Au printemps dernier, le blog d’expression littéraire Sale temps pour les ours de Céline Galaska, lançait, en partenariat avec StreetPress, son premier concours de nouvelles. Après de longues tractations, la rédac a désigné son texte préféré et le publie. Cette fiction est née de La plume du Chakal (c’est le blase de l’auteur et aussi le nom de son blog ).
« 1009 de la rue Isidore Ducasse. Nous y sommes, p’tit gars. »
Je refile ses deniers au tacos qui s’en va s’garer en cahotant sur le trottoir fissuré. Le chauffeur en fer à cheval entre dans le rade installé là, le « Vaut mieux ici qu’en face ». Je ne prends pas le temps de m’amuser de la chose et file relativement droit vers la lourde de l’immeuble, slalomant entre les cratères et les taupinières qui jonchent la route dépavée. Je découvre maintenant, en lieu et place d’une porte classique, une planche en bois troué. Mais vernis. Amusant. Je donne une légère poussée à la dite-planche et celle-ci s’ouvre dans un grincement, laissant passer un air noirâtre à travers ses trous. Hé ! Le 1009 de la rue Isidore Ducasse me semble être un immeuble bien agréable.
Je pénètre le corridor froid, poussiéreux, et même un peu puant. Une odeur de renfermé et de moisissure me prend la gueule. J’en manque d’en dégobiller mon absence de p’tit déj’. Et puis, vient s’ajouter à la vue triste et aux odeurs malsaines le son d’un piano un poil désaccordé mais bluesy à souhait. Je longe le corridor, me laissant guider par la mélodie, le corps voûté pour éviter les quelques restes d’air noirâtre stagnant au plafond. Je crois reconnaitre Me & The Devil. Amusant. Je me retrouve devant une lourde, le même genre de planchette en bois de que dalle que celle de l’entrée. La musique s’arrête et une voix féminine, usée par une vie de bourbon et de cancerettes, se manifeste soudain à travers la boiserie vermoulue, m’invitant à entrer dans sa danse. Je pousse la porte du plat de la main, elle passe à travers. Je marque un temps d’arrêt, me pince les pulpeuses, et puis j’ouvre complètement la porte, toujours autour de mon bras, sous le rire rauque qui se transforme sur la fin en une toux grasse de la gonzesse installée là, devant son piano désaccordé. Dessus, une bouteille de tequila et un paquet de Blue Veins ;
« Je suis.. »
« Je sais qui vous êtes, jeune homme. Je suis Janis, la logeuse. Je suis ravie de vous accueillir parmi nous. Z’êtes drôlement impressionnant dites donc, avec vot’ long manteau noir là, c’est quoi ? Du v’lours ? Et puis ces bottes en bien joli cuir, ces tissus brodés d’argent qu’vous portez partout sur vous, z’êtes bien mis, jeune homme. »
J’acquiesce en silence, tout en zieutant un peu la déco. Les murs en planches couvertes de poussières et de tentures mitées violacées accusent le poids des millénaires, le plancher est troué comme le ciel et les araignées semblent avoir élu domicile dans absolument chaque coin de la pièce. Un mince filet d’air noirâtre plafonne au-d’ssus de nos tronches, il me semble l’entendre nous susurrer des saloperies dans le creux d’nos esgourdes engourdies, des brokes chiés sur nos épaules alourdies, pour nous rappeler à notre misère et nous y écraser un peu plus la gueule. Mais pour cette logeuse, et pour moi, ces choses sont sans intérêt. Ca fait bien trop longtemps qu’on s’farcit ces foutaises pour y accorder encore une once, ou même moins, d’une quelconque attention ;
« Z’avez plutôt une bonne gueule, jeune homme. J’ai comme qui dirait d’la sympathie pour vous. V’nez avec moi, j’vais vous faire voir vot’ piaule.»
Janis passe devant moi, dandinant son large cul voilé d’une jupe bleue nuit longue et ondulée juste sous mon nose. Je la dépasse de deux ou trois têtes. Elle n’est pas petite, pourtant. L’odeur de ses cheveux en paille mouillée me monte au nez. Ils puent la tequila. Et pas la meilleure. Nous prenons l’escalier et entamons son ascension. La rambarde fait office de toboggan en cire d’abeille mutante pour les cafards. De bien étranges bestioles, sans cesse en mouvement, sans cesse à la recherche de leurs chimères. Quelle perte de temps. Tous des dingues. Les marches craquent, chacune d’une note différente. Nous jouons la gamme en canon et passons les étages sous les regards des habitants, inquiets de ma venue. Mais ils n’ont rien à craindre. Pas encore. Pas dans ce siècle. Les marches mènent, à chaque pallier, vers de nouveaux étages et à de nouveaux péchés. Janis me laisse au dernier. J’entre dans la chambre.
Une pièce minuscule en forme de cercueil. Les murs sont couverts d’une épaisse tapisserie de velours vert sombre, tandis que les tapis rougeoyants supportent un pajot aux ressorts rouillés et aux draps de sapin. Il y a aussi une table, sur laquelle sont posées une dizaine de bouteilles de bourbon, du Monkey Brain, mon favori. Dans un coin, en dessous d’une toile de Falerne, une vieille guitare qui en reçoit les gouttes et rougit, au fur et à la mesure de leur chute molle et titubée. Somnolente. Je laisse tomber ma besace sur le sol et retire mon manteau, dévoilant un corps nu qui n’a plus grand-chose d’humain. Je donne à Janis une des bouteilles de bourbon en guise de pourboire. Elle me propose avec un clin d’œil à gerber de rester ici, pour l’écluser avec moi, comme si mes crocs, mes griffes et ma fourrure ne l’embarrassaient pas plus que ça. Elle a du s’payer son lot d’orgies avec toutes les créatures du coin. Je la remercie mais non, elle n’apprécierait guère, je raconte que je bande mou et que je vomis quand j’éjacule, qu’elle ferait mieux de retourner jouer de son piano. Elle s’exécute, penaude. Je m’approche de la fenêtre et l’ouvre pour aérer un brin la pièce et en faire sortir les derniers effluves d’air noirâtre encore en balade par-dessus ma trogne. La chambre donne sur les quais du Fleuve. Sur son bord, un vieil homme pêche dans un treillis trop p’tit, et gris. Le ciel sans étoile offre à ma contemplation son macadam couvert d’un champ de chrysanthèmes. Je n’aime pas particulièrement ces fleurs, mais ça vaut toujours mieux que du chiendent. Dans le champ, quelques ménestrels à cornes grattent des mandolines, sans cordes.
Le 1009 de la rue Isidore Ducasse me semble être un immeuble bien agréable. Du toit, me vient le bruit typique d’une plume de cafard grattant quelques vers sous acide. Elle résiste ainsi aux virus. Ou se le fantasme. Du sous-sol, un ampli aux lampes brûlées m’informe qu’un autre cafard s’amuse à martyriser une guitare entourée du halo bleu de la lumière artificielle.
Le 1009 de la rue Isidore Ducasse me semble être un immeuble bien agréable. Ici, les gens attendent. Involontairement, bien souvent. Je débouche une bouteille de ce savoureux bourbon-cyprine que Janis a eu la gentillesse de laisser là à mon attention, et j’attends avec eux. Je les mate dans l’embrasure de leurs vitraux fissurés, tout en sniffant les dernières Fleurs du Mal. Ici, les gens attendent.
Au 1009 de la rue Isidore Ducasse, les âmes patientent aux étages inférieurs et croient entendre les Chants de Maldoror quand je ne fais que soupirer, tentant de tuer l’ennui, de le tromper bien que je n’ai plus de Subutex. Ca fait pas loin de deux cent vingt-sept ans que je suis à sec. Je me sers un verre et m’allume un clope psilocybe sous le regard amusé de Saint Elme qui s’marre au sommet de son mât embrasé. Il se balade dans le brouillard en charbon qui m’enveloppe et demande ce que je viens glander là. J’explique que je suis là pour remplir une commande, que je dois gaffer à c’que les caves qui attendent dans cet immeuble foutent pas trop le boxon en attendant de traverser le Fleuve. Le Purgatoire, ça doit avoir une certaine gueule, et le 1009 de la rue Isidore Ducasse me semble être un immeuble bien agréable. Je lui confie aussi que pour le moment, mon nom importe peu. D’ailleurs, ceux qui le connaissent répugnent à le prononcer. Ce n’est pas vraiment qu’il soit déplaisant à l’oreille, mais ce qu’il représente et inspire a tendance à faire trembler des genoux le badaud moyen ;
« Mon p’tit gars, vous d’vez assurément être un drôle d’oiseau pour accepter une tâche aussi ingrate. »
C’est que, ça change, comme disait le Poète. D’un feulement de la voix, je chasse le brouillard et Saint Elme avec, il trouvera bien un autre envapé avec qui bavasser. A l’ouest, l’Ombre du Vent projette ses ondes sur le Fleuve qui trainent quelques enfants-moribonds sans sommeil. Les bougres refusent de rejoindre son lit, prétextant qu’il est encore trop tôt, qu’ils veulent encore jouer dehors, sur les quais. L’Ombre du Vent gronde un peu plus fort, calmant les plus récalcitrants. Ceux-ci se saisissent de pavés, mais la pierre s’effrite et s’échappe entre leurs doigts gras et sales dans une trainée de sable. Le Fleuve gronde plus fort. Les enfants-moribonds bougonnent en canon mais Il reste impassible ;
« Au lit les crevards ! »
De l’autre côté du mur en tapis de soie, j’entends un riff qui se dégrafe sur un tourne-disque, celui d’un chat, et déraille sévère dans la lourdeur moite du vieux Frère Soleil qui s’arrache. Je l’entends, le chat, il valse avec une môme, une qu’il a volé à l’Ombre du Vent, une ramassée sur les quais où il va parfois pêcher, avec le vieux en treillis tout gris.
Au 1009 de la rue Isidore Ducasse, nous attendons. C’est assez long, mais finalement très court quand on y regarde bien. Je crois avoir encore quelques vagues souvenirs de l’époque si éloignée, si proche, du moment où j’écluse ses lignes.
Au 1009 de la rue Isidore Ducasse, il y a un chat, cuvant sa neuvième vie. Je le connais bien ce p’tit enfoiré, depuis son premier passage ici, alors que j’attendais, comme les autres. Aujourd’hui, c’est une attente différente d’alors. Le chat et moi nous entendons très bien, partageons la même passion pour le blues et le bourbon-cyprine ; breuvage unique, nectar sans égal que tu ne pourras boire qu’ici, au 1009 de la rue Isidore Ducasse, puisque c’est la taulière qui nous le prépare. Elle appelle ça du Monkey Brain, en hommage à un vieux bluesman qu’aurait écrit une chanson du même nom, ou presque, en ces lieux, sur le vieux piano désaccordé de la vieille.
Hé ! Le 1009 de la rue Isidore Ducasse est un immeuble bien agréable.
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