le Planning Familial mais assure ne viser que l’institution, pas « les personnes qui le composent ». Lorsque des féministes ont recouvert les pochoirs de Pikachu avec des slogans « Mon corps, mon choix », lui et ses ouailles ont transformé le mantra en nom de domaine, renvoyant vers un manifeste anti-IVG qui a fait 50.000 vues. « C’est ça qui a foutu les boules à Laurence Rossignol », assure le digital native.
En plus de surfer sur les opé des militantes pro-choix, il a créé plusieurs sites faisant mine d’informer sur l’avortement de manière neutre et détendue. Ainsi, sur afterbaiz.com, entre une vidéo des humoristes du Woop (qui n’ont pas demandé à être là) et un article titré « oups ! j’ai eu un pet vaginal ! », on trouve des témoignages de peoples traumatisés par un avortement. La ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes a, en réaction, lancé un délit d’entrave numérique à l’avortement. Emile Duport est prêt à contre-attaquer et assure avoir en réserve des noms de domaine qui vont faire « hurler le Planning Familial ». Histoire de continuer cette « guérilla marketing digitale » qui l’amuse.
Sa galaxie de sites internet explose les compteurs. / Crédits : DR
Le Catho Rock
Sa stratégie de com’ ultra décontractée peut faire râler une partie de l’ancienne garde des anti-IVG, pas vraiment à l’aise avec les pets vaginaux. Et c’est le but. Même la charte graphique « tribale et post-punk » du site des survivants est un moyen de faire fuir les « moralisateurs », détaille Emile Duport :
« Je voulais faire peur à des gens qui sont plutôt de mon bord mais qui sont chiants. C’est une manière de faire le tri. »
Cette sélection naturelle à l’entrée des Survivants est essentielle pour lui. Il ne cherche pas le nombre mais « la qualité et le feu » pour composer sa petite armée. Il assure préférer que les bigots s’abstiennent. Lorsqu’il a été porte-parole de la Marche pour la vie, un mouvement anti-avortement qui existe depuis 2005, il trouvait d’ailleurs les prières contre-productives :
« Sur un sujet comme ça, il ne faut pas brouiller le message. Déjà, on est contre l’avortement. Si en plus, tu le fais par la prière, c’est donner le bâton pour se faire battre. »
Ce côté catho décomplexé plaît aux proches d’Emile et l’aide à rallier les jeunes. « Il détonne parce que c’est un artiste qui ne s’enferme pas dans un moule », explique Frigide Barjot. La membre du groupe Jalons et lui se connaissent depuis dix ans. C’est elle qui l’a invité aux soirées à l’Étoile de Tony Gomez, le roi des nuits parisiennes. Là où les branchés de l’underground gay étaient mélangés aux curés.
Clip Un bon rock catho
Pour illustrer la coolitude du boss des Survivants, l’ex porte-parole de la Manif pour tous raconte la soirée de lancement de la revue « d’écologie intégrale » Limite :
« On était en compagnie de jeunes cathos qui sortaient de la messe, avec des chapelets dans les poches. Lui était avec sa clope au bec en train de jouer du piano. On a tous chanté, mais du rock, pas des cantiques ! »
Fan de McCartney, Freddie Mercury ou Alain Bashung, Emile tâte de la gratte. Il fut un temps le leader du groupe de rock-catho Elles Et Ils Sonnent. Dans les chansons, déjà, des petites références à l’IVG. Ils ont même eu leur petit succès aux JMJ de Madrid et Rio où ils se sont produits devant près de 8.000 personnes.
Religion et sexualité récréative
Emile Duport reste un artiste de la com’ avant tout. Sous le vernis, son message est teinté de religion. Face à l’assemblée lyonnaise, il commence par assurer que le mouvement était « neutre religieusement et politiquement » avant de confesser :
« C’est pleinement évangélique les Survivants, ça ne sert à rien de s’en cacher. »
Malgré le vocabulaire cash et les canettes de bière, le fond n’a rien à envier aux « catho chiants » qu’il veut tenir à l’écart :
« Les filles sont sous pilule depuis 12-13 ans pour des problèmes d’acné ou de surpoids. À un moment donné il faut arrêter le truc et dire: “Tu as un corps, il est fait comme ça pour être mère et pas pour avoir une sexualité récréative.” »
Heureux comme un pape. / Crédits : Philippe Somnollet
Il continue sans sourciller :
« Tu fais un sondage dans les bahuts publics sur les enjeux des relations sexuelles à des gamines en Terminale, il y en a seulement 10% qui répondent “un enfant”. »
Des propos qui rappellent ceux des Survivants de 1998, qu’Emile Duport avait rejoint à 18 piges. Aujourd’hui, il assure que les Survivants new-look n’ont plus grand-chose avoir avec leurs grands frères du siècle dernier. Il concède bien avoir joué un peu de musique lors d’une « distribution de vin chaud », élude sur ses autres actions avec eux :
« Franchement, ce n’était pas si dynamique que ça. C’était très nébuleux et hiérarchique. Ils étaient un peu paranos et centrés sur les médias. »
A l’époque, le groupe était contrôlé par La Trêve de Dieu. Une des assos qui organisaient les fameux « commandos anti-IVG » visant à empêcher le fonctionnement d’établissements médicaux pratiquant l’avortement.
C’est d’ailleurs toujours le responsable de la Trêve, Thierry Lefevre, qui répond au mail de l’ancien site des Survivants. Ce dernier avoue ne pas bien connaître Emile mais juge « indispensable qu’un mouvement de Survivants ré-émerge » et soutient son action contre l’IVG « qui a déjà exterminé officiellement plus de dix millions d’enfants, et probablement plus du double si on y ajoute les victimes des contraceptions ». En substance « on n’a pas le même maillot, mais on a la même passion ».
Emile, l’hyper-activiste
En parallèle de la Marche pour la vie, Emile a lancé la Life Parade, une manifestation « populaire, sociale et culturelle destinée à promouvoir les valeurs de la vie et de la famille ». Séduite par l’association, Frigide Barjot détaille :
« Je trouvais leur mode d’expression pour parler de l’ordre naturel de la vie plus sympathique et moins radical que la Marche pour la Vie. Moins moralisateur. »
Clip Edith Piaf mode
Ensuite, il fait de la « com’ de mobilisation » au sein de la Manif pour tous. Il se défend de toute homophobie et vante plutôt « le grand mouvement familial ». Fidèle à son penchant pour la musique, il s’occupe également de la régie quand le mouvement prend de l’importance. Il est le directeur artistique de l’hymne en 2013, sur du Edith Piaf. Il ne s’en souvient pas, avant d’expédier rapidement le sujet :
« J’ai fait le lien entre les musiciens. On a fait ça en une nuit avec une chorale un peu perchée. Après, j’aimais bien l’air. Piaf c’est Français sans être franchouillard ».
De Bové à l’extrême droite, il est libre Emile
À l’occasion de la manif pour tous, Émile Duport retrouve Arnaud Bouthéon, co-fondateur de Sens Commun, qu’il présente comme son mentor. Aujourd’hui le mouvement politique, qui veut revenir sur la loi Taubira, soutient François Fillon. Pas Emile, qui qualifie même le candidat de la droite à la présidentielle de « baltringue ». Si son engagement ultra-tradi sur les questions sociétales le rapproche de la droite de la droite, lui déclare se sentir proche d’un… José Bové.
Une ligne qu’il partage avec les fondateurs de la revue Limite. Comme StreetPress le détaillait, la publication lancée par d’anciens Veilleurs défend « l’écologie intégrale ». Ce concept popularisé par le pape François entend penser l’écologie non seulement comme la protection de l’environnement mais aussi comme un ensemble s’intéressant à tous les aspects de la vie en société, moraux y compris. Pas d’OGM et pas de mariage gay, la boucle est bouclée.
Carla avec nous ! / Crédits : Philippe Somnolet
Emile Duport est d’ailleurs proche de Jacques de Guillebon, l’un des parrains de la revue. Ce journaliste et essayiste catholique a écrit aussi bien pour Marianne que Valeurs Actuelles ou le Journal de l’Action française. Il serait également, selon Frigide Barjot, la plume de Marion Maréchal Le Pen. Le boss des Survivants et l’essayiste se fréquentent depuis « 15 – 20 ans », explique à StreetPress de Guillebon. Comme Emile, il faisait partie de la première épopée des Survivants :
« Chez les cathos, tout le monde connaît Emile. On se rejoint sur notre opposition à l’avortement tel qu’il est pratiqué aujourd’hui. Et j’aime bien ce qu’il fait en com’ avec ses sites. »
A l'écoute / Crédits : Philippe Somnollet
Ensemble, ils ont composé un slam pour les Survivants (new-look). Jacques de Guillebon, assure que le boss des anti-IVG n’a rien à voir avec le Front :
« Avec Emile, on a collaboré de façon amicale. Ça n’a rien à voir avec mon amitié de l’autre côté avec Marion. Il n’y a aucun rapport avec les Survivants et elle ou le Front national. »
Sauf qu’Emile semble avoir autant d’amis à l’extrême droite que de bonnes excuses. Le militant n’est pas membre de l’Action française (on a vérifié). Par contre comme l’ont montré les caméras du Petit Journal, il ne refuse pas leurs coups de mains pour les protéger des groupes féministes qui avaient annoncé leur présence lors de la manif du 4 juin. Mais si le mouvement royaliste assurait la sécu, c’est qu’il « connait un mec qui a des copains à l’Action française et c’est tout. Je l’ai appelé en lui disant “Écoute, on va se faire dérouiller demain. Tu ne pourrais pas ramener quelques gars avec toi?” ».
Et s’il a continué à jouer le porte-voix de la Marche pour la vie alors que la manif accueillait des membres du Parti de la France comme Martial Bild ou Michel Hubault, c’était « sans plaisir », pour faire barrage au pire même :
« Si ce n’était pas moi, je me disais que ça serait un peu bourrin. J’ai entendu des idées assez morbides dans les réunions préparatoires. Je ne suis pas d’accord avec tous les gens qui composent la Marche pour la vie mais bon, à un moment, il faut bien s’unir. »
Il est libre Emile ! C’est en tout cas ce que pense son mentor et ami des Républicains, Arnaud Bouthéon :
« Rencontrer quelqu’un qui a rencontré quelqu’un qui est proche de Marine Le Pen, Emile n’en a rien à foutre. Il est extrêmement libre par rapport aux statuts et la logique politicarde. »
Et qu’importe si ses amitiés à la droite de la droite ou ses positions anti-avortement lui valent des commentaires acerbes sur les réseaux sociaux. Il avoue ne plus les lire :
« Certains y voulaient vraiment ma mort. Une fois j’ai mis un commentaire pour me marrer sauf qu’aujourd’hui, ça ne me fait plus du tout rire. »
Pizzas et tracts-réacs / Crédits : Philippe Somnollet
Pizzas-bières pour tous
Dans l’appart lyonnais, on se soucie moins de l’étiquette qu’on peut coller au boss des survivants qu’à l’ambiance pizzas-bières (fournies par les organisateurs) du mouvement. « Ce sont presque des hédonistes. Ils sont là pour l’adrénaline et les copains », assume sans détour Emile Duport, posé entre une affiche de Charlie Chaplin et un poster de Carla Bruni. L’un des participants confirme :
« C’est ça qui est bien dans les Survivants. Les idées sont parfois vues et revues mais ils donnent un petit coup de pep’s et réactualisent. »
Génération François Fillon. / Crédits : Philippe Somnolet
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